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Date : 20060925

Dossier : IMM-7030-05

Référence : 2006 CF 1112

ENTRE :

ANNIE THERRIEN

Partie demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

Partie défenderesse

 

 

 

MOTIFS DE JUGEMENT

 

LE JUGE PINARD

 

[1]          Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) rendue le 27 octobre 2005, rejetant l’appel du refus de délivrer un visa de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial à monsieur Amine Karam, un citoyen du Maroc.

 

 

 

 

Les faits

[2]          La relation entre la demanderesse et son époux a débuté en juillet 2001. À cette époque, la demanderesse et monsieur Amine Karam (le requérant) ont commencé à s’échanger des messages sur Internet.

 

[3]          En décembre 2001, le frère d’Amine Karam, monsieur Abdel Karam, qui se trouve à Montréal, a communiqué avec la demanderesse. Il aurait rencontré la mère de cette dernière un peu avant Pâques 2002, à savoir peu avant le 31 mars 2002.

 

[4]          Monsieur Abdel Karam a accompagné la demanderesse au Maroc lors de son voyage en ce pays le 20 juillet 2002.

 

[5]          Le 2 août 2002, les époux ont reçu une attestation administrative pour leur mariage des autorités marocaines.

 

[6]          Le 7 août 2002, les autorités canadiennes ont émis un certificat de capacité pour permettre à la demanderesse de se marier.

 

[7]          Le 8 août 2002, les époux ont été examinés par un médecin marocain afin d’obtenir le certificat médical requis pour se marier.

 

[8]          Le 17 août 2002, la cérémonie de mariage a eu lieu. Le mariage porte toutefois la date du 29 août 2002.

[9]          Le 19 septembre 2002, la demanderesse est revenue au Canada.

 

[10]      Le ou vers le 11 février 2003, monsieur Amine Karam a présenté à l’Ambassade du Canada à Paris une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial, demande parrainée par la demanderesse.

 

[11]      Le 20 octobre 2003, l’agent des visas à Paris a tenu une entrevue avec le demandeur.

 

[12]      Le 22 octobre 2003, le bureau des visas a rejeté la demande de résidence permanente de monsieur Amine Karam, décision qui a donné lieu à l’appel devant la CISR.

 

[13]      La demanderesse est retournée au Maroc du 30 juillet au 30 septembre 2004.

 

[14]      Après que la CISR eut pris la cause en délibéré, la demanderesse a visité le Maroc du 16 septembre au 1er octobre 2005.

 

[15]      Le 27 octobre 2005, la CISR a rejeté l’appel de la demanderesse.

 

Analyse

[16]      L’appel devant la CISR était un appel de novo. La jurisprudence de cette Cour nous enseigne que devant la CISR, il revient à la demanderesse de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que son époux ne s’est pas marié principalement dans le but d’obtenir un statut ou un privilège aux termes de la Loi (Horbas c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 2 C.F. 359).

 

[17]      Seules des conclusions manifestement déraisonnables devraient donner lieu à l’intervention de cette Cour. Dans le dossier Dhillon c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 846, mon collègue le juge Noël a écrit ce qui suit :

[4]     Je suis d'accord avec le défendeur lorsqu'il prétend que, comme il a été énoncé dans la décision Tse c. Canada (Secrétaire d'État), [1993] A.C.F. no 1396, les décisions de la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) devraient être maintenues à moins qu'elles soient manifestement déraisonnables. Je partage en outre l'opinion selon laquelle lorsque la Commission a examiné tous les facteurs pertinents pour trancher l'affaire du demandeur, il n'appartient pas à la Cour d'apprécier à nouveau la preuve . . .

 

 

 

[18]      Cependant, comme indiqué récemment par cette Cour dans l’arrêt Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Savard, 2006 CF 109, « lorsqu’il est question de l’interprétation de la législation, ceci entraîne nécessairement l’application de la norme de contrôle correcte. »

 

[19]      Selon la demanderesse, la CISR a manifestement mal apprécié la preuve.

 

[20]      D’abord, la demanderesse reproche à la CISR d’avoir souligné sa simplicité sans pour autant vouloir reconnaître qu’elle ait pu avoir désiré que cette simplicité se manifeste particulièrement au niveau de son mariage. Au sujet de la simplicité de la cérémonie, la CISR aurait vu là une manigance du requérant, considérant que « [l]le mariage discret peut donc être dissous avec moins d’impact social », et ce, en dépit du fait qu’elle ait bien précisé que c’est elle qui voulait que la cérémonie soit simple.

 

[21]      À mon avis, la demanderesse à raison de dire que cela constitue une conclusion spéculative. La CISR n’a pas donné de raison pour laquelle elle ne devait pas croire que c’est à la demande de la demanderesse que la cérémonie de mariage a été si simple.

 

[22]      De plus, la CISR n’avait devant elle aucune preuve sur les conditions de dissolution du mariage au Maroc, ni sur l’impact social éventuel d’une telle dissolution, et donc cette conclusion était aussi spéculative.

 

[23]      Par ailleurs, la CISR a écrit au paragraphe 40 de sa décision que « le tribunal est d’accord aussi avec l’évaluation de l’agent des visas sur le projet réel de l’appelant de gagner accès au Canada pour continuer ses études. » Cependant, la demanderesse soutient qu’aucune déclaration n’apparaît du transcrit de l’audience à cet égard.

