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Date : 20060824

Dossier : T-2293-05

Référence : 2006 CF 1006

Ottawa (Ontario), le 24 août 2006

En présence de Monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

PIERRE GAUDREAULT

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               « Une version différente des faits déjà connus de la prestataire, de simples réflexions après coup ou la constatation soudaine des conséquences d'actions passées ne sont pas des "faits nouveaux". Les "faits nouveaux", aux fins du réexamen de la décision du juge-arbitre recherché conformément à l'article 86 de la Loi, sont des faits qui se sont produits après que la décision a été rendue ou qui ont eu lieu avant la décision mais n'auraient pu être découverts par une prestataire diligente et, dans les deux cas, les faits allégués doivent avoir décidé de la question soumise au juge-arbitre. »

 

(Canada (Procureur général c. Chan, [1994] A.C.F. no 1916 (QL), rendue le 13 décembre 1994,  les juges Barry Strayer, Robert Décary et Francis McDonald, par le juge Décary.)

 

 

« L'effet de la chose jugée, et la préclusion découlant d'une question déjà tranchée s'étendent non seulement à la cause d'action spécifiquement plaidée dans l'instance antérieure, mais aux droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par le tribunal, même s'ils fondent une cause d'action distincte. Lorsque la préclusion s'applique, elle forclos toute tentative de réouvrir le débat sur la cause d'action, le droit ou la question tranchée, même en s'appuyant sur des faits, arguments ou points de droit qui n'ont pas été soulevés mais auraient pu et auraient dû, à bon droit, être soulevés lors de l'instance antérieure (voir: Danyluk, (supra); Procter and Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. c. Canada, [2004] 2 C.F. 85 (CFA); Maynard c. Maynard, [1951] R.C.S. 346). »

 

(Tel qu’établi par le protonotaire Mireille Tabib dans l’affaire Bernath c. Canada, 2005 CF 1232, [2005] A.C.F. no 1496 (QL), au paragraphe 20 .)

 

« Les principes qui sous-tendent la notion d'abus de procédure sont les mêmes qui ont donné naissance aux principes de la chose jugée et de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée, soit la nécessité d'assurer le caractère définitif des instances et d'éviter les instances répétitives, les risques de résultats contradictoires et les procédures non-décisives. Le Juge Binnie, parlant des fondements de la règle de la préclusion dans l'affaire Danyluk, s'exprimait comme suit (supra, au par. [18]:

« Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu'elles mettent tout en oeuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n'a droit qu'à une seule tentative. L'appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu'une seule fois à l'égard d'une même cause d'action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités. »

 

(Tel qu’établit par le protonotaire Tabib dans l’affaire Bernath, ci-dessus, au paragraphe 53 .)

 

 

 

NATURE DE LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, à l’encontre de la décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (Commission) le 6 décembre 2005 par laquelle la Commission a déterminé qu’elle pouvait statuer sur la plainte du plaignant (le défendeur) mais qu’elle ne le ferait pas à ce moment-là puisque le plaignant n’avait pas épuisé les autres recours qui s’offraient à lui.

 

FAITS

[3]               Le défendeur, M. Pierre Gaudreault, qui se représente lui-même, ne s’est pas présenté (malgré toutes démarches prises et même un coup de téléphone de la Cour) est entré au service des Forces canadiennes en 1990.

 

[4]               Le 6 janvier 2003, M. Gaudreault a déposé une première plainte auprès de la Commission dans laquelle il alléguait avoir fait l’objet de distinction illicite en matière d’emploi en raison de sa déficience, soit le syndrome de choc post-traumatique, contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H-6 (Loi).

 

[5]               Alors que l’enquête de la Commission se poursuivait, M. Gaudreault fut avisé dès le mois de mars 2003 qu’il serait libéré des Forces canadiennes. Il fut libéré des Forces canadiennes le 12 mai 2004.

 

[6]               Le 18 juillet 2004, l’enquêtrice de la Commission a déposé son rapport d’enquête et a recommandé à la Commission de rejeter la plainte de M. Gaudreault au motif que la preuve n’appuyait pas ses allégations.

 

[7]               Le 2 novembre 2004, la Commission a rejeté la première plainte de M. Gaudreault parce que la preuve n’appuyait son allégation selon laquelle il aurait fait l’objet de traitement différent en raison de sa déficience.

 

[8]               Le 2 décembre 2004, M. Gaudreault a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision, tel qu’il appert du dossier T-2157-04 de cette Cour.

