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Date : 20041130

 

Dossier : DES‑5‑03

 

Référence : 2004 CF 1678

 

 

ENTRE :

 

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

                                                                                                                                          demandeur

 

                                                                             et

 

                                                                 BRAD KEMPO

 

                                                                                                                                           défendeur

 

 

                                                  MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE LEMIEUX :

 

PRÉFACE :

 

1.  Le 30 novembre 2004, la Cour a remis aux parties la version confidentielle des présents motifs à l’appui de l’ordonnance rendue; elle en divulgue maintenant, le 19 septembre 2006, au public une version non expurgée, c’est‑à‑dire sans modifier la version confidentielle.

 

2.  Ces motifs ont trait à la demande présentée par le procureur général du Canada (le procureur général) en vertu du paragraphe 38.04 (2) de la Loi sur la preuve au Canada, par laquelle il a sollicité l’interdiction de renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables qui, en l’occurrence, se rapportaient à la poursuite engagée par Brad Kempo et une société qu’il contrôle, en qualité de demandeurs, devant la Cour fédérale (dossier T‑1114‑02). Tout au long de l’instance, M. Kempo, qui était avocat, s’est représenté lui‑même.

 


3.  Par leur action (dossier T‑1114‑02), les demandeurs ont poursuivi la Couronne fédérale pour plusieurs millions de dollars pour des dommages subis en raison d’une complot que celle‑ci, et d’autres mandataires, auraient commise à son endroit et à l’endroit de sa société.

 

4.  Comme on le voit aux paragraphes 11, et 119 à 123 des présents motifs, je n’étais pas disposé, en l’absence des observations supplémentaires des parties, à accorder les autorisations demandées par le procureur général et énoncées aux paragraphes 3 et 4 des présents motifs concernant le contenu d’un sommaire et l’utilisation de documents non‑divulgués dans la requête en jugement sommaire envisagée par le procureur général.

 

5.  Afin de fixer l’échéancier de dépôt des observations supplémentaires concernant les deux questions qui sont toujours en souffrance, la conférence téléphonique avec les parties mentionnée au paragraphe 124 des présents motifs a eu lieu.

 

6.  À ce moment, M. Kempo a contesté, pour partialité, le pouvoir de tout juge de la Cour de continuer à instruire l’instance. Le procureur général a convenu qu’il fallait que la Cour entende et se prononce sur la requête en partialité avant de mener l’instance à son terme.

 

7.  Un échéancier de signification et de dépôt des documents accompagnant la requête a été établi. Pour un certain nombre de raisons, M. Kempo n’a jamais signifié ni déposé son dossier de demandeur en bonne et due forme. L’audition de sa requête en partialité n’a jamais eu lieu.

 

8.  En fin de compte, la Cour, par l’ordonnance en date du 26 octobre 2005, a rejeté pour cause de retard l’action des demandeurs (dossier T‑1114‑02), ce qui a rendu la requête en jugement sommaire proposée par le procureur général inutile.

 

9.  L’instance sous‑jacente aux demandes présentées en vertu du paragraphe 38.04 dans le dossier DES‑1‑03 et à la présente demande (DES‑5‑03) ayant été rejetée, c’est à bon droit que le procureur général a fait valoir que ces demandes étaient désormais sans objet et il s’est donc désisté.

 

10.  En résumé, la Cour ne s’est jamais prononcée sus les deux questions qui restaient à trancher.

 

 

INTRODUCTION

 

 


[1]               La question soulevée par la présente demande émanant du procureur général du Canada en vertu du paragraphe 38.04(2) de la Loi sur la preuve au Canada (la Loi), est la suivante : la Cour doit‑elle, sous réserve des deux éléments dont la divulgation a été autorisée, confirmer, en vertu du paragraphe 38.06(3) de la Loi, l’interdiction de divulgation des éléments suivants :

 

 

 

(a)           les parties supprimées de la défense modifiée en date du 30 juin 2003 et produite par la défenderesse Sa Majesté la Reine dans le dossier de la Cour fédérale T‑1114‑02;

 

 

(b)           les parties supprimées de l’affidavit de Warren Sunstrum en date du 27 juin 2003 et produit par la défenderesse Sa Majesté la Reine dans le dossier de la Cour fédérale T‑1114‑02 à l’appui de la requête en jugement sommaire de la défenderesse, notamment tous les documents constituant les annexes « A » à « I » à cet affidavit;

 

 

(c)           les parties supprimées du mémoire des faits et du droit en date du 7 juillet 2003 et produit par la défenderesse Sa Majesté la Reine dans le dossier de la Cour fédérale T‑1114‑02 à l’appui de la requête en jugement sommaire de la défenderesse; [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[2]               Les deux éléments dont la divulgation a été demandée par le procureur général et autorisée sont les suivants :

 

[3]               Premièrement, en vertu du paragraphe 38.06(2) de la Loi, le résumé suivant des renseignements supprimés :

[TRADUCTION] Les renseignements [supprimés] en question correspondent, sans aucunement la contredire, à l’affirmation faite par la Couronne défenderesse au paragraphe 6 de la défense modifiée, c’est‑à‑dire que l’on nie que le SCRS, ses employés et ses agents ont commis des actes ayant causé un préjudice à M. Kempo. En outre, les renseignements en question correspondent, sans aucunement la contredire, à l’affirmation faite par la Couronne défenderesse au paragraphe 15 de la défense modifiée, c’est‑à‑dire que l’action de M. Kempo est prescrite. Enfin, les renseignements en question correspondent, sans aucunement la contredire, à la position de la Couronne défenderesse, c’est‑à‑dire que les prétentions de M. Kempo ne soulèvent pas de véritable question litigieuse. [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[4]               Le deuxième élément dont la divulgation avait été demandée en vertu du paragraphe 38.06(4) et qui a été autorisée est le suivant :

[TRADUCTION] La défenderesse Sa Majesté la Reine dans le dossier T‑1114‑02 devant la Cour fédérale est autorisée, conformément, au paragraphe 38.06(4) de la Loi sur la preuve au Canada à faire état des renseignements figurant dans l’affidavit de Warren Sunstrum et exposés dans le sous‑paragraphe (2)(b) ci‑dessus à titre de preuve aux fins de sa requête en jugement sommaire dans cette instance présentée ex parte; ne seront divulgués au demandeur Brad Kempo et au grand public que les seuls éléments de preuve figurant dans le résumé [¼]

 

 

 

[5]               Dès le départ, il importe de bien comprendre dans quel contexte se situe la demande d’interdiction de certains renseignements du procureur général :

(1)       il s’agit d’une cause civile dans laquelle M. Kempo, qui se représente lui‑même, poursuit Sa majesté la Reine du chef du Canada (SMR ou la Couronne) en responsabilité civile délictuelle et réclame des dommages‑intérêts d’un montant important;

(2)       les renseignements visés par la demande d’interdiction de divulgation sont en la possession de SMR ou de ses mandataires et il est prétendu qu’il s’agit de [TRADUCTION] « renseignements sensibles ou de renseignements potentiellement préjudiciables »;

(3)       les renseignements supprimés font partie de la défense de la Couronne fédérale;

(4)       ces renseignements figurent aussi dans un affidavit que la Couronne veut utiliser à l’appui d’une requête en jugement sommaire tendant au rejet de l’action de M. Kempo (dossier T‑1114‑02) et aussi dans le mémoire des faits et du droit de la Couronne accompagnant cette requête.


 

[6]               C’est le SCRS qui a avisé le procureur général, conformément au paragraphe 38.01(1), au sujet des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables qui seraient divulgués dans la défense modifiée, la requête en jugement sommaire que SMR avait l’intention de présenter et l’affidavit de M. Sunstrum à l’appui de cette requête.

 

[7]               Le procureur général a informé le SCRS qu’il n’autorisait pas la divulgation des renseignements en question; à la fin de juin 2003, SMR a donc signifié à M. Kempo uniquement la version expurgée de ces documents, qu’il a déposée à la Cour.

 

[8]               Lorsque le procureur général a présenté sa demande en juillet 2003, il a aussi déposé à la Cour, à titre confidentiel, l’ensemble de la documentation, dont les parties supprimées.

 

[9]               L’avis du SCRS a eu pour effet d’interdire à SMR de divulguer les renseignements supprimés, sauf autorisation du procureur général au titre du paragraphe 38.02(1) de la Loi, ou autorisation de la Cour au titre des paragraphes 38.06(1) ou 38.06(2).

 


[10]           En résumé, la Cour a dans ses dossiers tous les renseignements, qu’elle a examinés, sur lesquels SMR s’appuiera pour demander le rejet de l’action de M. Kempo et celui‑ci ne dispose que d’une partie de cette documentation, à l’exclusion des parties supprimées. Vu la loi et les restrictions qu’elle impose, la question fondamentale est la suivante : faut‑il, ou non, divulguer à M. Kempo les renseignements qu’il n’a pas aux fins de son action civile?

 

[11]           Il y a une autre question en jeu : dans les circonstances, la Cour a‑t‑elle le pouvoir d’autoriser la divulgation de deux éléments sollicitée par le procureur général?

 

[12]           L’importance des renseignements supprimés pour M. Kempo est évidente. À ce stade, il dirait qu’il ne connaît pas l’intégralité de la défense de SMR et il fait face à une requête en jugement sommaire demandant le rejet de son action sur la base d’éléments de preuve qui ne lui ont été divulgués qu’en partie.

 

[13]           Je dois préciser qu’une ordonnance de confidentialité a été rendue dans l’action dont le numéro de dossier est T‑1114‑02 par le juge Campbell à la demande de M. Kempo lorsqu’il a déposé à l’origine sa déclaration en septembre 2002. J’ai élargi l’application de cette ordonnance à sa déclaration modifiée, là encore, à la demande de M. Kempo, qui estimait que son action ne devait pas être rendue publique en raison de la nature sensible des allégations en cause, qui ont trait non seulement à lui, mais à sa famille.

 

[14]           Il est possible que M. Kempo lui‑même ait violé l’ordonnance de confidentialité en affichant la déclaration modifiée sur son site web.

 


CONTEXTE

 

[15]           Comme on l’a signalé, M. Kempo est un plaideur qui se représente lui‑même. À l’heure actuelle, le barreau de l’Alberta l’a suspendu.

 

[16]           Le 13 septembre 2002, il a déposé à la Cour une déclaration dans le dossier T‑1114‑02 visant la défenderesse SMR, alléguant un certain nombre d’agissements délictueux commis par son mandataire, le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS).

