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Date : 20060919

Dossier : T-1046-04

Référence : 2006 CF 1121

Ottawa (Ontario), le 19 septembre 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HANSEN

 

ENTRE :

 

SIMONE SHERMAN

demanderesse

 

et

 

 

L’AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

 

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

 

[1]        La présente procédure découle d’un litige de longue date entre les parties. À la suite d’un contrôle judiciaire demandé par la demanderesse, la Cour a ordonné à la défenderesse, le 3 février 2005, de « verse[r] à la demanderesse le salaire rétroactif (avec intérêts) à partir du 28 août 2000, calculé selon un salaire à temps plein » (l’ordonnance). La demanderesse prétend que la défenderesse a désobéi à l’ordonnance en retenant 18 787,30 $ du salaire rétroactif dû à la demanderesse et en refusant de lui verser les intérêts pour la période s’étendant du 28 août 2000 au 25 février 2003. 

 

[2]        Le 22 août 2005, la Cour a ordonné à la défenderesse de comparaître pour répondre à ces allégations d’outrage au tribunal. Il s’agit du dossier dont est saisie la Cour à l’heure actuelle.

 

Faits convenus

[3]        La demanderesse a commencé à travailler pour la défenderesse en 1985.

 

[4]        En 1994, la demanderesse a arrêté de travailler pour se remettre d’un accident de travail et a fait une demande d’indemnités d’accident du travail. Elle est retournée au travail dans un poste différent à l’automne 1995. En janvier 1996, la demanderesse a réintégré son premier poste, travaillant quatre heures par jour. 

 

[5]        Le 28 août 2000, la défenderesse a mis fin à l’emploi de la demanderesse.  

 

[6]        Le 25 février 2003, un tiers indépendant a ordonné à la défenderesse de réintégrer la demanderesse, en date du 28 août 2000. Le 5 février 2004, le tiers indépendant a communiqué une lettre indiquant que la demanderesse avait droit à un salaire et à des avantages rétroactifs, calculés selon un travail à temps plein.   

 

[7]        En février 2004, la défenderesse a versé une partie du salaire rétroactif, calculé selon une journée de travail de quatre heures, et a retenu 18 787,30 $ du montant net versé à la demanderesse. La somme de 18 787,30 $ correspond aux indemnités payées en trop à la demanderesse selon la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (CSPAAT).

 

[8]        Le 9 mars 2004, la demanderesse a déposé un grief relativement à la déduction de la somme versée en trop par la CSPAAT.

 

[9]        Le 24 mai 2004, la demanderesse a introduit une demande pour obtenir une ordonnance de mandamus concernant la décision du tiers indépendant. Le 3 février 2005, la Cour a prononcé une ordonnance de mandamus enjoignant à la défenderesse de « verse[r] à la demanderesse le salaire rétroactif (avec intérêts) à partir du 28 août 2000, calculé selon un salaire à temps plein ». 

 

[10]      En mai 2005, la défenderesse a refusé de verser des intérêts pour la période s’étendant du 28 août 2000 (la date du congédiement de la demanderesse) au 25 février 2003 (la date de la décision du tiers indépendant) et a continué de retenir 18 787,30 $ de la somme payable. La défenderesse a versé à la demanderesse des intérêts rétroactifs à partir de la date de la décision rendue par le tiers indépendant.

 

Analyse

[11]      Quiconque désobéit à une ordonnance de la Cour est coupable d’outrage au tribunal : alinéa 466b) des Règles des Cours fédérales, DORS/2004-283. Il incombe à la partie alléguant l’outrage au tribunal de le prouver hors de tout doute raisonnable : article 469 des Règles. En d’autres mots, tous les éléments constituant l’infraction d’outrage au tribunal doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable. Lorsque la désobéissance à une ordonnance judiciaire constitue le présumé outrage au tribunal, pour qu’il y ait infraction, il faut que l’ordonnance judiciaire existe, que l’auteur présumé de l’outrage au tribunal connaisse l’existence de l’ordonnance judiciaire et qu’il y désobéisse sciemment.   

