Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Date : 20060906

Dossier : IMM-6276-05

Référence : 2006 CF 1065

Ottawa (Ontario), le 6 septembre 2006

En présence de monsieur le juge Mosley

 

Entre :

ABDULWAHID HAJI HASSEN ABAWAJI

(alias Abdulwahid Haji Abawaji)

demandeur

et

 

le ministre de la citoyenneté et de l’immigration

défendeur

 

 

 

motifs du jugement et jugement

 

[1]               Le demandeur demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié statuant qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger. Malgré la retenue qui s’impose à l’égard des conclusions de la Commission, je suis convaincu qu’en l’espèce, la décision était manifestement déraisonnable et je suis d’avis d’accueillir la demande.

 

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Éthiopie qui est entré au Canada alléguant une crainte de persécution de la part de l’État en raison de sa prétendue affiliation au Front de libération oromo (FLO). Il allègue qu’en tant que partisan présumé du FLO, il a été arrêté, interrogé et torturé à cinq reprises de septembre 1991 à avril 2001. Les périodes d’incarcération variaient de deux semaines à dix‑huit mois. Ces faits n’ont pas été contestés à l’audience.

 

[3]               L’épouse du demandeur est entrée au Canada en 1996 et elle a été acceptée comme réfugiée en juin 1997, en grande partie sur la base de l’expérience vécue par son époux. En 1998, l’épouse du demandeur a présenté une demande de résidence permanente pour elle‑même ainsi que pour son époux et pour leurs enfants qui étaient encore en Éthiopie. Cela exigeait des examens médicaux qui ont mis des années à être faits. En octobre 2001, le demandeur a pris l’avion pour les États‑Unis avec son benjamin dans le but d’y rencontrer son épouse. Cette dernière devait faire le voyage pour les rencontrer dans l’État de la Géorgie où ils séjournaient. Toutefois, on a conseillé à l’épouse de ne pas quitter le Canada car elle n’avait pas le statut de résidente permanente et ne serait donc pas réadmise au Canada. Le demandeur est donc retourné en Éthiopie.

 

[4]               À son retour en Éthiopie en décembre 2001, le demandeur était au chômage et il passait son temps à se déplacer de village en village dans le but d’éviter d’être de nouveau arrêté. Les enfants du demandeur ont été confiés aux soins de leur grand‑mère maternelle. Pendant cette période, le demandeur serait allé au consulat du Canada à Addis‑Abeba pour s’informer de l’état de sa demande de résidence permanente. En juillet 2002, le demandeur est retourné aux États-Unis.

 

[5]               Le demandeur est resté aux États‑Unis jusqu’en 2004. Durant cette période, son épouse et lui ont dû subir une analyse de l’ADN relativement à la demande de résidence permanente. Le demandeur a subi une analyse de l’ADN à Atlanta en février 2004. À ce moment‑là, il s’est retrouvé face à des personnes qu’il dit être des agents du FBI, qui l’ont informé qu’il devrait aller à la frontière canadienne et y soumettre une demande d’asile. Il s’est rendu au Canada en mars 2004 et a présenté une demande d’asile. En décembre 2004, des visas de résidence permanente ont été délivrés aux enfants du demandeur, qui sont maintenant au Canada. Si le demandeur était resté à l’extérieur du Canada, il aurait probablement lui aussi obtenu le statut de résident permanent.

 

[6]               Selon la Commission, compte tenu de la crainte de persécution alléguée par le demandeur, son retour en Éthiopie et le fait qu’il y ait vécu pendant sept mois faisait douter de sa crainte subjective d’être persécuté. La Commission a estimé que les explications du demandeur sur son retour en Éthiopie n’étaient pas raisonnables et elle a donc conclu qu’il n’était pas plausible que le demandeur ait pu obtenir un passeport, qu’il ait pu le renouveler deux fois et qu’il ait pu obtenir deux visas de sortie du gouvernement éthiopien.

 

[7]               La Commission a jugé déraisonnable le fait pour le demandeur de ne pas avoir présenté de demande d’asile aux États‑Unis alors qu’il y a séjourné pendant près deux ans. La Commission a également jugé déraisonnable l’explication du demandeur selon laquelle ni son épouse ni lui ne savaient qu’il pouvait présenter une demande d’asile à la frontière canadienne, compte tenu du fait que son épouse avait obtenu le statut de réfugiée au Canada en 1997.

 

[8]               La Commission a également tiré une inférence défavorable de l’omission du demandeur de mentionner l’agression sexuelle commise par le personnel militaire à l’égard de sa fille, tant lors de l’entrevue au point d’entrée que dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP).

 

question en litige

 

[9]               La Commission a‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution?

 

analyse

Norme de contrôle

 

[10]           La Commission a une expertise bien établie pour statuer sur des questions de fait, et plus particulièrement pour évaluer la crédibilité et la crainte subjective de persécution du demandeur d'asile. La norme de contrôle de telles décisions est donc la décision manifestement déraisonnable : Gabissova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 362.

 

Crainte subjective de persécution

 

[11]           La crainte de la persécution dans la définition de réfugié au sens de la Convention comporte deux aspects. Le premier aspect est que le demandeur doit avoir une crainte subjective. La crainte doit exister dans l’esprit du demandeur pour qu’il réponde à la définition de réfugié au sens de la Convention. Le deuxième aspect est l’élément objectif. La crainte subjective du demandeur doit avoir un fondement objectif. Voir les arrêts Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, 57 D.L.R. (4th) 153 (C.A.); Yusuf c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F 629, 133 N.R. 391 (C.A.).

