Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Date : 20060920

Dossier : IMM-2085-06

Référence : 2006 CF 1128

Vancouver (Colombie-Britannique), le 20 septembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE GIBSON

 

 

ENTRE :

 

ARAKSE NALBANDIAN

 

demanderesse

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]               Les présents motifs font suite à l'audience du 12 septembre 2006 au cours de laquelle la Cour était saisie d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision par laquelle Jeen Kim, Première Secrétaire, Immigration, à Damas, en Syrie (l'agente) avait informé la demanderesse qu'elle estimait qu'il n'existait pas de circonstances d’ordre humanitaire justifiant de lui octroyer le statut de résidente permanente au Canada ou de lever les critères et obligations applicables prévus par la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[1] (la Loi).

[2]               Voici le passage essentiel de sa lettre où l'agente fait part de sa décision à la demanderesse :

[traduction] [...] Vous m'avez informée que vous étiez allée vous installer en Jordanie avec votre fille en 1991 pour pouvoir immigrer au Canada et retrouver vos frères et soeurs, qui s'y trouvaient déjà. Vous habitez à la même adresse, à Amman, depuis huit ans et vous fréquentez la même église arménienne locale depuis quatorze ans. Nous avons discuté de la façon dont vous occupez vos journées et de votre vie quotidienne en Jordanie. J'estime que vous disposez de ressources financières suffisantes pour subvenir à vos besoins au jour le jour et que votre résidence en Jordanie a été stable. Je vous ai fait savoir que je n'estimais qu'il existait dans votre cas des raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour justifier une dispense de l'application des critères de la Loi et je vous ai donné l'occasion de répondre. Votre réponse ne m'a pas convaincue du contraire.

 

 

[3]               À la clôture de l'audience qui s'est déroulée devant moi, j'ai informé les avocats que je ferais droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

 

CONTEXTE

[4]               La demanderesse est une citoyenne iraquienne âgée d'environ 70 ans. Elle est chrétienne. Elle atteste qu'en 1990, elle s'est enfuie en Jordanie avec sa fille [traduction] « [...] en raison de la situation horrible qui existait en Iraq [...] ».

 

 

[5]               La demanderesse affirme par ailleurs ce qui suit dans l'affidavit qu'elle a souscrit le 25 avril 2006 :

[traduction] Malgré le fait que j'ai été en mesure de rester depuis à Amman [Jordanie], je n'ai pas obtenu le statut de résidente permanente en Jordanie.

 

 

[6]               Le second enfant de la demanderesse, un garçon, a suivi la demanderesse et sa fille en Iraq peu de temps après. La fille et le fils de la demanderesse ont poursuivi leur fuite jusqu'aux Pays‑Bas, où le statut de réfugiés au sens de la Convention leur a été reconnu. Il ressort des éléments portés à la connaissance de la Cour que ni le fils ni la fille de la demanderesse ne sont en mesure d'appuyer une éventuelle demande d'immigration de la demanderesse aux Pays-Bas.

 

[7]               Les trois frères et la soeur de la demanderesse se sont tous enfuis directement au Canada et ils sont maintenant des citoyens canadiens. Ils semblent s'être bien intégrés à la société canadienne et sont indépendants sur le plan économique. En fait, ils subviennent en grande partie aux besoins de la demanderesse, entretiennent des liens étroits avec elle et appuient activement sa demande d'immigration au Canada. Ils ont produit un plan détaillé en vue d'appuyer l'établissement de la demanderesse au Canada, si on permet à cette dernière de venir au Canada, et de l'aider à s'intégrer à sa famille et à la société canadienne. La demanderesse a aussi treize neveux et nièces qui sont citoyens canadiens et qui appuient le projet de la demanderesse de venir s'installer au Canada.