 

[17]           Dans son action, M. Kempo allègue essentiellement que la défenderesse SMR, par l’intermédiaire du SCRS et de ses agents, a comploté afin de lui nuire en commettant des agissements illicites, frauduleux, négligents ou intentionnels; il y aurait eu notamment voies de fait, violence psychologique, complots, tromperie, diffamation, fraude, infliction intentionnelle de troubles émotifs, atteinte aux rapports contractuels, délits commerciaux, atteinte à la vie privée, nuisance, atteinte à des biens immobiliers, négligence, déclarations inexactes entachées de négligence et frauduleuses.

 


[18]           M. Kempo dit que les agissements illicites exposés dans son action originale ont commencé en octobre 1990 et se poursuivent toujours. Il demande une indemnisation de plusieurs millions de dollars à titre de dommages‑intérêts généraux et compensatoires, de dommages‑intérêts spéciaux, de dommages‑intérêts exemplaires et punitifs, ainsi qu’une injonction interdisant aux agents de SMR de se livrer à des expériences médicales et à d’autres agissements illicites à son endroit.

 

[19]           Comme je l’ai dit, il est allégué que le SCRS n’est pas seul en cause. Selon M. Kempo, parmi les autres participants au complot ayant abouti à la commission de délits intentionnels, ou autres, il y a la GRC, des municipalités, des forces de police municipales, certaines sociétés, et certaines personnes.

 

[20]           M. Kempo a attiré l’attention de la Cour sur la date du 1er avril 1990. C’est alors que ses ennuis auraient commencé parce que le SCRS lui aurait demandé son aide relativement à une opération de surveillance; il prétend que cette opération n’était qu’un leurre et que, en fait, le SCRS voulait l’hypnotiser afin de lui faire intentionnellement subir des souffrances psychiques et corporelles, de le déstabiliser sur le plan émotif et professionnel, de l’embarrasser et de l’humilier aux yeux de ses pairs et de le discréditer aux yeux du barreau de l’Alberta et du grand public dans sa ville de résidence. M. Kempo allègue que, dans ce dessein, les agents de SMR ont obtenu l’appui des forces de police et d’agents sur le terrain et s’en sont servis afin de se livrer à une longue campagne de déstabilisation émotionnelle et professionnelle prenant diverses formes : atteintes aux rapports contractuels et délits commerciaux, diffamation, filatures et harcèlement; on a tout fait pour diminuer sa capacité à gagner sa vie, pour l’empêcher d’accumuler de la richesse, de mener une vie personnelle, sociale et familiale normale.

 

[21]           SMR a signifié à M. Kempo une défense expurgée le 28 octobre 2002, qu’elle a aussi déposée au dossier. En réponse à l’ensemble de la déclaration, SMR n’a admis aucun des faits allégués exposés dans la déclaration de M. Kempo, à part un paragraphe. Le paragraphe 2 disait que, comme le SCRS a l’obligation d’enquêter, d’analyser et de conserver les renseignements concernant les menaces à la sécurité du Canada, ce Service ne pouvait ni confirmer ni nier quoi que ce soit au sujet des personnes ou des faits mentionnés dans la déclaration. Dans sa réponse, SMR a aussi déclaré que le SCRS a été créé en 1984 à titre de service civil du renseignement de sécurité. La défense expose dans ses grandes lignes les obligations et les fonctions du SCRS, et déclare que le Bureau de l’inspecteur général et le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité veillent à ce que ses opérations et l’exécution de ses obligations et de ses fonctions se fasse conformément à la loi. SMR a soutenu que la déclaration ne révélait aucune cause d’action en droit ou, subsidiairement, une cause d’action raisonnable, ou encore qu’elle constituait un abus de procédure. SMR a fait valoir que la déclaration était si douteuse qu’elle ne méritait aucune considération et qu’elle devait être rejetée par la Cour; elle a invoqué la Loi sur le SCRS, la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, (la LRCÉCA) et la Loi sur la preuve au Canada.

 


[22]           Après que des précisions eurent été demandées à M. Kempo, les parties ont échangé des affidavits de documents. SMR a soutenu que neuf documents devaient demeurer confidentiels en s’appuyant sur l’article 37 de la Loi. M. Kempo a alors demandé la production de ces neufs documents en invoquant la Règle 229 des Règles de la Cour fédérale (1998), et l’article 37 de la Loi.

 

[23]           SMR a contesté cette requête en déclarant que, le 12 décembre 2002, le SCRS avait donné avis au procureur général, conformément à l’article 38.01 de la Loi, que neuf documents confidentiels contenaient des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables qui ne devaient pas être divulgués. SMR a aussi alors signalé qu’elle avait l’intention de présenter une requête en radiation de la déclaration de M. Kempo.

 

[24]           Le procureur général du Canada partageait le point de vue du SCRS et, le 6 février 2003, il a introduit une instance en vertu de l’article 38.04 de la Loi demandant confirmation du maintien de l’interdiction de divulgation de ces neufs documents. Cette instance a pour numéro de dossier DES‑1‑03.

 

[25]           Aucun développement sur le fond ne s’est produit dans le dossier DES‑1‑03. J’ai ajourné la demande du procureur général sine die le 12 mai 2003 car il a été accordé à M. Kempo, de l’accord des parties, l’autorisation de déposer une déclaration modifiée et SMR a alors présenté une défense modifiée et une requête en jugement sommaire qui a donné lieu à la présente demande (dossier DES‑5‑03).

 

[26]           Je n’ai pas l’intention d’exposer en détail la déclaration modifiée. Il s’agit d’un document assez long, comptant 168 pages et comportant 505 paragraphes.

 

[27]           Elle a un objet identique à celui de la demande originale que M. Kempo a déposée en septembre 2002. Le SCRS est au centre du complot, de la campagne visant à lui nuire et, plus précisément, à le priver du succès et du prestige dont il aurait besoin afin de réaliser son ambition : être nommé à la magistrature.

 

[28]           La déclaration modifiée signale un certain nombre de défaillances ou de revers qui ont pour cause, selon M. Kempo, les agissements délictuels du SCRS et de ses agents. Je me contenterai d’en énumérer quelques‑uns :

(1)       à la fin des années 80, l’échec d’une entreprise informatique;

(2)       la pseudo‑opération du SCRS de 1990, qui aurait en fait été convertie en expérience médicale de longue durée de nature psychique en faisant de lui un cobaye;

(3)       un complot afin de l’inciter à engager une action contre un avocat pour fraude au cours d’une transaction, qui a abouti à sa suspension par le barreau;


(4)       en 1987, le déclenchement d’une campagne que M. Kempo qualifie d’ingénierie sociale, à laquelle auraient participé des agents sur le terrain appartenant à deux corps policiers afin de lui causer des ennuis; par exemple, on l’aurait incité à engager une action en diffamation relativement à un incident survenu dans un club de nuit, on l’aurait faussement accusé d’avoir commis une grave infraction routière, on l’aurait piégé à consommer de la cocaïne, on l’aurait amené à abuser de l’alcool, on aurait mis de la cocaïne dans son domicile et dans ses toges, et on aurait comploté avec un employé d’un centre de désintoxication afin de verser des produits nuisibles dans son jus de fruit;

(5)       en raison de ses ennuis, il a dû déménager à Vancouver où il a demandé l’aide sociale car il était sans ressources et sans abri. Il dit qu’on s’est mis à le surveiller et que la campagne du SCRS s’est poursuivie;

(6)       il a dit mener une vie d’errance et que les agents du SCRS sabotaient tous ses efforts pour se rétablir et trouver du travail. Il a exposé les tactiques qu’aurait utilisées le SCRS afin de le déstabiliser, notamment l’utilisation de dispositifs de brouillage électronique à distance et de médicaments antipsychotiques. Il a mentionné un certain nombre de séjours forcés à l’hôpital, et des séjours dans un centre de réadaptation pour toxicomanes;

(7)       en ce qui concerne le reste de ses prétentions, il a exposé les agissements de différents agents du SCRS visant à lui nuire.

 

[29]           En résumé, il attribue tous les problèmes qu’il a vécus depuis 1987 au complot du SCRS visant à lui nuire.

 


LE TEXTE LÉGAL

 

[30]           Le texte légal pertinent est l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada intitulé « Relations internationales et défense et sécurité nationales ». Ce texte a modifié en profondeur l’ancien régime de filtrage des renseignements sensibles de l’État; le législateur a fait ces modifications lorsqu’il a adopté la Loi antiterroriste, sanctionnée le 18 décembre 2001. Comme l’a dit le juge Létourneau de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, l’article 38 de la Loi « a codifié le privilège de common law qui protège les secrets d’État » (voir au paragraphe 49).

 

[31]           L’expression « Renseignements potentiellement préjudiciables » est ainsi définie à l’article 38 :


_ renseignements potentiellement préjudiciables _ Les renseignements qui, s’ils sont divulgués, sont susceptibles de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.

 

"potentially injurious information" means information of a type that, if it were disclosed to the public, could injure international relations or national defence or national security. [emphasis mine]

 

 

 


 

[32]           L’expression « Renseignements sensibles » est ainsi définie dans cette disposition :



_ renseignements sensibles _ Les renseignements, en provenance du Canada ou de l’étranger, qui concernent les affaires internationales ou la défense ou la sécurité nationales, qui se trouvent en la possession du gouvernement du Canada et qui sont du type des renseignements à l’égard desquels celui‑ci prend des mesures de protection.

 

"sensitive information" means information relating to international relations or national defence or national security that is in the possession of the Government of Canada, whether originating from inside or outside Canada, and is of a type that the Government of Canada is taking measures to safeguard. [emphasis mine]

 

 

 


 

[33]           Les articles 38 à 38.16 constituent un régime légal particulier de protection de renseignements qui, s’ils sont divulgués, sont susceptibles de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales. Ces dispositions constituent un régime global et autonome que l’on fait jouer non pas en s’opposant à la divulgation de ces renseignements, mais plutôt en donnant avis au procureur général du Canada conformément à l’article 38.01: toute personne qui, dans le cadre d’une instance, est tenue de divulguer ou prévoit de divulguer ou de faire divulguer des renseignements dont elle croit qu’il s’agit de renseignements sensibles ou de renseignements potentiellement préjudiciables est tenu d’aviser par écrit, dès que possible, le procureur général du Canada de la possibilité de divulgation et de préciser dans l’avis la nature, la date et le lieu de l’instance.

 

[34]           Il est important de comprendre que « l’instance » visée englobe non seulement l’instance devant la Cour fédérale, mais aussi les instances civiles, pénales, ou autres, devant les tribunaux provinciaux ou les tribunaux ayant le pouvoir de contraindre la production de renseignements. (Voir la définition du terme « instance » à l’article 38.)

 

[35]           Comme cela a été mentionné plus haut, l’avis a pour effet de rendre impossible la divulgation de renseignements tant que celle‑ci n’a pas été autorisée soit par le procureur général, soit par le juge en chef de la Cour fédérale ou le juge de ce tribunal désigné par le juge en chef, sur demande présentée en vertu du régime légal.