 

[12]      Certains principes bien établis concernant l’outrage au tribunal sont particulièrement pertinents en l’espèce. En premier lieu, la légitimité d’une ordonnance n’est pas un facteur pertinent dans le cadre d’une procédure pour outrage au tribunal. L’individu visé par une ordonnance doit y obéir pendant qu’elle est en vigueur, jusqu’à ce qu’elle soit annulée par les voies de justice : Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, au paragraphe 90. 

 

[13]      En deuxième lieu, un constat d'outrage au tribunal ne peut s'appuyer sur une ordonnance judiciaire qui est ambiguë.  La conduite dictée doit être énoncée clairement dans l'ordonnance : Telus Mobilité c. Syndicat des travailleurs des télécommunications, 2004 CAF 59, au paragraphe 4. 

 

[14]      Finalement, dans Peel Financial Holdings Ltd. c. Western Delta Lands Partnership, 2003 BCCA 551, au paragraphe 18, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique résume les principes applicables à l’outrage au tribunal et déclare que, si l’ordonnance supposément non respectée est ambiguë, celui sur qui repose l’accusation d’outrage au tribunal a droit à l’interprétation la plus favorable.  

 

[15]      Selon la demanderesse, la défenderesse a commis un outrage au tribunal relativement à l’ordonnance en refusant de lui verser des intérêts pour la période du 28 août 2000 au 25 février 2003. La demanderesse soutient également que la défenderesse a commis un outrage au tribunal relativement à l’ordonnance en ne lui versant qu’une partie de son salaire rétroactif et en retenant le reste pour compenser les paiements excédentaires de la CSPAAT. À l’audience, la demanderesse a convenu que, sauf pour ce qui est de la question des intérêts et de la déduction, la défenderesse s’est conformée à tous les autres aspects de l’ordonnance.

 

[16]      Selon la demanderesse, les parties s’entendent sur les faits pertinents relativement au non‑respect de l’ordonnance judiciaire. La demanderesse affirme que l’ordonnance du 3 février 2005 est claire [traduction] « comme de l’eau de roche ». De plus, il est également clair que la défenderesse a refusé de verser et n’a pas versé les intérêts dus pour la période du 28 août 2000 au 3 février 2003 comme l’exigeait l’ordonnance. En conséquence, la défenderesse a désobéi à l’ordonnance et a commis un outrage au tribunal. La demanderesse ajoute aussi que la question de savoir comment les intérêts doivent être calculés n’est pas un enjeu en l’espèce puisque le refus de la défenderesse de payer les intérêts pour la période en cause suffit à motiver un constat d’outrage.

 

[17]      D’après la façon dont la demanderesse interprète l’ordonnance, la Cour a ordonné à la défenderesse de verser à la demanderesse le salaire et les avantages rétroactifs, à partir de la date de son congédiement, ainsi que les intérêts sur cette somme à partir de la date du congédiement.

 

[18]      La défenderesse conteste cette interprétation de la demanderesse. Elle soutient qu’il ne peut être accordé par mandamus de réparation outrepassant la compétence de la personne ayant rendu la décision que le demandeur cherche à faire exécuter : Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.F.). En l’espèce, la décision du tiers indépendant ordonnait à la défenderesse de réintégrer la demanderesse en date du 28 août 2000 avec plein salaire et avantages rétroactifs. Il ne pouvait pas ordonner le paiement d’intérêts et ne l’a pas fait. Selon la défenderesse, pour ce motif, la Cour ne pouvait que parler d’intérêts avant et après jugement, conformément aux articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et, par incorporation, aux dispositions portant sur les intérêts avant et après jugement de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, chap. C.43, de l’Ontario. La défenderesse soutient aussi que, selon la loi ontarienne, des intérêts avant jugement à partir de la date du congédiement ne peuvent être accordés. Parce que la défenderesse a fait les paiements conformément à la loi, selon elle, la requête devrait être rejetée. La défenderesse souligne également que, en choisissant de verser des intérêts à partir de la date de la décision rendue par le tiers indépendant, elle a choisi la date la plus favorable à la demanderesse. 