 

[9]               Le 20 janvier 2005, le Procureur général du Canada a déposé, à l’encontre de la demande de contrôle judiciaire de M. Gaudreault, une requête en rejet de procédures et en modification du nom du défendeur, laquelle fut accueillie par une décision rendue le 1er mars 2005 par le protonotaire Richard Morneau.

 

[10]           Le 9 mars 2005, M. Gaudreault a déposé une requête visant à en appeler de cette décision du protonotaire Morneau pour ensuite s’en désister entièrement le 4 avril 2005.

 

[11]           Le 26 juin 2005, M. Gaudreault a déposé une seconde plainte devant la Commission.

 

[12]           Le 28 juillet 2005, le Procureur général du Canada, dans une lettre signée par le Lieutenant-colonel Mary L. Romanow au nom du Colonel C.M. Fletcher, fait part à la Commission de ses prétentions à l’effet que cette seconde plainte devrait être rejetée au motif que celle-ci ne soulève aucun fait qui n’avait pas été porté ou qui n’aurait pu être porté à la connaissance de la Commission lors de l’enquête concernant la première plainte et, de ce fait, il y a chose jugée.

 

[13]           Sans répondre à ce moyen préliminaire, la Commission a rendu la décision visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[14]           Par lettre datée du 4 mai 2006, la Commission avisa les Forces canadiennes que le dossier avait été référé au bureau régional de Québec et que madame Louise Charbonneau avait été désignée afin d’enquêter la seconde plainte de M. Gaudreault. Peu après, la Commission avisa les parties qu’elle suspendait son enquête jusqu’à ce que cette Cour rende une décision dans cette demande de contrôle judiciaire.

 

[15]           Par contre, par une lettre datée du 20 juin 2006, la Commission avisa le Procureur général du Canada que la seconde plainte de M. Gaudreault serait traitée par le bureau régional d’Alberta et que madame Pascale Lagacé était assignée à titre d’enquêtrice dans ce dossier.

 

[16]           Le 14 juillet 2006, le Procureur général du Canada a déposé une requête devant cette Cour en vue de surseoir à l’instance devant la Commission jusqu’à ce que cette Cour se prononce sur la demande de contrôle judiciaire. Cette requête a été accordée par le juge Luc Martineau le 9 août 2006. (Pour cette démarche, M. Gaudreault ne s’est pas présenté non plus.)

 

 

DÉCISION CONTESTÉE

[17]           La Commission a décidé qu’elle pouvait statuer sur la plainte de M. Gaudreault puisqu’en vertu du paragraphe 41(1) de la Loi, il avait pris contact avec la Commission avant l’expiration du délai prévu par la Loi.

 

[18]           Par contre, elle a aussi décidé de ne pas statuer sur la plainte à ce moment-là puisque selon la même Loi, M. Gaudreault n’avait pas épuisé les autres procédures d’appel ou de règlement des griefs qui s’offraient à lui. La Commission s’est réservé le droit de statuer sur la plainte à une date ultérieure lorsque ces procédures seraient terminées ou dans l’éventualité qu’elles ne seraient plus ouvertes à M. Gaudreault.

 

QUESTION EN LITIGE

[19]           Il y a une seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire, soit :

1.      La Commission a-t-elle erré en acceptant de statuer sur la seconde plainte déposée par M. Gaudreault alors qu’elle avait rejeté la première plainte portant sur les mêmes faits au motif d’absence de preuve, ce qui signifie que le principe de l’autorité de la chose jugée (res judicata) s’applique à la seconde plainte?

 

ANALYSE

            Cadre législatif

[20]           Le paragraphe 3(1) de la Loi énumère les motifs de distinction illicite, qui incluent la déficience :

3.      (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

3.      (1)  For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

[21]           Selon l’article 7 de la Loi, le fait de refuser d’employer, de continuer d’employer ou de défavoriser un individu en matière d’emploi constitue de la discrimination lorsque c’est fondé sur un motif énuméré au paragraphe 3(1) de la Loi :

7.      Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

 

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

 

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

7.      It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

 

 

 

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

 

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

[22]           Le paragraphe 40(1) de la Loi explique qui peut déposer une plainte devant la Commission :

40.      (1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d’individus ayant des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.

40.      (1) Subject to subsections (5) and (7), any individual or group of individuals having reasonable grounds for believing that a person is engaging or has engaged in a discriminatory practice may file with the Commission a complaint in a form acceptable to the Commission.