 

[36]           Lorsque la demande est présentée, le paragraphe 38.04(5) énonce les mesures que le juge en chef ou le juge désigné par le juge en chef doit prendre lorsqu’il est saisi d’une demande émanant du procureur général. Il doit notamment décider s’il est nécessaire de tenir une audience.

 

[37]           L’article 38.06 énonce les pouvoirs dont dispose la Cour; en voici le texte :



38.06 (1) Le juge peut rendre une ordonnance autorisant la divulgation des renseignements, sauf s’il conclut qu’elle porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.

(2) Si le juge conclut que la divulgation des renseignements porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, il peut par ordonnance, compte tenu des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ainsi que de la forme et des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, autoriser, sous réserve des conditions qu’il estime indiquées, la divulgation de tout ou partie des renseignements, d’un résumé de ceux‑ci ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés.

38.06(3) Confirmation de l’interdiction

(3) Dans le cas où le juge n’autorise pas la divulgation au titre des paragraphes (1) ou (2), il rend une ordonnance confirmant l’interdiction de divulgation.

38.06(3.1) Preuve

(3.1) Le juge peut recevoir et admettre en preuve tout élément qu’il estime digne de foi et approprié — même si le droit canadien ne prévoit pas par ailleurs son admissibilité — et peut fonder sa décision sur cet élément.

38.06(4) Admissibilité en preuve

(4) La personne qui veut faire admettre en preuve ce qui a fait l’objet d’une autorisation de divulgation prévue au paragraphe (2), mais qui ne pourra peut‑être pas le faire à cause des règles d’admissibilité applicables à l’instance, peut demander à un juge de rendre une ordonnance autorisant la production en preuve des renseignements, du résumé ou de l’aveu dans la forme ou aux conditions que celui‑ci détermine, dans la mesure où telle forme ou telles conditions sont conformes à l’ordonnance rendue au titre du paragraphe (2).

38.06(5) Facteurs pertinents

(5) Pour l’application du paragraphe (4), le juge prend en compte tous les facteurs qui seraient pertinents pour statuer sur l’admissibilité en preuve au cours de l’instance.

2001, ch. 41, art. 43.

 

 

 

38.06 (1) Unless the judge concludes that the disclosure of the information would be injurious to international relations or national defence or national security, the judge may, by order, authorize the disclosure of the information.

38.06(2) If the judge concludes that the disclosure of the information would be injurious to international relations or national defence or national security but that the public interest in disclosure outweighs in importance the public interest in non‑disclosure, the judge may by order, after considering both the public interest in disclosure and the form of and conditions to disclosure that are most likely to limit any injury to international relations or national defence or national security resulting from disclosure, authorize the disclosure, subject to any conditions that the judge considers appropriate, of all of the information, a part or summary of the information, or a written admission of facts relating to the information.

38.06(3) Order confirming prohibition

(3) If the judge does not authorize disclosure under subsection (1) or (2), the judge shall, by order, confirm the prohibition of disclosure.

38.06(3.1) Evidence

(3.1) The judge may receive into evidence anything that, in the opinion of the judge, is reliable and appropriate, even if it would not otherwise be admissible under Canadian law, and may base his or her decision on that evidence.

38.06(4) Introduction into evidence

(4) A person who wishes to introduce into evidence material the disclosure of which is authorized under subsection (2) but who may not be able to do so in a proceeding by reason of the rules of admissibility that apply in the proceeding may request from a judge an order permitting the introduction into evidence of the material in a form or subject to any conditions fixed by that judge, as long as that form and those conditions comply with the order made under subsection (2).

38.06(5) Relevant factors

(5) For the purpose of subsection (4), the judge shall consider all the factors that would be relevant for a determination of admissibility in the proceeding. [emphasis mine]

2001, c. 41, s. 43.

 

 

 


 

[38]           Enfin, le paragraphe 38.11(2) prévoit la possibilité de présenter ses observations à la Cour en l’absence d’autres parties.

 

[39]           Dans l’arrêt Ribic, précité, le juge Létourneau a expliqué que, en raison du régime légal institué par l’article 38 de la Loi, le juge qui entend la demande du procureur général est éventuellement appelé à remplir trois tâches :

(1)       La première tâche du juge qui instruit la demande consiste à dire si les renseignements dont la divulgation est demandée sont pertinents ou non, « au sens habituel et courant » [dans une instance pénale], d’après la règle exposée dans l’arrêt Stinchcombe, plus précisément, dans le cas qui nous occupe, de dire si les renseignements pourraient raisonnablement être utiles pour la défense ». Il s’agissait là « sans aucun doute d’un seuil de faible niveau », mais cette étape demeurait nécessaire parce que « si les renseignements ne sont pas pertinents, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin et de mobiliser des ressources judiciaires comptées ».


(2)       Si la première étape est franchie, le juge doit ensuite se demander « si la divulgation des renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale ». Le juge Létourneau a aussi fait les observations suivantes aux paragraphes 18 à 20 :

[18] Cette deuxième étape nécessitera elle aussi, selon cette perspective, un examen ou une inspection des renseignements en cause. Le juge doit considérer les représentations des parties et les preuves qu’elles ont pour les appuyer. Il doit être convaincu que les avis du pouvoir exécutif sur le préjudice éventuel reposent sur des faits établis par la preuve [...] Il est de règle qu’il n’appartient pas au juge de reconsidérer l’avis du pouvoir exécutif ni de lui substituer son propre avis [...].

 

 

¶ 19      Cela veut dire que les conclusions du procureur général concernant son évaluation du préjudice pour la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales, devraient, parce qu’il a accès à des sources particulières d’information et d’expertise, se voir accorder un poids considérable de la part du juge appelé à décider, en application du paragraphe 38.06(1), si la divulgation des renseignements causerait le préjudice appréhendé. Le procureur général exerce un rôle protecteur envers la sécurité du public. Si l’évaluation qu’il fait du préjudice est raisonnable, le juge doit l’accepter. J’ajouterais que la Chambre des lords a adopté une norme similaire en matière d’évaluation raisonnable : voir l’arrêt Rehman au paragraphe 55, où lord Hoffmann précise que la Commission spéciale des appels en matière d’immigration peut rejeter l’avis du ministre de l’Intérieur lorsque c’est un avis [TRADUCTION] « auquel aucun ministre raisonnable conseillant la Couronne n’aurait pu raisonnablement arriver, eu égard aux circonstances ».

 

 

¶ 20      Une autorisation de divulgation sera donnée si le juge est persuadé qu’aucun préjudice ne résulterait d’une divulgation publique des renseignements. C’est à la partie qui s’oppose à la divulgation en alléguant un éventuel préjudice qu’il appartient de convaincre le juge de la probabilité de ce préjudice. [Non souligné dans l’original].

 

 

(3)       Le juge Létourneau a ensuite exposé la troisième étape au paragraphe 21 : « Après qu’il est arrivé à la conclusion que la divulgation des renseignements sensibles entraînerait un préjudice, le juge passe alors à l’étape finale de l’enquête, qui consiste à dire si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation ».

 


L’INSTANCE

 

[40]           C’est au début juillet 2003 que le procureur général du Canada a présenté sa demande dans le cadre de l’instance dont le numéro de dossier était DES‑5‑03 après que M. Kempo eut modifié sa déclaration et après que celui‑ci se fut fait signifier les versions expurgées de la défense modifiée, de la requête en jugement sommaire et de l’affidavit expurgé pertinent.

 

[41]           La Cour a conclu que la tenue d’audiences était nécessaire afin qu’elle puisse se prononcer sur la demande du procureur général, et une ordonnance fixant l’échéancier a été rendue le 28 août 2003; en voici les points saillants :

(a)       dépôt de l’avis de comparution du défendeur avant la fin août 2003;

(b)       dépôt des affidavits du procureur général au plus tard le 8 septembre 2003;

(c)       signification et dépôt des affidavits de M. Kempo au plus tard le 15 septembre 2003;

(d)       les contre‑interrogatoires devaient être complétés le 22 septembre 2003 au plus tard;

(e)       signification et dépôt des dossiers de requête du procureur général et de M. Kempo;

(f)        une audience ex parte devait être tenue à Ottawa en octobre 2003 et une audience à huis clos en présence des deux parties devait être tenue à la date fixée par l’administrateur judiciaire.

 

[42]           Le 5 septembre, 2003, le procureur général a signifié à M. Kempo la version non‑confidentielle de l’affidavit d’Ivan Sylvain, Directeur général, Soutien aux opérations, du SCRS, qu’il a déposée à la Cour, et il en a aussi déposé la version confidentielle. Les affidavits de M. Sylvain visaient à expliquer à la Cour pour quelles raisons les renseignements supprimés ne devaient pas être divulgués.

 

[43]           M. Kempo n’a pas respecté les délais fixés dans l’ordonnance contenant l’échéancier relatif à la signification et au dépôt de son avis de comparution et des affidavits répondant à l’affidavit non‑confidentiel d’Ivan Sylvain qui lui avait été signifié.

 

[44]           Un certain nombre de réunions de gestion de l’instance ont été tenues au sujet du non‑respect par M. Kempo de l’échéancier modifié établi par ordonnance. Ce n’est que le 8 décembre 2003 qu’il a signifié et déposé un affidavit et des observations écrites en réponse à l’affidavit de M. Sylvain. Cet affidavit et ces observations écrites montrent que M. Kempo n’a pas du tout compris la possibilité qui lui était accordée. Il va sans dire qu’un tel faux pas a gêné la Cour dans son travail.

 

[45]           Pendant ce temps, le 26 septembre 2003, le procureur général a déposé un dossier de demande contenant les renseignements supprimés et l’affidavit confidentiel de M. Sylvain, mais il ne l’a pas signifié à M. Kempo.

 

[46]           Le 15 octobre 2003, j’ai entendu l’avocat du procureur général ex parte relativement aux observations qu’il avait faites au sujet de la non‑divulgation des renseignements supprimés dans son dossier confidentiel.

 

[47]           J’ai alors entendu les deux parties à Vancouver le 17 février 2004 à huis clos. Comme je l’ai dit, cette audience n’a été que d’une utilité limitée à la Cour ou au procureur général parce que M. Kempo n’a pas compris son objet. Il voulait une ordonnance lui divulguant les neuf documents visés par la demande dont le numéro de dossier était DES‑1‑03, pour l’instant ajournée. Il n’a fait valoir aucun argument de fond en faveur de la divulgation des parties supprimées. S’il avait soulevé la question, il lui aurait été dit que les neuf documents dont il sollicitait la divulgation étaient précisément désignés comme faisant partie de l’affidavit de M. Sunstrum et qu’ils étaient visés par la présente demande.

