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Date : 20060824

Dossier : IMM-6530-05

Référence : 2006 CF 1024

Toronto (Ontario), le 24 août 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

JORGE HUMBERTO BELTRAN VELASQUEZ

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

et LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, Jorge Humberto Beltran Velasquez, est un ressortissant de la Colombie. Il réside dans ce pays et n’est jamais venu au Canada. En Colombie, le demandeur a demandé qu’on lui délivre un visa lui permettant d’entrer au Canada à titre de résident permanent. Le Premier secrétaire de l’Ambassade du Canada en Colombie a rejeté cette demande, par lettre datée du 29 septembre 2005. Il s’agit, en l’espèce, du contrôle judiciaire de ce refus.

 

[2]               La décision a été communiquée au demandeur au moyen d’une lettre d’une page. Quant au fond, la lettre fait simplement état du fait qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre d’une catégorie non admissible énoncée à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), savoir qu’il est un étranger ayant porté atteinte aux droits humains ou internationaux en commettant un acte constituant l’une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. On ne précise pas dans la lettre quels sont les actes allégués ni quels motifs raisonnables permettent de croire que le demandeur en est l’auteur. Rien n’est dit qui vienne étayer ou clarifier le fondement de la décision.

 

[3]               L’on peut dégager les faits qui suivent de l’examen des affidavits fournis par le demandeur à l’appui de la présente demande et de l’affidavit du Premier secrétaire soumis par le défendeur, ainsi que du dossier fourni par l’Ambassade du Canada en Colombie.

 

1.                  Le demandeur a joint les rangs de l’armée en Colombie, en janvier 1981, à titre de cadet.

 

2.                  Le demandeur est monté en grade au sein de l’armée et est devenu capitaine en décembre 1990. Il a conservé ce grade par la suite.

 

3.                  De décembre 1990 à septembre 1992, le demandeur commandait une compagnie comptant quatre-vingt soldats et sous-officiers. Cette compagnie faisait partie de la brigade mobile no 2 et était engagée dans la lutte antiguérilla.

 

4.                  Le demandeur a quitté les rangs de l’armée de son propre chef en décembre 1992. Selon certains éléments de preuve, le demandeur aurait par la suite fait des affaires et agi comme instructeur dans une école militaire. Le demandeur vit à Bogota (Colombie) depuis 1992, il détient un diplôme universitaire en administration et il dispose de certaines économies. L’épouse du demandeur a servi au sein de l’armée de 1983 à 1988 et elle travaille maintenant comme secrétaire.

 

5.                  Au début de mai 2002, le demandeur a demandé à l’Ambassade du Canada en Colombie qu’on lui délivre un visa d’entrée au Canada, alléguant craindre les représailles de membres du groupe de guérilleros contre lesquels il avait lutté au sein de l’armée. Cette demande a été rejetée.

 

6.                  Plus tard en mai 2002, l’épouse du demandeur s’est rendue à l’Ambassade du Canada pour solliciter un nouvel examen de la demande. On a procédé à un nouvel examen et le dossier a en bout de ligne été soumis au Premier secrétaire en 2004.

 

7.                  Le Premier secrétaire a étudié le dossier et il a été troublé, par la mention par le demandeur de son appartenance à la brigade mobile no 2. Des recherches de données effectuées pour le compte du Premier secrétaire ont révélé qu’en 1992, la brigade mobile no 2 avait commis des violations des droits de la personne, des victimes civiles ayant notamment été battues, violées et torturées.

 

8.                  À la demande du Premier secrétaire, un membre du personnel de l’Ambassade a fait passer une entrevue téléphonique au demandeur. On a alors simplement demandé à ce dernier s’il s’était trouvé avec la brigade mobile no 2 à certains lieux en Colombie à certaines périodes entre 1990 et la fin de 1992. Le demandeur a répondu par la négative quant à neuf des dix endroits et lieux mentionnés, et par l’affirmative une seule fois. Aucune autre question n’a été posée. En regard de la réponse affirmative, on n’a pas demandé au demandeur ce qu’il avait fait ou avait vu d’autres faire, ni lui a‑t‑on posé quelque autre question que ce soit.

 

9.                  Selon le dossier interne fourni par l’Ambassade, celle‑ci a communiqué avec l’Unité des crimes de guerre du gouvernement canadien, qui a déclaré au Premier secrétaire estimer qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait pu commettre des crimes contre l’humanité ou être complice de tels crimes. On déclare à cet égard, au paragraphe 21 de l’affidavit du Premier secrétaire : « C’est pour cela que j’ai rejeté la demande ».

 

10.              Sans autre communication avec le demandeur, on a transmis à ce dernier la lettre de rejet de sa demande de visa, qui constitue la décision soumise à l’examen.