 

[23]           Le paragraphe 41(1) de la Loi explique les motifs pour lesquels une plainte est irrecevable, dont les motifs pour lesquels la Commission doit refuser de statuer sur une plainte. L’alinéa 41(1)a) discute des recours internes ou des procédures d’appel ou de règlements des griefs qui doivent être épuisés avant de déposer une plainte auprès de la Commission alors que l’alinéa 41(1)e) porte sur le délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels reposent la plainte :

41.      (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

 

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

 

 

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

 

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

41.      (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

 

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

 

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

 

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

 

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

 

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

 

[24]           Selon le paragraphe 42(1) de la Loi, la Commission doit motiver sa décision par écrit lorsqu’elle décide que la plainte est irrecevable en vertu des motifs énoncés au paragraphe 41(1) :

42.      (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Commission motive par écrit sa décision auprès du plaignant dans les cas où elle décide que la plainte est irrecevable.

 

 

(2) Avant de décider qu’une plainte est irrecevable pour le motif que les recours ou procédures mentionnés à l’alinéa 41 a) n’ont pas été épuisées, la Commission s’assure que le défaut est exclusivement imputable au plaignant. 

42.      (1) Subject to subsection (2), when the Commission decides not to deal with a complaint, it shall send a written notice of its decision to the complainant setting out the reason for its decision.

 

(2) Before deciding that a complaint will not be dealt with because a procedure referred to in paragraph 41(a) has not been exhausted, the Commission shall satisfy itself that the failure to exhaust the procedure was attributable to the complainant and not to another.

 

[25]           Le paragraphe 43(1) de la Loi permet à la Commission de désigner une personne pour enquêter une plainte :

43.      (1) La Commission peut charger une personne, appelée, dans la présente loi, « l’enquêteur », d’enquêter sur une plainte.

43.      (1) The Commission may designate a person, in this Part referred to as an “investigator”, to investigate a complaint.

 

[26]           L’article 44 de la Loi énonce les options qui s’offrent à la Commission lorsque l’enquêteur dépose son rapport d’enquête une fois celle-ci terminée :

44.      (1) L’enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l’enquête.

 

 

 

(2) La Commission renvoie le  plaignant à l’autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas :

 

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

 

 

 

 

(3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

 

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

 

(i)                  d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié,

 

 

(ii)                d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

 

 

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

 

 

(i)                  soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié,

 

 

(ii)                soit que la plainte doit être rejetée pour l’un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

 

 

(4) Après réception du rapport, la Commission :

 

 

a) informe par écrit les parties à la plainte de la décision qu’elle a prise en vertu des paragraphes (2) ou (3);

 

 

b) peut informer toute autre personne, de la manière qu’elle juge indiquée, de la décision qu’elle a prise en vertu des paragraphes (2) ou (3).

44.      (1) An investigator shall, as soon as possible after the conclusion of an investigation, submit to the Commission a report of the findings of the investigation.

 

(2) If, on receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission is satisfied

 

 

 

(a) that the complainant ought to exhaust grievance or review procedure otherwise reasonably available, or

 

 

(b) that the complaint could more appropriately be dealt with, initially or completely, by means of a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act,

 

it shall refer the complainant to the appropriate authority.

 

(3) On receipt of a report referred to in subsection 9(1), the Commission

 

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

 

(i)                  that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

 

(ii)                that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

 

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

 

(i)                  that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

 

(ii)                that the complaint should be dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e).

 

(4) After receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

 

(a) shall notify in writing the complaint and the person against whom the complaint was made of its action under subsection (2) or (3); and

 

(b) may, in such manner as it seems fit, notify any other person whom it considers necessary to notify of its action under subsection (2) or (3).

 

[27]           L’article 64 de la Loi affirme ce qui suit :

64.      Pour l’application de la présente partie et des parties I et II, les personnels des Forces canadiennes et de la Gendarmerie royale du Canada sont réputés être employés par la Couronne.

64.      For the purposes of this Part and Parts I and II, members of the Canadian Forces and the Royal Canadian Mounted Police are deemed to be employed by the Crown.

 

Norme de contrôle

[28]           En l’espèce, la question en litige est une question de droit. Il s’agit de déterminer si la Commission avait compétence sur la plainte en question puisque si le principe de res judicata s’applique à la seconde plainte, la Commission n’avait pas, en fait, compétence pour statuer sur la plainte et elle aurait erré en acceptant de le faire. Ainsi, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, [1998] A.C.S. no 46 (QL), au paragraphe 28; Haji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 528, [2003] A.C.F. no 682 (QL), au paragraphe 7).

 

Remarques préliminaires : le délai de prescription s’appliquant à la seconde plainte

[29]           L’alinéa 41(1)e) de la Loi édicte que la Commission ne peut statuer sur une plainte lorsque celle-ci est déposée plus d’un an après que le dernier des faits sur lesquels elle est fondée soit survenu ou alors de tout délai supérieur que la Commission croit nécessaire dans les circonstances en question.