 

[48]           Le 29 novembre 2004, lors d’une audience tenue ex parte, j’ai ordonné à M. Sunstrum de comparaître devant moi. Il a été assermenté comme témoin et il a répondu aux différentes questions que je lui ai posées au sujet des affirmations faites dans ses affidavits.

 

LA PREUVE

 


[49]           Je suis d’avis qu’il est indiqué de reproduire plusieurs parties de la version non‑confidentielle de l’affidavit de M. Sylvain. Celui‑ci compte 23 ans d’expérience dans le domaine de la sécurité et du renseignement, notamment en matière de gestion et de direction des enquêtes de sécurité et d’opérations de renseignement, ayant traité des renseignements sensibles en matière de sécurité, d’affaires étrangères et de défense nationale du Canada.

 

[50]           Comme cela a été mentionné, son affidavit visait à expliquer pour quelles raisons les renseignements supprimés des trois documents mentionnés ne pouvaient pas être divulgués. Il y a exprimé l’avis, d’après son expérience en qualité d’agent de renseignement, de conseiller en politiques au Bureau du Conseil privé en matière de sécurité et de renseignements, et de gestionnaire des opérations de sécurité, que nul des renseignements supprimés des trois documents ne pouvait être divulgué parce qu’il s’agissait de renseignements sensibles et que leur divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale du Canada.

 

[51]           Plus précisément, au paragraphe 7 de son affidavit non‑confidentiel, M. Sylvain s’est dit d’avis que la divulgation des renseignements contenus dans les trois documents pourraient :

7.             . . .

 

 

[TRADUCTION]

a.             révéler ou tendre à révéler l’intérêt porté par le Service à des personnes, groupes ou problèmes, notamment à l’existence ou l’absence de dossiers ou enquêtes anciens ou actuels, l’ampleur des investigations, ou les succès ou les échecs des enquêteurs;

 

 

b.             révéler ou tendre à révéler les techniques d’enquête et les méthodes d’intervention du Service,

 

 

c.             révéler ou tendre à révéler l’identité d’employés du Service ou ses procédures internes et méthodes administratives, comme des numéros de dossier;

 

 

d.             mettre en péril ou tendre à mettre en péril des relations internationales essentielles.


 

 

[52]           Dans la deuxième partie de son affidavit, M. Sylvain a exposé les fonctions du SCRS : ce service civil du renseignement de sécurité a été créé en juillet 1984 afin de remplacer le Service de sécurité de la GRC. Il a précisé que les obligations et les fonctions du Service sont énoncées aux articles 12 à 20 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (la Loi sur le SCRS). Il a déclaré que la fonction première du Service était exposée dans l’article 12 : il « recueille, au moyen d’enquêtes ou autrement, dans la mesure strictement nécessaire, et analyse et conserve les informations et renseignements sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada; il en fait rapport au gouvernement du Canada et le conseille à cet égard ». L’expression « menaces envers la sécurité du Canada » est définie dans l’article 2 de la Loi sur le SCRS.

 

[53]           Dans la troisième partie de son affidavit, M. Sylvain s’est penché sur la question des renseignements préjudiciables à la sécurité nationale du Canada. Il s’est exprimé sur deux points. Premièrement, il a déclaré que [TRADUCTION] « le secret est incontournable en matière de renseignements touchant la sécurité nationale » et que [TRADUCTION] « le secret est une nécessité en ce qui a trait aux activités passées et actuelles d’une agence de renseignement » parce que le SCRS [TRADUCTION] « doit avoir accès aux renseignements et le fait qu’il a connaissance de ces renseignements, leur amplitude, et les méthodes par lesquelles ils ont été obtenus doivent demeurer secrets ».

 

[54]           Le deuxième point sur lequel il s’est exprimé se trouve au paragraphe 15 de son affidavit; en voici le texte :

[TRADUCTION]

 

 

15.           Contrairement aux enquêtes policières, les enquêtes des agences de renseignements visent des événements futurs : on tente de prédire des événements futurs en dégageant le fil conducteur d’événements passés et actuels. Un groupe ou une organisation a une vie et ses activités ont une certaine continuité; l’enquête menée par le service de renseignement ne prend donc pas fin avec le départ ou la poursuite pénale de membres du groupe. L’agence de renseignements mène son enquête afin d’établir la taille et la composition du groupe impliqué, sa répartition géographique, ses agissements passés et ses objectifs afin d’apprécier sa capacité de nuire dans l’avenir. Il n’y a pas d’« infraction » constituée donnant un cadre à l’enquête; il faut rassembler des éléments d’information fragmentaires, souvent insignifiants pris isolément, et repérer les rapports réciproques des différentes sources et genres d’information, vérifier s’il y a un système d’activités. Ce genre d’enquête se fait à long terme et l’ancienneté des renseignements ne permet pas en elle‑même de dire si leur divulgation causerait un préjudice à la sécurité nationale. C’est plutôt la nature des renseignements, les méthodes par lesquelles ils ont été obtenus, et le fait même de leur divulgation qui peuvent avoir une incidence sur la sécurité nationale. [Non souligné dans l’original]

 

 

 


[55]           Aux paragraphes 16 et 17, M. Sylvain a évoqué les cibles des enquêtes menées par le SCRS. Selon lui, le SCRS vise notamment [TRADUCTION] « les personnes ou groupes impliqués ou suspectés d’être impliqués dans des activités constituant une menace à la sécurité du Canada » (il s’agit de subversion ou d’activités hostiles comme l’espionnage, le sabotage, le terrorisme et le renversement de gouvernements par la violence). Il a déclaré que [TRADUCTION] « la divulgation de renseignements qui révéleraient ou aideraient à révéler l’identité de personnes visées par des enquêtes confirmerait l’intérêt passé ou actuel du Service de sécurité pour ces cibles, ce qui pourrait mettre en péril l’efficacité de ses opérations et de ses enquêtes en incitant celles‑ci à prendre des mesures visant à déjouer ces enquêtes et à intoxiquer les enquêteurs avec des renseignements faux ou trompeurs », ce qui [TRADUCTION] « réduirait à néant l’utilité des sources humaines ou techniques ».

 

[56]           La divulgation de cibles [TRADUCTION] « fournirait aussi aux personnes qui se livrent à des activités constituant une menace à la sécurité du Canada des renseignements qui pourraient les mettre en mesure d’apprécier l’étendue, l’affectation et la sophistication des ressources, ainsi que le niveau d’expertise du Service ».

 

[57]           Aux paragraphes 18 et 19 de son affidavit, M. Sylvain évoque les sources techniques et il a déclaré que la divulgation d’un usage particulier de sources techniques, comme la surveillance électronique d’une cible d’enquête par le SCRS [TRADUCTION] « compromettra les enquêtes où l’on a recours à la surveillance électronique ». Il a ajouté que la [TRADUCTION] « divulgation de l’utilisation d’une source technique pourrait mettre sérieusement en péril pour l’avenir l’efficacité de toute utilisation de cette technique visant la même personne ou d’autres personnes liées à la cible, car cela les mettraient en mesure de concevoir des moyens pour rendre inefficace l’utilisation de la source technique ».

 


[58]           Aux paragraphes 20 à 22 de son affidavit, M. Sylvain a exposé les méthodes d’intervention du SCRS et le genre de personnel utilisé et il a déclaré que la divulgation de renseignements [TRADUCTION] « qui révéleraient ou aideraient à révéler les méthodes et les politiques d’intervention du SCRS aiderait les cibles d’enquête actuelles et futures à contrer les efforts du Service ». Il a déclaré que les [TRADUCTION] « méthodes d’intervention du SCRS comprennent les techniques et méthodes spécifiquement utilisées lors des opérations touchant les renseignements de sécurité ainsi que leurs modalités de déploiement, leur structure et leur ampleur » et que, [TRADUCTION] « de même, la divulgation de renseignements de ce genre concernant des enquêtes précises pourrait révéler la connaissance ou l’intérêt du Service concernant les activités des cibles et révéler ses points faibles et ses points forts ».

 

[59]           Il a déclaré que la capacité du Service à effectuer des opérations secrètes fructueuses était essentielle s’il voulait remplir ses fonctions; en effet, l’activité de surveillance est destinée à obtenir des renseignements et il est fréquent qu’elle se déroule à long terme. Il a confirmé que le SCRS [TRADUCTION] « a des agents secrets qui observent les activités de différentes cibles et en font rapport » et que [TRADUCTION] « la divulgation de leur identité pourraient les mettre hors‑circuit et mettre sérieusement en péril la surveillance en cours des cibles dont ils observent les activités » et il a ajouté que [TRADUCTION] « la divulgation de leur identité pourraient nuire à leur sécurité et pourrait avoir des conséquences sur le recrutement de nouveaux agents secrets et la poursuite des activités des agents actuellement sur le terrain si l’on savait que leur identité était susceptible d’être divulguée ».

 


[60]           Au paragraphe 23 de son affidavit, M. Sylvain a déclaré que les relations internationales du Canada subiraient un préjudice parce que certains renseignements dévoileraient les pays qui l’intéressent et qui ont été ciblés par ses organismes de renseignement et la divulgation de ces [TRADUCTION] « cibles causerait une fureur ou des répercussions sur la scène internationale et pourraient donner lieu à des sanctions diplomatiques et commerciales visant le Canada et éventuellement ses alliés ».

 

[61]           Dans la dernière partie de son affidavit, M. Sylvain a évoqué l’effet de mosaïque et le fait qu’il en a tenu compte lorsqu’il s’est fait une opinion au sujet du préjudice probable que pourrait subir la sécurité nationale en raison de la divulgation des renseignements figurant dans les trois documents en question.

 

[62]           Au paragraphe 25 de son affidavit, il a déclaré [TRADUCTION] « que l’on ne peut pas évaluer le préjudice causé par la divulgation de renseignements sans tenir compte du contexte global. Il faut postuler que les renseignements parviendront entre les mains de personnes qui connaissent les cibles du Service et les activités visées par l’enquête. Lorsqu’ils parviennent entre les mains d’un observateur bien informé, celui‑ci peut utiliser des éléments d’information apparemment sans lien, qui ne sont pas forcément en eux‑mêmes particulièrement sensibles, afin de brosser un tableau plus complet lorsqu’il les rattache à des renseignements déjà connus de lui ou d’une autre source ». Il invoque la décision Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229, (1re inst.), confirmé 140 N.R. 315 (C.A.F.), dans laquelle l’effet de mosaïque a été reconnu au Canada. Il invoque aussi la jurisprudence américaine.

 

[63]           M. Sylvain a confirmé que, en rattachant les renseignements divulgués par le SCRS à ce qui est déjà connu, l’observateur bien informé peut tirer, au sujet des cibles, des méthodes d’intervention, des sources et des techniques du SCRS des déductions qui vont bien au‑delà de ce que le document révèle de prime abord à l’observateur qui ne l’est pas.