 

 

[4]               Il ressort clairement de la preuve qu’à la suite de la divulgation par le demandeur au membre du personnel l’Ambassade qui lui a fait passer une entrevue téléphonique du fait qu’il s’était trouvé avec la brigade mobile no 2 en un lieu donné en Colombie en octobre 1992, le Premier secrétaire a adopté l’avis, exprimé par l’Unité des crimes de guerre, selon laquelle le demandeur avait pris part à des crimes contre l’humanité ou avait été complice de tels crimes. C’est là le motif du rejet de la demande de visa. On n’a jamais confronté le demandeur cet avis, et on ne lui a jamais demandé ce qu’il avait fait ou ce que des tiers connus de lui avaient pu faire au lieu et au moment en cause. En bref, on n’a jamais avisé le demandeur des motifs d’inquiétude précis du Premier secrétaire à son endroit, et on ne lui a fourni aucune occasion d’y apporter réponse.

 

[5]               Dans J.A.O. c. Canada (MCI) 2006 CF 178, paragraphes 26 et 28, notre Cour a statué qu’une personne n’est pas complice de la perpétration de crimes contre l’humanité du seul fait qu’elle est membre d’une organisation responsable de tels actes, sauf si l’organisation vise principalement des fins limitées et brutales. Or, il n’y a aucune preuve en l’espèce quant au fait que la brigade mobile no 2 vise de telles fins limitées. Ce n’est pas l’appartenance d’une personne à une organisation qui importe, mais plutôt la nature et la portée des activités qu’elle mène au soutien d’une organisation aux visées criminelles, qui sert à apprécier sa complicité. Dans l’affaire dont la Cour est saisie, on n’a jamais donné avis au demandeur des inquiétudes qu’on nourrissait relativement à la nature et à la portée de ses activités, ni lui a‑t‑on fourni une occasion raisonnable d’y apporter réponse.

 

[6]               Ce qui est en cause en l’espèce, c’est l’obligation d’agir équitablement; s’il y a eu manquement à cette obligation, il y a eu déni de justice naturelle. Dans un tel cas, on ne doit faire preuve d’aucune retenue face à la décision à l’examen (Suresh c. Canada (M.C.I.), [2002] 1 R.C.S. 3, paragraphe 115).

 

[7]               Notre Cour s’est récemment penchée sur l’obligation d’agir équitablement incombant à un agent des visas, et elle a conclu que ce dernier devait donner avis au demandeur de ses sujets d’inquiétude particuliers et lui fournir une occasion valable d’y apporter réponse (Khwaja c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 922, paragraphe 17 en particulier). Aucun avis n’a été donné en l’espèce, de sorte que le demandeur n’a pas eu l’occasion d’apporter la moindre réponse.

 

[8]               Il se peut qu’une fois l’occasion donnée au demandeur d’apporter réponse aux sujets d’inquiétude ici en cause, la réponse donnée ne satisfasse pas l’agent chargé de l’examen de l’affaire. Ce n’est toutefois pas là la question qui nous occupe. Je relève cependant qu’on évite avec soin, dans l’affidavit du demandeur déposé à l’appui de ses prétentions, de traiter le moindrement de la participation de ce dernier aux activités de la brigade mobile no 2 ou de sa complicité à cet égard.

 

[9]               L’affaire doit donc être renvoyée un à autre agent pour nouvel examen. Cet agent doit donner avis au demandeur de tout sujet d’inquiétude qu’il nourrit et lui fournir une occasion raisonnable d’y apporter réponse. Il n’y a aucune question à certifier, rien dans cette affaire n’ayant une portée plus large que ce qui touche la partie immédiatement concernée ou que les fait d’espèce (voir Khwaja, précitée, paragraphe 34).


JUGEMENT

 

VU la demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour et visant la décision du 29 septembre 2005 par laquelle le Premier secrétaire de l’Ambassade du Canada en Colombie a rejeté la demande de visa du demandeur;

 

            ET VU l’examen du dossier déposé en l’instance ainsi que les arguments présentés de vive voix par les avocats des parties;

 

            ET pour les motifs énoncés aux présentes;

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande est accueillie.

2.                  L’affaire est renvoyée pour qu’un autre agent rende une nouvelle décision, lequel doit donner avis au demandeur de tout sujet d’inquiétude qu’il nourrit et lui fournir une occasion raisonnable d’y apporter réponse.

3.                  Aucune question n’est certifiée.

4.                  Aucuns dépens se sont adjugés.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, trad. a., LL.L

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6530-05

 

INTITULÉ :                                       Jorge Humberto Beltran Velasquez

                                                            c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre des Affaires étrangères

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 23 AOÛT 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                             LE 24 AOÛT 2006

 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Joel Etienne

POUR LE DEMANDEUR

 

Bernard Assan

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Joel Etienne

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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