 

[30]           La Commission a indiqué que la seconde plainte fut déposée le 3 mai 2005 mais modifiée pour être déposée le 26 juin 2005. Le dernier fait invoqué par M. Gaudreault est sa libération des Forces canadiennes le 12 mai 2004. Il y a donc plus d’un an avant le dépôt de la plainte complète. Par contre, la Commission a accepté de statuer sur la plainte puisque M. Gaudreault avait pris contact avec elle avant l’expiration du délai prévu par la Loi.

 

[31]           Le Procureur général du Canada argumente que le seul contact avec la Commission ne satisfait pas les exigences de l’alinéa 41(1)e) de la Loi et que la Commission s’est donc saisie d’une plainte prescrite.

 

[32]           Cependant, non seulement M. Gaudreault a-t-il pris contact avec la Commission avant l’expiration du délai mais il a d’abord déposé sa seconde plainte le 3 mai 2005, ce qui est avant l’expiration du délai. Il a ensuite apporté des modifications à sa plainte et a déposée la plainte complétée après l’expiration du délai.

 

[33]           Il est clair que la Commission a jugé que ce délai était raisonnable et acceptable dans les circonstances et qu’elle a accepté la plainte malgré le retard, même si elle n’avait pas accordé une prolongation officielle pour le dépôt de la plainte. Cela n’est pas contraire au libellé de l’alinéa 41(1)e) de la Loi.

 

 

 

Le principe de l’autorité de la chose jugée (res judicata)

[34]           Les faits invoqués dans la plainte datée du 3 mai 2005 et déposée le 26 juin 2005 ne constituent pas des faits nouveaux ou des faits qui n’auraient pas pu être portés à la connaissance de la Commission dans le cadre de l’enquête concernant la première plainte.

 

[35]           Tel qu’il appert en effet des plaintes de M. Gaudreault, les faits concernant la première plainte seraient survenus entre le mois de mars 2002 et le 6 juin 2003, date de la plainte. À cette date, M. Gaudreault avait déjà été avisé qu’il serait libéré des Forces canadiennes sous peu. Cependant, sa plainte ne vise pas directement sa libération, quoiqu’il ait affirmé être en désaccord avec sa libération des Forces canadiennes.

 

[36]           Le rapport d’enquête de l’enquêtrice fut déposé le 18 juillet 2004, date à laquelle M. Gaudreault avait déjà été libéré des Forces canadiennes.

 

[37]           Tel qu’il appert du dossier de la Commission, M. Gaudreault, qui était alors représenté par un procureur, n’a déposé aucune demande d’enquête additionnelle ni aucune demande d’amendement à sa plainte.

 

[38]           Le 2 novembre 2004, la Commission a rejeté cette première plainte au motif d’absence de preuve.

 

[39]           Le 26 juin 2005, M. Gaudreault a déposé une seconde plainte datée du 3 mai 2005 pour des faits qui, selon le libellé de sa plainte, seraient survenus entre 2003 et la date de la seconde plainte, bien qu’il fut libéré le 12 mai 2004.

 

[40]           Aucun des faits allégués dans cette seconde plainte ne constitue un fait nouveau ni même un fait qui était inconnu de M. Gaudreault lors de l’enquête concernant sa première plainte. Pour être qualifié de faits nouveaux, ceux-ci doivent s’être produits après que la décision ait été rendue ou avant, s’ils n’avaient pu être découverts par une personne diligente; dans un cas comme dans l’autre, ces faits nouveaux doivent être essentiels à la résolution de la question soumise.

 

[41]           L’autorité de la chose jugée s’applique non seulement aux décisions des tribunaux judiciaires mais également aux décisions des instances et tribunaux administratifs (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, [2001] A.C.S. no 46 (QL), au paragraphe 36; Bernath, ci-dessus, au paragraphe 19; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société canadienne des postes (C.F.), 2004 CF 81, [2004] 2 R.C.F. 581, [2004] A.C.F. no. 439 (QL), au paragraphe 37).

 

[42]           Tel qu’établi par le protonotaire Mireille Tabib dans l’affaire Bernath, ci-dessus, au paragraphe 20 :

L'effet de la chose jugée, et la préclusion découlant d'une question déjà tranchée s'étendent non seulement à la cause d'action spécifiquement plaidée dans l'instance antérieure, mais aux droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par le tribunal, même s'ils fondent une cause d'action distincte. Lorsque la préclusion s'applique, elle forclos toute tentative de réouvrir le débat sur la cause d'action, le droit ou la question tranchée, même en s'appuyant sur des faits, arguments ou points de droit qui n'ont pas été soulevés mais auraient pu et auraient dû, à bon droit, être soulevés lors de l'instance antérieure (voir: Danyluk, (supra); Procter and Gamble Pharmaceuticals Canada Inc. c. Canada, [2004] 2 C.F. 85 (CFA); Maynard c. Maynard, [1951] R.C.S. 346).