 

 

LES RENSEIGNEMENTS

(1)       Ce qui a été dit à M. Kempo

(a)        Dans la défense modifiée

 

[64]           Il a été dit essentiellement deux choses à M. Kempo. Au paragraphe 6 de la défense modifiée, SMR [TRADUCTION] « nie formellement que le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS), ses employés et ses agents aient jamais commis des actes ayant nui ou causé un préjudice à M. Kempo ». La deuxième chose qui a été dite à M. Kempo est énoncée au paragraphe 15 : [TRADUCTION] « de manière générale, la défenderesse [SMR] affirme que l’action de M. Kempo est prescrite selon l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif fédérale et/ou l’article 3 de la Limitation Act de la Colombie‑Britannique et/ou l’article 3 de la Limitations Act de l’Alberta ».

 


(b)        Dans l’affidavit non‑confidentiel

 

[65]           Il a été signifié à M. Kempo l’affidavit non‑confidentiel de Warren Sunstrum, qui est maintenant Directeur général de la région de la Colombie‑Britannique du SCRS et qui est l’un des agents de renseignements employés par le SCRS depuis 1984 et qui, au cours de sa carrière, a participé à un bon nombre d’enquêtes sensibles mettant en jeu des renseignements classifiés de nature sensible et qui a une connaissance approfondie des fonctions du Service, de ses méthodes d’intervention, de ses priorités, de ses politiques et de sa gestion.

 

[66]           L’affidavit non‑confidentiel de Warren Sunstrum a informé M. Kempo sur un certain nombre de questions, notamment la déclaration préliminaire suivante au paragraphe 3 :

[traduction]

3.             À ma connaissance, je n’ai jamais vu le Service se livrer à des campagnes contre des personnes afin de leur nuire, sur le plan personnel ou professionnel, ou visant précisément M. Kempo. (Passage supprimé). Je fais ces affirmations à la lumière de mes nombreuses années d’expérience dans le Service, des attributions du Service et des vérifications que j’ai faites dans les bases de données du Service (Passage supprimé). [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[67]           M. Sunstrum a ensuite exposé les fonctions du Service et cela rejoint la teneur de certains paragraphes de l’affidavit non‑confidentiel d’Ivan Sylvain qui ont déjà été mentionnés.

 

[68]           Aux paragraphes 10 à 13 de son affidavit, M. Sunstrum a exposé le processus d’approbation de l’affectation des ressources du SCRS aux enquêtes qu’il mène. Il me semble utile d’en reproduire le texte :


 

[traduction]10.     Lorsque le Service mène des enquêtes ayant trait à des « menaces » en vertu de l’article 12 de la Loi sur le SCRS, il ne peut déployer des ressources de surveillance de quelque nature que ce soit visant qui que ce soit sans un pouvoir d’enquête valide, conféré conformément à une directive ministérielle émanant du solliciteur général du Canada, désignant une personne comme cible d’enquête autorisée. Comme des niveaux d’enquête plus élevés permettent le recours à des techniques d’enquête plus envahissantes, celles‑ci sont autorisées par des gestionnaires de rang de plus en plus élevé.

 

 

11.           Les niveaux d’enquête qui autorisent le déploiement de ressources de surveillance doivent être approuvés par un comité d’approbation des cibles présidé par le directeur du Service et qui compte parmi ses membres le solliciteur général adjoint ou son représentant. Les interceptions par des mandats techniques ne se font que lorsque la Cour fédérale a lancé un mandat après que le solliciteur général a donné son approbation et l’autorisation de présenter une demande.

 

 

12.           Comme je l’ai dit plus haut, il faut établir, au sujet de la personne visée par un pouvoir d’enquête ou une demande de mandat présentée à la Cour fédérale, qu’il y a des motifs raisonnables de croire que l’intéressé constitue une « menace envers la sécurité du Canada », selon la définition dans l’article 2 de la Loi sur le SCRS.

 

 

13.           Lorsque les autorisations ont été données, le déploiement de ressources de surveillance, notamment en termes d’équipes, de spécialistes et de matériel, est soumis à d’autres procédures d’approbation et de suivi. Les activités d’intervention du Service comportant l’utilisation de techniques envahissantes sont contrôlées par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité et l’inspecteur général. (Passage supprimé). [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[69]           Dans la partie intitulée « bases de données opérationnelles du Service », M. Sunstrum a déclaré : [TRADUCTION] « J’ai effectué une recherche dans les bases de données opérationnelles du Service afin de vérifier si je pouvais y trouver des renseignements concernant M. Kempo (passage supprimé). » Tous les résultats de la recherche concernant M. Sunstrum ont été supprimés.

 


(c)        Dans le mémoire de SMR

 

[70]           Le mémoire des faits et du droit présenté par SMR à l’appui de sa requête en jugement sommaire est généralement fondé sur sa défense modifiée et sur l’affidavit versé à l’appui de celle‑ci.

 

[71]           Afin de donner une idée des autres éléments qui ont été divulgués à M. Kempo dans ce document, je reproduis les passages suivants :

(1)       Au paragraphe 2, SMR a déclaré : [TRADUCTION] « À première vue, on ne peut que qualifier les allégations de M. Kempo de bizarres, fantaisistes, frivoles et vexatoires. Tout le monde sait que le Canada est une démocratie constitutionnelle soumise à la règle de droit et que ni le SCRS ni aucun autre ministère ou organisme du gouvernement canadien ne se livre à des « campagnes » visant délibérément à nuire aux personnes ». Les trois paragraphes suivants ont été expurgés et le déclarant a affirmé au paragraphe 6 : [TRADUCTION] « En résumé, les allégations de M. Kempo ne soulèvent pas de véritable question litigieuse et il faut maintenant mettre un terme à son action par un jugement sommaire car nulle ressource supplémentaire ne doit être consacrée à un contentieux voué à l’échec ».


(2)       Au paragraphe 10, SMR a déclaré que M. Kempo alléguait qu’il avait appris que le SCRS menait [TRADUCTION] « cette campagne » en 1993 et qu’il avait [TRADUCTION] « rassemblé des preuves » contre le SCRS depuis lors. [TRADUCTION] « En dépit du fait que M. Kempo a découvert qu’il avait une cause d’action en janvier 1993, il a attendu plus de 9 ans avant d’engager la présente action, en septembre 2002 ».

(3)       Au paragraphe 13, SMR a déclaré que [TRADUCTION] « afin de répondre à la déclaration modifiée de M. Kempo, la défenderesse a pris les dispositions pour que Warren Sunstrum, un fonctionnaire de haut rang au SCRS, fasse une recherche dans les bases de données opérationnelles pour vérifier s’il y avait des renseignements concernant (passage supprimé) Brad Kempo (passage supprimé). Dans un (passage supprimé) affidavit, M. Sunstrum a exposé les résultats de cette recherche ».

(4)       Les deux paragraphes suivants ont été expurgés et le paragraphe 16 se lit comme suit : [TRADUCTION] « [E]n outre, (passage supprimé) l’affidavit de M. Sunstrum confirme le fait notoire que le SCRS ne livre pas à des campagnes contre les personnes afin de leur nuire ».

(5)       Au paragraphe 17, SMR a déclaré [TRADUCTION] : « [L]e 30 juin 2002, la défenderesse a présenté sa défense modifiée [...]. Le système de défense de la défenderesse peut être résumé comme suit :

(a)           Le SCRS, ses employés et ses agents n’ont jamais commis d’actes à quelque époque que ce soit ayant nui ou causé un préjudice à M. Kempo; »

 

 

Les quatre paragraphes suivants ont été expurgés et le paragraphe (f) se lit comme suit : [TRADUCTION] « comme le SCRS n’a commis aucun acte ayant causé un préjudice à M. Kempo, l’action doit être intégralement rejetée ».


 

[72]           Il est aussi utile de mentionner certaines observations qu’a faites SMR dans son mémoire. Dans celui‑ci, SMR a affirmé à nouveau que le SCRS n’a pas mené de campagne contre M. Kempo et elle a déclaré au paragraphe 24 : [TRADUCTION] « L’allégation principale de M. Kempo contre SMR est qu’il est la victime d’une campagne délibérée orchestrée par le SCRS depuis 1987 pour lui nuire afin de l’empêcher d’accomplir sa destinée : être nommé juge ».

 

[73]           Le paragraphe 25 du mémoire de SMR se lit comme suit : [TRADUCTION] « Cette allégation est, à sa face même, absurde » parce que [TRADUCTION] « le SCRS n’a pas le pouvoir d’entreprendre des campagnes visant à nuire aux personnes à quelque fin que ce soit, notamment à empêcher des personnes d’être nommées à la magistrature ». Sa fonction principale consiste à [TRADUCTION] « recueillir des informations et de faire du renseignement concernant les activités qui peuvent constituer des menaces envers la sécurité du Canada ».

 

[74]           Il est utile de reproduire les paragraphes 26, 27 et 28 du mémoire de SMR :

[traduction]

26.           L’examen de la déclaration modifiée de M. Kempo révèle que celui-ci n’a fait état d’aucun fait matériel plausible tendant à indiquer que le SCRS a effectivement délibérément décidé de se livrer à une campagne organisée depuis 1987 afin de nuire à M. Kempo. En fait, M. Kempo se borne à donner une litanie d’incidents déplaisants qu’il a vécus et conclut audacieusement que c’est le SCRS qui en était la cause. Le droit est clair : le demandeur ne peut simplement alléguer qu’il a subi un préjudice dont le défendeur est responsable sans faire état de faits matériels montrant que c’est le défendeur qui a causé le préjudice en question.

 

 


27.           Outre le fait que la défenderesse nie l’allégation fantaisiste de M. Kempo selon laquelle le SCRS s’est livré à une campagne systématique depuis 1987 afin de lui nuire, elle a produit (passage supprimé) l’affidavit de Warren Sunstrum, Directeur général de la région des Prairies du SCRS. M. Sunstrum est au service du SCRS depuis 1984 à différents titres et il a donc une bonne connaissance des fonctions du SCRS et de la manière dont celui‑ci agit. M. Sunstrum déclare n’être au courant de campagnes engagées par le SCRS visant à nuire à qui que ce soit, notamment à M. Kempo. Il se fonde sur ses nombreuses années d’expérience au SCRS, les attributions de celui‑ci et les vérifications qu’il a faites dans ses bases de données internes et ses dossiers.