 

[12]           La Commission a fait remarquer que, selon le témoignage du demandeur, après l’incident d’avril 2001, il [traduction] « [a] constaté que c’était suicidaire [de sa part] de demeurer en Éthiopie ». Néanmoins, il a suivi les directives de son épouse et il y est retourné en 2002 pour passer de nouveau des examens médicaux pour les besoins de la demande de parrainage. Devant la Commission, le demandeur a témoigné qu’il aurait pu passer les examens médicaux aux États-Unis, mais qu’à ce moment‑là, il ne lui était pas venu à l’esprit que cela était possible.

 

[13]           Même si la Commission est en droit de tenir compte des actions du demandeur lorsqu’elle évalue la crainte subjective, il était à mon avis déraisonnable de la part de la Commission de conclure, sur la base de la preuve, que le retour du demandeur dans le pays où il craignait d’être persécuté rendait improbable l’existence d’une telle crainte.

 

[14]           Cette conclusion va à l’encontre de la prépondérance de la preuve présentée à la Commission. En l’espèce, l’épouse du demandeur était déjà au Canada et elle avait demandé l’asile sur la base de l’expérience vécue par son époux. Durant la période où le demandeur a quitté l’Éthiopie puis y est retourné, il était en attente du traitement des demandes de résidence permanente présentées par son épouse ici au Canada pour lui‑même et pour ses enfants. L’explication du demandeur selon laquelle il pensait que les examens médicaux devaient être faits en Éthiopie, ce qui justifiait qu’il y retourne, n’est pas improbable étant donné qu’il connaissait mal la procédure canadienne en matière d’immigration. En outre, durant cette période, il ne travaillait pas et se déplaçait de village en village pour éviter d’être arrêté.

 

[15]           Comme le juge John O’Keefe l’a fait remarquer dans la décision Camargo c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CF 1434, au paragraphe 35, le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (Genève, 1988) énonce que le « réétablissement » et la « réclamation de protection » exigent tous deux un élément d'intention de la part du réfugié avant que la présence physique dans le pays entraîne un refus du statut de réfugié. Un séjour temporaire par le réfugié dans le pays où il craint la persécution, alors qu'il n'a pas l'intention d'y établir sa résidence permanente, ne devrait pas impliquer la perte du statut de réfugié.

 

[16]           Le retard à présenter une demande d’asile ne devrait pas être fatal pour la demande dans la mesure où ce retard est justifié par une explication raisonnable : Tung c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1991), 124 N.R. 388 (C.A.F.); El-Naem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 126 F.T.R. 15, 37 Imm. L.R. (2d) 304. Le demandeur avait raisonnablement expliqué le retard relativement au temps passé aux États-Unis. Lorsque le FBI a informé le demandeur qu’il pouvait se rendre à la frontière canadienne pour présenter sa demande, il l’a fait dans les plus brefs délais.

 

[17]           La Commission a conclu qu’il était peu plausible que le demandeur et son épouse n’aient pas su que les examens médicaux auraient pu être faits aux États-Unis. À cet égard, la Commission a attribué ses connaissances spécialisées de la procédure canadienne en matière d’immigration à des personnes relativement peu averties. On ne pouvait pas s’attendre à ce qu’ils sachent que les examens médicaux de l’époux et des enfants pouvaient être faits dans un pays tiers.

 

[18]           En ce qui a trait à l’omission du demandeur d’avoir mentionné l’agression sexuelle envers sa fille tant au point d’entrée que dans son FRP, bien que cela ne soit pas directement lié à sa demande, le demandeur a tenu à en parler durant son témoignage et la Commission en a donc légitimement tenu compte comme étant une omission indiquant un manque de crédibilité. Voir la décision Sanchez c. MCI, [2000] A.C.F. n° 536 (1re inst.) (QL). Toutefois, le demandeur a expliqué qu’il s’était concentré sur sa propre persécution et ses craintes dans ses déclarations antérieures, et qu’il n’avait pas pensé qu’il fallait qu’il inclue des renseignements relatifs à la supposée agression sexuelle. Dans les circonstances, on aurait dû accorder peu de valeur aux omissions.

 

[19]           À mon avis, prises séparément, chacune des conclusions de la Commission pourrait être bien fondée, mais sa décision, examinée dans son ensemble, est manifestement déraisonnable et devrait être renvoyée pour nouvel examen devant un tribunal différemment constitué.

 

[20]           Aucune question grave de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.


 

Jugement

 

La Cour ordonne que la demande soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée pour nouvel examen devant un tribunal différemment constitué. Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale

 


Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

 

Dossier :                                                IMM-6276-05

 

Intitulé :                                               ABDULWAHID HAJI HASSEN ABAWAJI

                                                                    (alias Abdulwahid Haji Abawaji)

                                                                    c.

                                                                    le ministre de la citoyenneté

                                                                    et de l’immigration

 

lieu de l’audience :                        Toronto (Ontario)

 

date de l’audience :                      le 28 juin 2006

 

motifs du jugement :                   le juge MOSLEY

 

date des motifs :                             le 6 septembre 2006

 

 

comparutions :

 

Randal Montgomery

 

Pour le demandeur

John Loncar

Pour le défendeur

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Randal Montgomery

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.