 

[43]           Ainsi, ayant déjà décidé que la plainte de M. Gaudreault n’était pas fondée, la Commission ne pouvait se saisir de sa deuxième plainte en se fondant sur des faits survenus avant même sa décision concernant la première plainte.

 

[44]           Suite à la réception de la première décision de la Commission datée du 2 novembre 2004, qui rejetait la plainte de M. Gaudreault, l’ex-procureur de M. Gaudreault, par une lettre datée du 29 juillet 2004, demandait à la Commission l’opportunité de déposer des documents additionnels et des enregistrements audio, lesquels auraient été en possession de M. Gaudreault lors de l’enquête.

 

[45]           Une partie ne peut, par le dépôt d’une seconde plainte, tenter de compléter sa preuve ou de pallier aux manquements identifiés dans la première décision ce qui constituerait certes de l’abus de procédure. En l’instance, M. Gaudreault tente d’introduire devant la Commission des enregistrements audio qui auraient été en sa possession lors de l’enquête concernant sa première plainte mais qu’il n’avait pas, pour des raisons qui lui appartiennent, cru nécessaire de déposer.

 

[46]           Tel qu’établit par le protonotaire Tabib dans l’affaire Bernath, ci-dessus, au paragraphe 53 :

Les principes qui sous-tendent la notion d'abus de procédure sont les mêmes qui ont donné naissance aux principes de la chose jugée et de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée, soit la nécessité d'assurer le caractère définitif des instances et d'éviter les instances répétitives, les risques de résultats contradictoires et les procédures non-décisives. Le Juge Binnie, parlant des fondements de la règle de la préclusion dans l'affaire Danyluk, s'exprimait comme suit (supra, au par. [18]:

« Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu'elles mettent tout en oeuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n'a droit qu'à une seule tentative. L'appelante a décidé de se prévaloir du recours prévu par la LNE. Elle a perdu. Une fois tranché, un différend ne devrait généralement pas être soumis à nouveau aux tribunaux au bénéfice de la partie déboutée et au détriment de la partie qui a eu gain de cause. Une personne ne devrait être tracassée qu'une seule fois à l'égard d'une même cause d'action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités. »

 

[47]           Une partie ne peut présenter une même demande ad infinitum car cela constituerait un recours abusif des tribunaux (Canada (Attorney General) v. Canada (Canadian Human Rights Commission), [1991] F.C.J. No. 334 (QL); Kaloti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1281 (QL), au paragraphe 12, confirmé par la Cour d’appel fédérale dans Kaloti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 390 (C.A.), [2000] A.C.F. no 365 (QL); O’Brien v. Canada (Attorney General), [1993] F.C.J. No. 333 (F.C.A.) (QL)).

 

CONCLUSION

[48]           En se saisissant d’une plainte qu’elle avait dans un premier temps rejetée, la Commission sanctionne un abus de procédure. En se saisissant d’une plainte sur laquelle elle avait déjà statué, la Commission a agi sans compétence et a rendu une décision erronée en droit.

 

[49]           Par ses lettres du 28 juillet 2005 et du 9 novembre 2005, le Colonel C.M. Fletcher a soulevé une objection préliminaire et, invoquant le principe de l’autorité de la chose jugée (res judicata), demandait le rejet de la seconde plainte de M. Gaudreault.

 

[50]           La Commission n’a jamais statué sur cette objection préliminaire ni de façon interlocutoire, ni aux termes de sa décision du 6 décembre 2005, se contentant de rendre la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[51]           En omettant de statuer sur l’objection préliminaire qu’avait soulevée le Procureur général  du Canada, la Commission a refusé ou omis d’exercer sa juridiction ce qui en soit constitue un motif de contrôle judiciaire selon le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[52]           Cette demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission est mise de côté, basée sur l’autorité de la chose jugée.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que

(1)        La demande de contrôle judiciaire soit accueillie;

(2)        La décision datée du 6 décembre 2005 de la Commission soit mise de côté, basée sur l’autorité de la chose jugée;

(3)        Le tout sans frais.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2293-05

 

INTITULÉ :                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                            c. PIERRE GAUDREAULT

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 16 août 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      le 24 août 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Pierre LeCavalier

 

POUR LE DEMANDEUR

Absent

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Absent

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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