 

 

28.           En outre, M. Sunstrum a vérifié les bases de données opérationnelles du SCRS afin de voir s’il pouvait y trouver des renseignements concernant M. Brad Kempo (passage supprimé). [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[75]           Au paragraphe 30 de son mémoire, SMR a reproduit l’allégation de M. Kempo, qui évoquait [TRADUCTION] « les incidents déplaisants qu’il a vécus au cours des quinze dernières années » et exposait [TRADUCTION] « les nombreuses occasions au cours desquelles une personne ou une organisation avec laquelle il a eu affaire lui aurait causé un préjudice et il conclut audacieusement que toutes ces personnes ou organisations sont ‘des agents sur le terrain’ exécutant les ordres du SCRS d’infliger des souffrances à M. Kempo ». Les preuves pertinentes figurent dans les quatre paragraphes qui sont expurgés.

 

[76]           Le dernier chapitre du mémoire de SMR avait trait à sa thèse selon laquelle l’action de M. Kempo était prescrite, une autre raison pour laquelle, selon SMR, cette affaire ne soulève pas de véritable question litigieuse. SMR a invoqué le délai de prescription de six ans prévu par l’article 32 de la LRCÉCA lorsque le fait générateur de la cause d’action survient ailleurs que dans une province.

 

[77]           SMR a déclaré que M. Kempo admettait dans sa déclaration modifiée qu’il était au courant de l’existence de la prétendue « campagne » depuis 1993 et, si l’on calcule le point de départ de la période de prescription de six ans selon la règle de la possibilité de découvrir le dommage, M. Kempo avait jusqu’en 1999 pour engager une action relativement à la prétendue « campagne du SCRS », mais il a attendu plus de trois ans, jusqu’au 13 septembre 2002, pour ce faire.

 

[78]           Par ailleurs, SMR a soutenu, au paragraphe 39, que si l’on considère que l’action de M. Kempo a trait à tous les incidents précis qui lui auraient causé un préjudice, ceux‑ci, qui sont distincts, ont eu lieu soit en Alberta, soit en Colombie‑Britannique; les délais de prescription applicables sont ceux qui sont prévus par la Limitations Act de chacune de ces provinces, c’est‑à‑dire deux ans. SMR conclut que l’action de M. Kempo fondée sur les incidents précis qui se sont produits avant le 13 septembre 2002 est prescrite.

 

[79]           Enfin, le paragraphe 42 du mémoire de SMR se lit comme suit :

[traduction]

42.           M. Kempo allègue que vers mars 1990, il a conclu une entente avec le SCRS l’autorisant à installer du matériel de surveillance dans son domicile d’Edmonton afin qu’il puisse effectuer la surveillance d’une autre résidence située à proximité de la sienne. M. Kempo allègue aussi que cette entente n’était qu’un prétexte servant au SCRS à commencer à effectuer une « expérience psychique de longue durée » sur lui, par laquelle le SCRS « a contribué à troubler sa faculté de perception, visuelle et auditive, et à provoquer des troubles moteurs à son organisme ».

 

 

 

[80]           Les preuves fournies en réponse à ces allégations ont été supprimées des trois paragraphes suivants.


 

(2)       Ce qui n’a pas été dit à M. Kempo

 

[81]           Je vais donner les grandes lignes des éléments supprimés; par la force des choses, je vais m’en tenir à des généralités. Les renseignements supprimés :

 

(a)       De la défense modifiée

(i)         sauf une admission, se rapportent à la question de savoir si SMR a nié ou n’avait aucune connaissance des allégations figurant dans les autres paragraphes de la déclaration modifiée;

(b)       De l’affidavit de Warren Sunstrum

(i)         se rapportent à la nature des méthodes de cueillette de renseignements du SCRS;

(ii)        consistent en des précisions au sujet des renseignements contenus dans les bases de données opérationnelle et les dossiers du SCRS;

(iii)       expliquent de quelle manière le Comité de surveillance des activités de renseignement et l’inspecteur général contrôlent les activités du SCRS;

(iv)       exposent ses méthodes de recherche dans les bases de données opérationnelles et les autres dossiers du SCRS et les résultats obtenus.

(c)       Du mémoire des faits et du droit de SMR présenté à l’appui de sa requête en jugement sommaire


(i)         les résultats obtenus grâce aux recherches faites dans les bases de données opérationnelles et les dossiers.

ANALYSE

 

[82]           Dans Ribic, précité, la Cour d’appel fédérale a énoncé les trois étapes successives que doit suivre le juge désigné lorsqu’il est saisi d’une demande présentée en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada.

 

[83]           Comme on l’a expliqué plus haut, ces étapes sont les suivantes. Premièrement, il doit dire si les renseignements sont pertinents quant aux questions en litige; selon les termes du juge Létourneau, il s’agit « d’un seuil de faible niveau »; deuxièmement, s’il conclut qu’ils sont pertinents, il doit alors dire si la divulgation des renseignements supprimés serait, en l’espèce, préjudiciable à la sécurité nationale; troisièmement, si tel est le cas, il doit dire si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation.

 

[84]           En l’espèce, je suis d’avis que, en ce qui concerne les deux premières étapes, les arguments du procureur général sont très convaincants.

 


[85]           Les renseignements supprimés étaient pertinents quant à la défense modifiée de SMR et à la requête en jugement sommaire. Ces renseignements donnaient des précisions concernant la défense de SMR répondant à la thèse de M. Kempo ainsi que les faits sur lesquels s’appuyait SMR pour affirmer dans sa requête en jugement sommaire qu’il n’y avait pas de question litigieuse, au motif que sa preuve montrait que SMR ni le SCRS n’ont jamais participé à un complot visant nuire à M. Kempo.

 

[86]           Quant à la deuxième étape, le procureur général m’a convaincu que les renseignements supprimés constituaient des renseignements sensibles dont la divulgation porterait préjudice à la sécurité nationale; j’ai suivi la mise en garde du juge Létourneau et il faut donner un poids considérable aux observations du procureur général sur ce point. Je conclus que son appréciation du préjudice que pourrait subir la sécurité nationale si les passages supprimés étaient divulgués était raisonnable.

 

[87]           J’ai auparavant exposé la teneur de l’affidavit non‑confidentiel d’Ivan Sylvain. Dans son affidavit confidentiel, M. Sylvain a rattaché chaque type de préjudice aux éléments de preuve supprimés des trois documents de SMR.

 

[88]           Il est manifeste que la thèse sur laquelle je suis appelé à me prononcer a été soigneusement formulée par le procureur général, vu deux des décisions sur lesquelles il a attiré mon attention. Premièrement, il a cité l’arrêt Gold c. La Reine du chef du Canada, [1986] 2 C.F. 129 (C.A.).

 

[89]           Dans cette affaire, M. Kempo poursuivait au civil SMR pour complot et celle‑ci prétendait que la divulgation de documents porterait préjudice à la sécurité nationale. Le juge Mahoney, qui a rédigé les motifs du jugement de la Cour d’appel fédérale, a fait les observations suivantes à la page 139 :

¶ 18      Les documents litigieux, qui sont numérotés de 1 à 150, ont été remis dans deux volumes scellés. L’attestation modifiée définit dans les termes suivants le préjudice redouté pour la sécurité nationale advenant la divulgation de ces documents :

 

 

[TRADUCTION] 4. Plus particulièrement, la divulgation des renseignements contenus dans lesdits documents :

 

 

a)  identifierait ou permettrait d’identifier les sources humaines et techniques d’information de l’ancien Service de sécurité de la Gendarmerie royale du Canada ou de l’actuel Service canadien de renseignements et de sécurité, tous deux appelés ci‑après le "Service";

 

 

b)  identifierait ou permettrait d’identifier les cibles du Service;

 

 

c) identifierait ou permettrait d’identifier les méthodes et stratégies opérationnelles et administratives du Service;

 

 

d)  compromettrait la sécurité du système cryptographique du Service ou aurait pour effet de lui nuire;

 

 

                                                                      . . .

 

 

 

[90]           Le juge Mahoney a conclu que l’attestation modifiée, considérée de concert avec l’affidavit complémentaire « fournit des motifs parfaitement rationnels pour lesquels le juge désigné et la présente Cour devraient conclure qu’il est raisonnable de croire que la divulgation des renseignements pourrait nuire à la sécurité nationale » [non souligné dans l’original]. C’est le critère même qu’a suivi le juge Létourneau dans Ribic, précité.

 

[91]           La deuxième décision citée est Henrie, précitée, qu’a rendue le juge Addy de la Cour; il a exposé son point de vue sur le genre de renseignements qui doivent être protégés en raison du préjudice que pourrait subir la sécurité nationale. Je cite les paragraphes 29, 30 et 31 de ses motifs :

¶ 29      Lorsqu’on fait la part des avantages relatifs, pour le public, de la divulgation et de la non‑divulgation de la preuve, il est évident que les considérations et les circonstances dont il faut tenir compte et qui pourraient militer contre le contrôle ou la suppression appropriés des menaces envers la sécurité nationale sont beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus complexes que les considérations visant un intérêt national différent de ceux qui sont énoncés à l’article 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada. En matière criminelle, le bon fonctionnement de la capacité investigatrice de l’administration de la justice exige seulement que lorsque la situation l’exige, l’identité de certaines sources humaines de renseignements demeure cachée. Par contraste, en matière de sécurité, existe la nécessité non seulement de protéger l’identité des sources humaines de renseignement mais encore de reconnaître que les types suivants de renseignements pourraient avoir à être protégés, compte tenu évidemment de l’administration de la justice et plus particulièrement de la transparence de ses procédures : les renseignements relatifs à l’identité des personnes faisant l’objet d’une surveillance, qu’il s’agisse de particuliers ou de groupes, les moyens techniques et les sources de la surveillance, le mode opérationnel du service concerné, l’identité de certains membres du service lui‑même, les systèmes de télécommunications et de cryptographie et, parfois, le fait même qu’il y a ou non surveillance. Cela signifie par exemple que des éléments de preuve qui, en eux‑mêmes, peuvent ne pas être particulièrement utiles à reconnaître une menace, pourraient néanmoins devoir être protégés si la simple révélation que le SCRS en a possession rendrait l’organisme visé conscient du fait qu’il est placé sous surveillance ou écoute électronique, ou encore qu’un de ses membres a fait des révélations.

 

 

¶ 30      Il importe de se rendre compte qu’un [TRADUCTION] "observateur bien informé", c’est‑à‑dire une [page 243] personne qui s’y connaît en matière de sécurité et qui est membre d’un groupe constituant une menace, présente ou éventuelle, envers la sécurité du Canada, ou une personne associée à un tel groupe, connaîtra les rouages de celui‑ci dans leurs moindres détails ainsi que les ramifications de ses opérations dont notre service de sécurité pourrait être relativement peu informé. En conséquence de quoi l’observateur bien informé pourra parfois, en interprétant un renseignement apparemment anodin en fonction des données qu’il possède déjà, être en mesure d’en arriver à des déductions préjudiciables à l’enquête visant une menace particulière ou plusieurs autres menaces envers la sécurité nationale. Il pourrait, par exemple, être en mesure de déterminer, en tout ou en partie, les éléments suivants : (1) la durée, l’envergure et le succès ou le peu de succès d’une enquête; (2) les techniques investigatrices du service; (3) les systèmes typographiques et de téléimpression utilisés par le SCRS; (4) les méthodes internes de sécurité; (5) la nature et le contenu d’autres documents classifiés; (6) l’identité des membres du service ou d’autres personnes participant à une enquête.