 

[19]      En réponse, la défenderesse soutient que l’interprétation de la demanderesse ne tient pas compte des parenthèses entourant les mots « avec intérêts », que l’ordonnance n’indique pas que les intérêts sont rétroactifs à partir du 28 août 2000 et que l’ordonnance n’indique pas la date où les intérêts commencent à courir. Finalement, la défenderesse ajoute que, même si j’adoptais l’interprétation de la demanderesse, toute ambiguïté devrait être interprétée en faveur de la personne sur qui repose l’accusation d’outrage au tribunal. 

 

[20]      Selon la demanderesse, la défenderesse soutient en fait que, parce que la Cour n’avait pas compétence pour accorder des intérêts à partir de la date du congédiement, elle ne pouvait vouloir dire ce qu’elle a expressément affirmé. La demanderesse prétend que, si la défenderesse était d’avis que la Cour n’avait pas compétence pour accorder des intérêts rétroactifs à partir de la date du congédiement, elle aurait dû faire appel de l’ordonnance. La demanderesse ajoute que la question de la compétence n’est pas pertinente dans le cadre d’une requête pour outrage au tribunal.    

 

[21]      La demanderesse qualifie l’interprétation de l’ordonnance faite par la défenderesse de manifestement déraisonnable dans la mesure où elle fait fi des règles de la grammaire et défie le bon sens et le sens ordinaire des mots employés par la Cour. La demanderesse avance trois arguments sur ce point. 

 

[22]      Premièrement, la demanderesse souligne que l’ordonnance ne dit pas [traduction] « intérêts avant jugement ». La demanderesse s’appuie sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Cartier Men’s Shop Ltd. c. Cartier Inc., [1990] A.C.F. n338, pour avancer que, lorsque l’interprétation de l’ordonnance est en cause, la Cour doit appliquer aux termes utilisés leur sens courant plutôt que leur sens technique.

 

[23]      Deuxièmement, même si on pouvait dire qu’il s’agit d’intérêts avant jugement selon la Loi sur les Cours fédérales et, par renvoi, selon la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario qui prévoit que les intérêts avant jugement sont calculés à partir de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance, cette date serait en l’espèce la date du congédiement.   

 

[24]      Troisièmement, d’après la demanderesse, il est possible que la Cour ait conclu que la décision rendue par le tiers indépendant accordait implicitement des intérêts. Ainsi, il était loisible à la Cour de faire exécuter la décision du tiers en ordonnant le paiement d’intérêts rétroactifs à partir de la date du congédiement, tout comme la Cour aurait pu accorder des intérêts à partir de la date du congédiement si le tiers avait exprimé cette intention. 

 

[25]      Finalement, la demanderesse soutient que, si un doute persistait dans l’esprit de la défenderesse, celle‑ci aurait pu demander des précisions sur l’ordonnance, comme l’a affirmé la Cour dans Innovation and Development Partners/IDP Inc. c. Canada, [1993] A.C.F. n515, à la page 4.

 

[26]      Je rejette l’argument de la défenderesse selon lequel la Cour, par les mots « avec intérêts », ne pouvait que vouloir dire [traduction] « intérêts avant et après jugement ». Outre le fait que la Cour n’a utilisé aucun de ces termes, les articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales ne s’appliquent qu’aux actions. L’ordonnance en l’espèce a été prononcée dans le contexte d’une demande visant l’obtention d’une ordonnance de mandamus. Par conséquent, ces renvois à la Loi sur les Cours fédérales n’aident pas à interpréter le sens des mots « avec intérêts » dans l’ordonnance. 

 

[27]      Cette conclusion ayant été tirée, il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument de la demanderesse concernant la date à laquelle la cause d’action a pris naissance. Cependant, je souhaite ajouter que son argument subsidiaire selon lequel la décision rendue par le tiers indépendant accordait implicitement des intérêts est tout aussi incorrect. Que le tiers ait expressément accordé des intérêts rétroactifs à partir de la date du congédiement ou qu’il soit possible de conclure que ces intérêts ont été accordés implicitement, une ordonnance de mandamus, sans plus, suffirait à contraindre au paiement de ces intérêts. Il ne serait pas nécessaire d’obtenir une ordonnance visant précisément les intérêts. Soit dit en passant, il ne faut pas interpréter cette remarque comme une indication que j’ai accepté l’argument de la demanderesse selon lequel des intérêts rétroactifs à partir de la date du congédiement étaient accordés implicitement dans la décision du tiers indépendant. À mon sens, il n’est pas nécessaire de trancher cette question.  