 

[8]               La demanderesse a présenté en février 2000 une demande de résidence permanente au Canada. On reconnaît depuis longtemps que la demanderesse ne satisfait pas aux critères habituels d'immigration au Canada et que la seule façon pour elle de faire accueillir sa demande est d'invoquer des raisons d'ordre humanitaire.

 

CADRE LÉGISLATIF ET ADMINISTRATIF

[9]               Le paragraphe 25(1) de la Loi prévoit un cadre qui permet à des personnes comme la demanderesse d'obtenir le statut de résidente permanente au Canada pour des raisons d'ordre humanitaire. Cette disposition est ainsi libellée :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

[10]           Le paragraphe 3(1) de la Loi et l'alinéa d) de ce même paragraphe sont ainsi libellés :

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

[…]

d) de veiller à la réunification des familles au Canada;

[…]

3. (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

...

(d) to see that families are reunited in Canada;

 

[11]           Le Guide OP4 du défendeur propose, à la page 9, les lignes directrices suivantes à l'intention des agents chargés du traitement des demandes présentées en vertu de l'article 25 de la Loi. Voici ce qu'on trouve à la section 8 « Traitement des cas comportant des considérations humanitaires » :

                        Membres de la famille de fait

Les membres de la famille de fait sont des personnes qui ne satisfont pas à la définition de membres de la catégorie du regroupement familial. Ils se trouvent par ailleurs dans une situation de dépendance qui en fait des membres de fait d'une famille nucléaire qui se trouve au Canada ou qui présente une demande d'immigration. Par exemple, un fils, une fille, un frère ou une soeur laissés seuls dans le pays d'origine sans autre famille; un parent âgé comme un oncle ou une tante ou une personne sans lien de parenté qui habite avec la famille depuis longtemps. Font également partie de cette catégorie de personnes les enfants en tutelle pour qui l'adoption, telle que définie au R3(2), n'est pas un concept accepté. Les agents doivent évaluer ces situations au cas par cas pour déterminer s'il existe des considérations humanitaires permettant d'admettre ces enfants au Canada.

 

Points à prendre en considération :

 

∙           la question de savoir si la relation de dépendance est authentique et non créée à des fins d'immigration;

∙           le degré de dépendance;

∙           la stabilité de la relation;

∙           la durée de la relation;

∙           l'incidence de la séparation;

∙           les besoins financiers et affectifs du demandeur relativement à l'unité familiale;

.           la capacité et la volonté de la famille au Canada de fournir un soutien;

∙           les autres solutions qui s'offrent au demandeur, comme de la famille (époux, enfants, parents, fratrie, etc.) à l'extérieur du Canada qui a les capacités et la volonté de fournir un soutien;

∙           les preuves documentaires concernant la relation (c.-à-d. comptes de banque conjoints ou possession de biens immobiliers, possession conjointe d'autres propriétés, testaments, polices d'assurance, lettres provenant d'amis et de membres de la famille);

∙           tout autre facteur qui, de l'avis de l'agent, est pertinent à la décision CH.

 

 

ANALYSE

 

Norme de contrôle

 

 

[12]           Il a été jugé que la norme de contrôle applicable aux décisions discrétionnaires fondées sur des raisons d'ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable simpliciter[2]. Bien que l'arrêt Baker se rapportait à une demande d'établissement fondée sur des raisons d'ordre humanitaire présentée depuis le Canada, alors qu'en l'espèce, il s'agit d'une demande d'établissement fondée sur des raisons d'ordre humanitaire présentée depuis l'extérieur du Canada, j'estime qu'il n'existe aucune raison qui justifierait de s'écarter de la norme de contrôle judiciaire établie dans l'arrêt Baker.