 


 

¶ 31      L’examen des documents et des éléments de preuve mentionnés dans le certificat d’opposition me convainc que la divulgation des renseignements qu’ils contiennent pouvant avoir quelque rapport avec la question de savoir si le PCOM‑L ou le GMLL sont des organismes susceptibles ou non de constituer une menace envers la sécurité du Canada, se révélerait préjudiciable à la sécurité nationale parce que, de façon générale, cette divulgation a) permettrait d’identifier ou aurait tendance à identifier des sources humaines et des sources techniques; b) permettrait d’identifier ou aurait tendance à identifier des particuliers ou des groupes existants ou qui ont existé et qui font ou ne font pas l’objet d’une enquête; c) permettrait d’identifier ou aurait tendance à identifier des techniques et des méthodes utilisées par le service de renseignement; d) permettrait d’identifier ou aurait tendance à identifier des membres du service; e) nuirait ou aurait tendance à nuire à la sécurité des systèmes de télécommunications et de cryptographie du service; f) révélerait l’intensité de l’enquête; g) révélerait le succès ou le peu de succès de l’enquête. J’estime également que la plupart des documents appartiennent à deux ou plus de deux des catégories susmentionnées. [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[92]           Je remarque que dans Re Harkat, [2003] CFPI 285, ma collègue la juge Dawson a cité les propos du juge Addy et abondé dans son sens; il s’agissait d’une affaire mettant en cause le caractère raisonnable d’un certificat de sécurité émis en vertu de l’article 77 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et, plus précisément, la question de savoir si la divulgation de certains renseignements porterait préjudice à la sécurité nationale.

 

[93]           Les deux premières étapes de l’analyse requise par la jurisprudence Ribic ayant été franchie, il faut passer à l’étape finale, c’est‑à‑dire soupeser les intérêts divergents en présence, comme l’exige le paragraphe 38.06(2).

 


[94]           L’affaire Ribic, précitée, était de nature pénale. Je suis saisi, en l’occurrence, d’une affaire civile. Le juge Létourneau, dans les motifs du jugement rendu dans Ribic, précité, a cité Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 470 (Hijos, S.A.), un arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans une cause civile; lors des interrogatoires préalables, la Couronne avait élevé une objection contre des questions posées au motif que les réponses porteraient préjudice aux relations internationales du Canada. Le juge Létourneau a fait les observations suivantes au paragraphe 22 de l’arrêt Ribic, précité :

¶ 22      Soupeser les intérêts rivaux en jeu requiert l’application d’un critère plus rigoureux que la règle habituelle de la pertinence des renseignements. Autrement, ainsi que l’atteste la position de l’appelant, des renseignements sensibles pertinents seront toujours divulgués, au détriment des relations internationales, de la défense nationale ou de la sécurité nationale. Dans les faits, cela veut dire que les intérêts ne sont pas soupesés. C’est ce que notre Cour disait dans l’affaire civile Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général) (2002), 299 N.R. 154 (C.A.F.), où le juge Stone, J.C.A., écrivait, aux paragraphes 17 et 18, à propos des anciens articles 37 et 38 de la Loi :

 

 

Par conséquent, la question de savoir si une question est pertinente dans le contexte d’une décision fondée sur l’article 37 et 38 ne doit pas être considérée comme se rapportant strictement à la question de savoir si elle se rapporte à un point qui a été plaidé, mais plutôt à son importance relative lorsqu’il s’agit de prouver la demande ou de se défendre.

 

 

Je suis d’accord avec le juge des requêtes lorsqu’il dit, au paragraphe 28, que « les renseignements que les demandeurs cherchent à obtenir n’établiront pas un fait crucial pour leur argumentation ». Selon l’interprétation que je donne aux motifs du juge, ce facteur est important lorsqu’il s’agit de déterminer si des raisons d’intérêt public déterminées l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation.

 

 

La Cour a examiné les facteurs énumérés dans l’affaire Kahn c. Canada, [1996] 2 C.F. 316 (1re inst.) : la nature de l’intérêt public que l’on cherche à protéger par la confidentialité, la gravité de l’accusation ou des questions concernées, l’admissibilité des documents et leur utilité, la question de savoir s’il y avait d’autres moyens raisonnables d’obtenir les renseignements, la question de savoir si la divulgation demandée visait la communication de certains documents ou constituait un interrogatoire à l’aveuglette, et la question de savoir si les renseignements sont susceptibles d’établir un fait crucial pour la défense. À l’évidence, les deux derniers facteurs imposent un seuil plus élevé que la simple pertinence. [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[95]           Lorsqu’il a pesé l’un des facteurs pertinents, le juge Létourneau a signalé que le privilège relatif aux secrets d’État invoqué devant lui visait en partie à assurer la protection de la sécurité d’une nation entière. Il a ajouté : « Ainsi que le disait lord Hoffmann [¼] le prix d’une erreur peut être élevé si les questions de sécurité nationale sont ignorées ou prises à la légère ».


 

[96]           Avant de tirer les conclusions relatives au poids à donner aux facteurs dont la pertinence est reconnue, je reviens une fois encore à l’arrêt Gold, précité, rendu par la Cour d’appel fédérale. Comme je l’ai mentionné, dans cette affaire, le demandeur poursuivait au civil la Couronne pour complot visant à lui nuire. Son action était fondée sur sa cote de sécurité et donc sur l’impossibilité d’avoir une promotion.

 

[97]           Après avoir soupesé les facteurs pertinents, le juge Mahoney a fait les observations suivantes :

En l’espèce, l’intérêt public dans la sécurité nationale, servi par la non‑divulgation des renseignements, est manifeste. Bien qu’il puisse sembler évident au pouvoir judiciaire, il n’est pas certain que l’intérêt public opposé que servirait la divulgation soit reconnu de tous. Il est de l’essence même de tout système judiciaire digne de la confiance du public que, avant toute autre chose, il donne à tout plaideur une chance honnête de faire valoir son point de vue et qu’il soit perçu comme tel. La justice ne peut être rendue, et il est douteux qu’on pense qu’elle l’a été, si une partie, même en raison d’un motif d’intérêt public très convaincant, ne peut exprimer pleinement son point de vue ou n’a pas la possibilité de combattre les arguments de la partie adverse. Les événements consécutifs à la perte inexplicable du sous‑marin Thetis en fournissent un exemple classique, voir Duncan v. Cammell, Laird & Co., Ld., [1942] A.C. 624 (H.L.). [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[98]           Le juge a trouvé à redire à une observation faite par le juge désigné dont la décision était visée par un recours en contrôle judiciaire et qui s’était exprimé en ces termes :

Devant une telle attestation et devant deux intérêts publics en jeu où, d’une part, on exige la non‑divulgation afin de protéger une question aussi vitale que la sécurité nationale et, d’autre part, on exige la divulgation de renseignements en vue essentiellement de permettre la poursuite d’une action en dommages‑intérêts, il m’est difficile de concevoir un ensemble de circonstances où la cour serait requise de juger opportun d’examiner les documents couverts par l’attestation, étant donné l’existence de ce déséquilibre aussi évident entre les deux intérêts publics à servir. [non‑souligné dans l’original]

 

 

 

[99]           Voici la réponse du juge Mahoney :

Je m’interroge également sur l’approche qui me semble, peut‑être à tort, avoir été retenue dans le premier paragraphe. Le Parlement a reconnu que l’intérêt public dans l’administration de la justice, qui milite pour la divulgation, peut l’emporter sur l’intérêt public dans la sécurité nationale qui milite contre la divulgation. L’économie de la loi ne révèle pas de déséquilibre évident entre ces deux intérêts. L’objet d’une procédure judiciaire particulière n’est qu’un des facteurs pertinents dont doit tenir compte le juge chargé par le législateur de sous‑peser les intérêts publics contradictoires présents dans chaque demande. À mon avis, les détails ou le fond d’une allégation de danger pour la sécurité nationale doivent être considérés au même titre que l’objet ou le fond d’une procédure judiciaire donnée. [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[100]       Le juge Mahoney a conclu en ces termes :

L’une des pierres d’assise du [¼] système est le contrôle efficace exercé par le pouvoir judiciaire. L’une des caractéristiques du [¼] système est que sa crédibilité repose sur la confiance du public que les tribunaux soupèsent en fait les intérêts publics qui s’affrontent. Sa crédibilité en souffrirait s’il semblait que les tribunaux renoncent automatiquement à l’exercice de leur discrétion parce que la sécurité nationale est considérée si vitale que les motifs invoqués à l’appui d’une saine administration de la justice ne sauraient prévaloir. Chaque demande fondée sur l’article 36.2 doit être jugée sur le fond. [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[101]       En ce qui concerne l’importance de l’intérêt public dans la bonne administration de la justice et la transparence du processus judiciaire, voir Henrie, précité, à la page 238.

 

[102]       Je reproduis aussi les observations du juge Blanchard au sujet des facteurs dont il faut tenir compte lorsqu’il s’agit de soupeser les intérêts en présence, et j’abonde entièrement en son sens. C’était les deux décisions du juge Blanchard qui étaient visées par le recours en contrôle judiciaire et que le juge Létourneau a confirmées. Il s’est exprimé en ces termes aux paragraphes 22 et 23 de Ribic v. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 10 :


¶ 22      Le paragraphe 38.06(2) de la Loi ne précise pas le critère ou les facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit de soupeser les intérêts opposés; de plus, la Loi n’envisage pas un manque d’équilibre évident entre les raisons d’intérêt public relatives à la sécurité nationale et les raisons d’intérêt public relatives à l’administration de la justice. Je suis d’avis que la Cour peut tenir compte de différents facteurs en soupesant les diverses raisons d’intérêt public. L’étendue des facteurs peut bien varier d’un cas à l’autre.

 

 

¶ 23      Dans le contexte d’une affaire portant sur des accusations criminelles graves, comme c’est ici le cas, la question de savoir si les renseignements en question établissent probablement un fait crucial pour la défense est de fait un facteur important à prendre en considération dans le processus de mise en équilibre. D’autres facteurs justifient également l’examen par la Cour de questions telles que la nature de l’intérêt que l’on cherche à protéger; l’admissibilité et l’utilité des renseignements; leur valeur probante en ce qui concerne une question soulevée au procès; la question de savoir si le demandeur a établi qu’il n’existe pas d’autres moyens raisonnables d’obtenir les renseignements; la question de savoir si, en cherchant à obtenir la divulgation, le demandeur cherche à l’aveuglette des renseignements; la gravité des accusations ou des questions en jeu. [Voir Jose Pereira E. Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général) [2002] A.C.F. no 1658, 2002 CAF 470, dossier A‑3‑02, paragraphes 16 et 17]. Cette liste de facteurs n’est aucunement exhaustive. D’autres facteurs peuvent également le cas échéant exiger un examen. À mon avis, il faut examiner chaque demande selon les faits qui lui sont propres.