 

[28]      J’accepte l’observation selon laquelle les mots d’une ordonnance doivent être interprétés selon leur sens grammatical et ordinaire dans le contexte de l’ordonnance. En l’espèce, bien que l’ordonnance indique clairement que des intérêts doivent être versés, les parenthèses entourant les mots « avec intérêts » rendent l’ordonnance ambiguë pour ce qui est de la date à partir de laquelle les intérêts doivent être calculés. Dans le livre d’Anne Stilman, Grammatically Correct : The Writer’s Essential Guide to Punctuation, Spelling, Style, Usage and Grammar (Cincinnati, Writer’s Digest Books, 2004), à la page 144, l’auteure explique la fonction des parenthèses :  

           

[traduction]

La fonction des parenthèses est de séparer un élément qui « interrompt » nettement le cours de la pensée. L’élément doit être assez pertinent pour mériter d’être inséré à cet endroit, mais être suffisamment distinct pour nécessiter d’être inscrit à part. Il convient habituellement de mettre entre parenthèses une explication, un développement ou un exemple de ce dont il est question dans la phrase, ou encore une digression qui a trait au sujet, mais pas étroitement. S’il s’agit d’une digression, elle ne peut pas être dépourvue de suite logique avec ce qui est écrit précédemment : elle doit avoir un lien avec ce qui la précède et ce lien doit apparaître clairement au lecteur.

 

[29]      À mon avis, il n’est pas clair si l’expression « avec intérêts » fait partie de l’ordonnance enjoignant de verser un salaire rétroactif à partir du 28 août 2000 ou si « avec intérêts » est une digression de l’ordonnance enjoignant de verser un salaire rétroactif à partir du 28 août 2000. Les motifs de l’ordonnance étant muets sur ce point, ils n’aident pas à interpréter l’ordonnance. Puisqu’elle était une ordonnance d’exécution visant une décision précédente que la défenderesse avait omis de respecter, l’ordonnance, considérée dans son ensemble, pourrait raisonnablement être interprétée comme ordonnant l’exécution de la décision originale et contraignant au paiement d’intérêts depuis la date de cette décision. À la rigueur, on pourrait aussi l’interpréter comme s’il s’agissait d’intérêts depuis la date du congédiement. Bien que dans le contexte actuel, je préfère la première interprétation, le fait que l’ordonnance soit ambiguë interdit une conclusion d’outrage au tribunal pour ce motif

 

[30]      En ce qui concerne la question de la déduction pour la CSPAAT, il est important de noter que la déduction pour la CSPAAT avait été faite avant que la demanderesse ne sollicite une ordonnance de mandamus et que la demanderesse s’était occupée de cette affaire en déposant un grief. De plus, la déduction pour la CSPAAT n’a pas été abordée dans la procédure pour le mandamus et, en fait, elle faisait l’objet d’une autre procédure à ce moment. À mon sens, ces faits ne peuvent permettre et ne permettent pas de conclure que la déduction par la défenderesse des paiements excédentaires pour la CSPAAT constitue une désobéissance à une ordonnance de la Cour. 

 

[31]      La Cour ayant conclu que la demanderesse n’a pas prouvé hors de tout doute raisonnable que la défenderesse est coupable d’outrage au tribunal, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si un organisme mandataire de l’État peut être jugé coupable d’outrage au tribunal.

 

Conclusion

[32]      Pour ces motifs, la requête est rejetée avec dépens en faveur de la défenderesse.

 

 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE QUE : la requête soit rejetée avec dépens en faveur de la défenderesse.

 

 

 

« Dolores M. Hansen »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1046-04

 

INTITULÉ :                                                   SIMONE SHERMAN

                                                                        c.

                                                            L’AGENCE DES DOUANES ET DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           Le 27 mars 2006 et le 24 mai 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              La juge Hansen

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 septembre 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Steven Welchner

POUR LA DEMANDERESSE

 

Chris Leafloor

Joseph Cheng

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Steven Welchner

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

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