 

[13]           Sur ce qui constitue une décision déraisonnable, voici les repères que le juge Iacobucci donne dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc.[3] :

Est déraisonnable la décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s’il existe quelque motif étayant cette conclusion. Le défaut, s’il en est, pourrait découler de la preuve elle‑même ou du raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve. Un exemple du premier type de défaut serait une hypothèse qui n’avait aucune assise dans la preuve ou qui allait à l’encontre de l’essentiel de la preuve. Un exemple du deuxième type de défaut serait une contradiction dans les prémisses ou encore une inférence non valable.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

Application de la norme de contrôle

 

 

[14]           En l'espèce, je suis convaincu que l'agente a commis une erreur qui justifie l'annulation de sa décision en ne démontrant pas et en n'exposant pas complètement « [...] le raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions [à partir des faits à l'origine de la présente demande] ».

 

[15]           Bien qu'en l'espèce, on ne puisse déceler de contradictions dans l'analyse que l'agente a faite et qu'en fait, rien ne permet de penser qu'elle a tiré des conclusions mal fondées, rien ne permet non plus de penser, au vu de la preuve, qu'elle a tenu compte du principe posé à l'alinéa 3(1)d) de la Loi ou des facteurs précités tirés du guide OP 4 qu'il faut prendre en considération pour déterminer s'il existe des considérations d'ordre humanitaire permettant d'admettre au Canada le membre de la famille de fait en question, ce que − incontestablement − la demanderesse était et est toujours.

 

[16]           Appliquant les facteurs prescrits susmentionnés, j'en arrive aux conclusions suivantes au vu de la preuve qui était soumise à l'agente :

∙           la relation de dépendance de la demanderesse envers ses frères et sa soeur qui se trouvent au Canada est authentique et elle n'a pas été créée à des fins d'immigration;

∙           son degré de dépendance est élevé, tant sur le plan        économique qu'affectif;

∙           la stabilité de la relation : la relation de la demanderesse avec ses frères et sa soeur qui se trouvent au Canada est bien établie et la durée de cette relation est celle d'une vie;

∙           l'incidence de la séparation n'est probablement pas directement pertinente mais la rupture de la relation entre la demanderesse et ses frères et sa soeur aurait probablement de graves conséquences;

∙           les besoins financiers et affectifs de la demanderesse face à ses frères et à sa soeur sont bien établis;

.           la capacité et la volonté de la famille au Canada de fournir un soutien à la demanderesse sont bien documentées;

∙           les autres solutions qui s'offrent à la demanderesse à part l'isolement physique semblent inexistantes;

∙           enfin, les preuves documentaires concernant la relation entre la demanderesse et ses frères et sa soeur sont étoffées.

 

[17]           Vu ce qui précède, je suis convaincue que, même s'il était parfaitement loisible à l'agente d'en arriver à cette décision, il n'en demeure pas moins que, suivant la norme de contrôle judiciaire de la décision raisonnable simpliciter et le libellé de l'alinéa 3(1)d) de la Loi et des directives contenues dans le guide OP4 à l'intention des personnes comme elle, l'agente a commis une erreur qui justifie l'annulation de sa décision en ne documentant pas sa décision en fonction des critères prescrits. La présente demande de contrôle judiciaire sera par conséquent accueillie, la décision à l'examen sera annulée et la demande de résidence permanente de la demanderesse sera renvoyée au défendeur pour être examinée et jugée de nouveau par un autre agent.

 

Directives

[18]           L'avocat de la demanderesse a prié la Cour de donner au défendeur des directives précises à suivre lors du réexamen de la demande de sa cliente. Ainsi qu'il ressort à l'évidence des motifs qui ont jusqu'ici été exposés, la Cour estime qu'il doit être bien compris qu'en cas de nouvel examen et de nouvelle décision, il faut tenir compte de l'alinéa 3(1)d) de la Loi et des critères applicables du guide OP4. Je n'irai pas plus loin et me contenterai de dire que je prends connaissance d'office de ce que j'estime être la réalité, en l'occurrence que, dans la situation actuelle au Moyen-Orient, il est difficile pour une personne comme la demanderesse − une personne déplacée dont le statut hors de l'Iraq est limité, voire inexistant − de circuler librement sans craindre d'être déplacée de façon permanente. Si l'on considère qu'il y a lieu d'interviewer de nouveau la demanderesse lors du réexamen et de la nouvelle décision, j'exhorte le défendeur à faire tout ce qui est son pouvoir pour venir en aide à la demanderesse et ce, peu importe l'endroit où elle se trouve.