 

 

 

[103]       Plus précisément, je conviens avec le juge Blanchard que la portée des facteurs peut bien varier d’un cas à l’autre et que la liste des facteurs figurant dans Hijos S.A., précité, n’est pas exhaustive; d’autres facteurs peuvent être pertinents dans certains cas.

 

CONCLUSIONS QUANT AUX RAISONS D’INTÉRÊT PUBLIC QUI DOIVENT PRÉVALOIR

 


[104]       J’ai déjà conclu que la divulgation des renseignements supprimés porterait atteinte à la sécurité nationale; la question à laquelle je dois répondre au titre du paragraphe 38.06(2) est donc la suivante : les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent‑elles sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation? En d’autres termes, lesquelles sont les plus importantes ou doivent prévaloir?

 

[105]       Selon la jurisprudence, l’appréciation de l’importance relative d’une raison d’intérêt public particulière, par exemple, celle qui réclame la divulgation de renseignements dans le cadre d’un contentieux civil ou pénal, qui se rattache à la bonne administration de la justice, dépend des circonstances dans chaque cas.

 

[106]       Par exemple, dans Goguen v. Gibson, [1983] 1 F.C. 872, le juge en chef Thurlow a fait les observations suivantes à la page 881 :

Dans une affaire dont l’enjeu est mineur, il l’emporterait difficilement sur l’intérêt général en matière de sécurité nationale ou de relations internationales. Dans une poursuite au criminel relative à une infraction grave, voire capitale, son importance pourrait devenir considérable s’il était démontré que l’information était essentielle à la défense ou à la poursuite.

 

 

 

[107]       Dans une cause civile comme celle dont je suis saisi, selon la jurisprudence, je dois appliquer les facteurs énoncés dans Hijos S.A., précité, avalisés dans Ribic, précité.

 

[108]       Au moment d’entamer l’analyse, le texte légal ne penche ni dans un sens, ni dans l’autre; en d’autres termes, la loi ne donne pas la préférence aux raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation au détriment de celles qui justifient la divulgation. C’est en appliquant ces facteurs que la balance penche d’un côté ou de l’autre.

 

[109]       Après avoir appliqué et pesé ces facteurs, la preuve me permet de conclure que les raisons qui justifient la divulgation des renseignements supprimés ne l’emportent pas sur celles qui justifient la non‑divulgation.

 

[110]       En ce qui concerne la nature de l’intérêt public dont on demande la protection, les renseignements supprimés ont trait à la manière dont fonctionne le SCRS, le service de renseignement canadien. Comme je l’ai constaté, il est manifeste que les divulgations de ce genre sont contraires à l’intérêt public. J’abonde, au mot près, dans le sens du juge MacKay dans Singh (J.B.) c. Canada (Procureur général), [2000] ACF no 1007; dans cette affaire, la Commission des plaintes du public contre la GRC demandait la divulgation de documents ayant trait à la conférence de l’APEC de 1997. Le juge MacKay a fait l’observation suivante au paragraphe 32 :

L’intérêt public lié au maintien du secret dans le contexte de la sécurité nationale est très important. Lors de l’évaluation des différents intérêts publics en jeu en l’espèce, seule une situation exigeant indéniablement et impérieusement la communication l’emporterait sur cet intérêt. [Non souligné dans l’original]

 

 

 

[111]       La justification de la divulgation est appréciée en l’espèce notamment en fonction des facteurs suivants : les renseignements supprimés fourniraient‑ils des éléments de preuve qui aideraient M. Kempo à prouver un fait important relatif à ses prétentions? M. Kempo dispose‑t‑il d’autres voies pour prouver ses allégations sans qu’il soit nécessaire de divulguer les renseignements préjudiciables? La question en litige est‑elle grave? Selon mon appréciation, nul de ces facteurs ne milite en faveur de la divulgation des renseignements en cause à M. Kempo.

 

[112]       Premièrement, les renseignements supprimés n’aideront pas M. Kempo à prouver ses allégations. Ceux‑ci lui indiquent essentiellement que les dossiers de SMR ou du SCRS, son mandataire, montrent que ni l’une ni l’autre ne participent à un complot afin de lui nuire. Les renseignements de SMR supprimés sont analogues à un bouclier et je ne vois pas de quelle manière M. Kempo pourrait les transformer en épée afin de promouvoir sa cause.

 

[113]       Il est vrai que les renseignements en question donnent à SMR des éléments de preuve à l’appui de sa requête en rejet sommaire. Cependant, M. Kempo connaît la thèse de la partie adverse et il sait qu’il n’y a pas de preuve dans les dossiers pertinents indiquant l’existence d’un complot le visant. Selon les règles ayant trait au jugement sommaire, il doit répondre en déposant un affidavit par lequel il doit faire de son mieux pour démontrer qu’il a une cause défendable. M. Kempo a toute latitude pour présenter en réponse à la partie adverse, un affidavit afin d’établir les faits pertinents quant à ses prétentions. Le fait qu’il y ait des renseignements supprimés ne l’empêche en rien de le faire.

 

[114]       Deuxièmement, M. Kempo ne m’a pas convaincu qu’il ne peut raisonnablement pas produire sa propre preuve qui compense la suppression des renseignements en question. Après tout, il doit prouver ses prétentions selon la prépondérance des probabilités.

 


[115]       Troisièmement, c’est M. Kempo qui a engagé la présente action contre SMR; il n’est pas défendeur. Il a engagé une action civile contre SMP par laquelle il demande une indemnisation pécuniaire; sa vie ou sa liberté ne sont pas en jeu. À ce stade, pour des raisons évidentes, je m’abstiendrai de faire commentaires sur le bien‑fondé de ses prétentions.

 

[116]       Je vais faire quelques brèves observations sur les deux éléments que le procureur général voudrait faire soustraire de l’interdiction de divulgation.

 

[117]       Premièrement, le sommaire. Ayant interrogé de près M. Sunstrum relativement à son affidavit confidentiel, je conclus que le sommaire est correct. Les questions que j’ai adressées à M. Sunstrum ont surtout porté sur les points suivants qu’il avait divulgués dans son affidavit public : la manière dont le SCRS obtient les approbations pour affecter des ressources visant une cible autorisée, de quelle manière le SCRS conserve ses dossiers et le mode de fonctionnement de sa base de données opérationnelle.

 

[118]       Comme je l’ai dit auparavant, SMR dit à M. Kempo que la preuve dont elle dispose et qui est fondée sur la manière dont le SCRS agit établit que ni celui‑ci, ni ses employés, ni ses agents ne participent à quelque complot que ce soit pour lui nuire.

 

[119]       Cependant, à ce stade, je ne suis pas disposé à autoriser la divulgation du sommaire parce que je ne suis pas sûr que la Loi, et surtout le paragraphe 38.06(2), autorise la divulgation d’un sommaire après que j’ai conclu que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ne l’emportent pas sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation.


 

[120]       Ce point n’a pas été débattu devant moi et je demanderai aux parties de m’éclairer par leurs observations écrites.

 

[121]       J’éprouve les mêmes réserves au sujet de l’autorisation demandée en vertu du paragraphe 38.06(4). Puisque j’ai conclu que la divulgation ne peut pas être autorisée au titre du paragraphe 38.06(2), est‑il encore possible d’appliquer le paragraphe 38.06(4)?

 

[122]       En faisant cette observation, je garde à l’esprit qu’il n’est pas nécessaire que le juge des requêtes qui doit se prononcer sur le rejet sommaire soit un juge désigné par la Cour et que, dans bien des cas, il peut très bien s’agir d’un juge de la cour supérieure d’une province ou d’un territoire et qui aurait, si l’ordonnance demandée était rendue, accès aux renseignements supprimés, mais non pas M. Kempo.

 

[123]       Là encore, ce point n’a pas été débattu et, en toute justice, les parties doivent avoir la possibilité de s’exprimer sur les préoccupations de la Cour.

 

[124]       Une conférence téléphonique aura lieu le vendredi 3 décembre 2004, à midi, heure d’Ottawa, afin de fixer l’échéancier de présentation des observations écrites des parties sur ces deux points.

 

[125]       Pour tous ces motifs :

(1)       La demande du procureur général est accueillie;

 

(2)       L’interdiction de divulgation des renseignements suivants est confirmée :

(a)           les parties supprimées de la défense modifiée en date du 30 juin 2003 et produite par la défenderesse Sa Majesté la Reine dans le dossier de la Cour fédérale T‑1114‑02 (Brad Kempo c. Sa Majesté la Reine);

 

 

(b)           les parties supprimées de l’affidavit de Warren Sunstrum en date du 27 juin 2003 et produit par la défenderesse Sa Majesté la Reine dans le dossier de la Cour fédérale T‑1114‑02 à l’appui de la requête en jugement sommaire de la défenderesse, notamment tous les documents constituant les annexes « A » à « I » à cet affidavit;

 

 

(c)           les parties supprimées du mémoire des faits et du droit en date du 7 juillet 2003 et produit par la défenderesse Sa Majesté la Reine dans le dossier de la Cour fédérale T‑1114‑02 à l’appui de la requête en jugement sommaire de la défenderesse; [Non souligné dans l’original]

 

 

 

(3)       Pour l’instant, je m’abstiens de me prononcer sur les demandes présentées par le procureur général au sujet des autorisations sollicitées dans les paragraphes 3 et 4 de l’ordonnance demandée.

 

[126]       Ce n’est pas le genre de cause où il est indiqué d’accorder les dépens au procureur général.

 

 

                                                                           _ Francois Lemieux _             

                                                                                                     Juge                            

 

Ottawa (Ontario)

Le 30 novembre 2004

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, LL.B., B.C.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

 

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    DES‑5‑03

 

 

INTITULÉ :                                                   LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

c.

BRAD KEMPO

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 19 FÉVRIER 2004

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE LEMIEUX

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 30 NOVEMBRE 2004 – Version confidentielle

                        LE 19 SEPTEMBRE 2006 – Version publique

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jan Brongers                                                    POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Kempo                                                    POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Morris Rosenberg,                                            POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada,

Ottawa (Ontario)

 

Pour son propre compte,                                  POUR LE DÉFENDEUR

Vancouver (C.‑B.)

 


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