 

Dépens

[19]           L'avocat de la demanderesse réclame les dépens de la présente demande en faisant valoir qu'il existe en l'espèce des « circonstances particulières » qui justifient l'adjudication des dépens. Je suis convaincu qu'il existe effectivement des « circonstances particulières » en l'espèce. La demande de résidence permanente au Canada présentée par la demanderesse remonte déjà à plus de six ans. Il semble que, jusqu'en février 2006, sa demande ait essentiellement été [traduction] « oubliée ou ignorée ». Bien que la demanderesse ait été reçue en entrevue en 2003 et qu'elle ait fait l'objet d'une recommandation favorable à la suite de cette entrevue, aucune décision n'a jamais été prise malgré les demandes de renseignements constantes et urgentes que ses frères et sa soeur et ses représentants juridiques ont faites en son nom au Canada. Ce n'est qu'en 2006 que son dossier a été réactivé et qu'elle a été convoquée à une autre entrevue. Ce n'est qu'à la suite de cette seconde entrevue qu'a été prise la décision à l'examen.

 

[20]           Bien que la Cour reconnaisse les pressions avec lesquelles les personnes comme l'agente dont la décision est présentement à l'examen doivent composer et les circonstances dans lesquelles elles exercent leur travail, tant au Moyen-Orient qu'ailleurs, je suis convaincue que, compte tenu de la situation de la présente demanderesse − et j'insiste sur le caractère particulier de cette situation − le délai de six ans qui s'est écoulé entre le dépôt de la demande et le prononcé de la décision constitue une « circonstance particulière » qui justifie l'adjudication des dépens. Je vais donc rendre une ordonnance en ce sens.

 

CONCLUSION

[21]           Vu l'analyse qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision à l'examen sera annulée et la demande de la demanderesse sera renvoyée au défendeur pour qu'il la réexamine et rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs.

 

[22]           La demanderesse a droit à ses dépens, lesquels seront calculés selon le barème habituel.

 

[23]           À la clôture de l'audience, les avocats ont été informés de façon générale de l'issue de la cause et ont été consultés sur la possibilité de certifier une question. Aucun de deux avocats n'a recommandé la certification d'une question. Toutefois, très peu de temps après l'audience, l'avocate du défendeur a informé la Cour par écrit qu'après avoir consulté sa cliente, elle souhaitait qu'on lui offre la possibilité de présenter des observations en vue de réclamer une certification, une fois que les motifs de la décision seraient connus. Cette possibilité lui sera accordée. L'avocate du défendeur aura sept (7) jours après la communication des présents motifs pour soumettre au greffe et à l'avocat de la demanderesse ses observations écrites au sujet de la certification, sur quoi, l'avocat de la demanderesse aura sept (7) jours pour répondre par écrit au greffe et à l'avocate du défendeur. De nouveau, l'avocate du défendeur aura par la suite trois (3) jours pour répondre par écrit au greffe et à l'avocate du défendeur. Ce n'est qu'après que la Cour rendra son ordonnance.

 

« Frederick E. Gibson »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2085-06

 

INTITULÉ :                                       ARAKSE NALBANDIAN

                                                                                                                                    demanderesse

 

                                                            et

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

                                                                                                                        défendeur

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 12 SEPTEMEBRE 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :  LE JUGE GIBSON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 20 SEPTEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Randolph K. Hahn

 

POUR LA DEMANDERESSE

Vanita Goela

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Guberman, Garson, Bush

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 



[1] L.C. 2001, ch. 27.

[2] Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 57 à 62.

[3] [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.