 

[24]      La seule mention au dossier du désir du requérant de poursuivre ses études apparaît aux notes de l’agent d’immigration, où il est écrit « [l]e candidat habite chez ses parents à Casablanca et fréquente une école d’informatique. Il aimerait poursuivre ses études d’informatique au Canada. » À mon avis, ces deux phrases ne permettent pas à la CISR de déterminer que le requérant cherche l’accès au Canada pour continuer ses études, et il n’y a rien d’autre au dossier pour le confirmer. Cette conclusion était aussi spéculative.

 

[25]      La demanderesse reproche en outre à la CISR d’avoir parlé des us et coutumes locaux sans qu’aucun document sur ces us et coutumes n’ait été déposé; à ce sujet, la CISR a dit :

[40]     . . . Le mariage discret peut donc être dissous avec moins d’impact social. Lorsqu’on balance cela contre les us et coutumes locaux, il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que l’appelante et le requérant fournissent une explication afin de convaincre le tribunal qu’un mariage simple était un choix légitime eu égard à toutes les circonstances.

 

 

[26]      La demanderesse a raison. Aucun document au dossier ne parle des us et coutumes locaux à propos des cérémonies de mariage, et les coutumes dont on a parlé dans les témoignages ne contredisaient pas le bien-fondé de la relation.

 

[27]      La demanderesse, au sujet d’Abdel, s’objecte aussi aux observations suivantes de la CISR :

[34]     Premièrement, l’implication du frère Abdelouahed est certainement plus profonde que ne pouvait le soupçonner l’agent des visas lors de l’entrevue du 20 octobre 2003. En effet, l’appelante admet que cet individu a cherché à la connaître avant la période de la demande de mariage, et madame Couture admet qu’il s’est mis à fréquenter la famille, tout en omettant de relater comment il avait lui-même réussi à avoir accès au Canada. . . .

 

[35]     Les visites d’Abdel lui ont certainement permis de constater ce que le tribunal a constaté à l’audition, à savoir que l’appelante est une personne très peu sophistiquée qui vivait avec peine une déception amoureuse. . . .

 

 

 

[28]      La CISR suppose un scénario voulant que le frère du requérant ait cherché à connaître la demanderesse et à jouer un rôle d’entremetteur. À mon avis, c’est une interprétation sévère non supportée par la preuve. De plus, la relation entre la demanderesse et le requérant durait depuis environ cinq mois lorsqu’elle a rencontré Abdel. Je considère donc cette autre conclusion spéculative.

[29]      Selon la demanderesse, en aucun temps le dossier d’Abdel, frère du requérant, n’a été soumis en preuve, et il n’a pas été appelé comme témoin. La référence au dossier d’Abdel et à l’opinion de l’agent des visas à ce sujet apparaît clairement des observations de la CISR :

[29]     Le requérant a un frère qui a fait une demande manifestement mal fondée pour être reconnu comme réfugié et gagner ainsi un accès à un statut au Canada. Ce frère a profité du temps consacré à l’étude de sa demande de réfugié pour épouser une Canadienne et gagner ainsi le statut recherché vu le caractère inévitable du refus du premier statut recherché à titre de réfugié.

 

 

 

[30]      D’abord, il est vrai que le requérant a mentionné le 20 octobre 2003 n’avoir aucun problème de persécution politique, mais, à mon avis, cela est loin d’être suffisant pour permettre de tirer des conclusions sur la demande de réfugié d’Abdel faite vers l’année 1997. Il n’y avait aucune preuve devant la CISR pour qu’elle détermine qu’Abdel avait fait une demande manifestement mal fondée. À mon sens, cette conclusion était purement spéculative.

 

[31]      Puis, la demanderesse soutient que la CISR ne pouvait pas conclure ainsi sans avoir vu soit la décision, soit le dossier d’Abdel. Selon elle, il est clair que la CISR s’est fondée sur les notes de l’agent des visas et sur l’opinion de ce dernier en regard du dossier d’Abdel Karam qui révèlent :

Le frère du candidat s’est fait parrainer par une citoyenne canadienne après avoir demandé le statut de réfugié au Canada et se l’être fait refuser.

 

Le candidat admet n’avoir aucun problème de persécution politique ou autres au Maroc qui pourrait faire de lui ou des membres de sa famille des réfugiés authentiques.

 

 

 

[32]      Toujours selon la demanderesse, contrairement aux motifs de la CISR, le requérant n’a jamais dit que « la cérémonie est simple à cause du temps de l’année, l’Ouhda ». Encore là, la demanderesse a raison. Le requérant n’a jamais mentionné que l’Ouhda était la raison pour laquelle la cérémonie était simple.

 

[33]      La demanderesse a aussi raison de soutenir que, contrairement au paragraphe 37 des motifs, où la CISR a dit qu’elle « ne sait pas trop expliquer comment une relation purement virtuelle sur l’Internet devient à ce point tangible qu’elle voyage au Maroc en possession de tous les documents nécessaires pour finaliser le projet », elle a expliqué cette relation en détails.

 

[34]      De plus, la CISR écrit à tort que « [l]e couple n’a aucun projet commun alternatif de vie commune au Maroc ». Toutefois, il appert que le requérant a fait part de certains éléments alternatifs, notamment qu’advenant un refus, la demanderesse irait vivre au Maroc.

 

[35]      La demanderesse soutient enfin que la CISR n’a pas considéré toute la preuve, notamment celle produite le 7 octobre, après l’audience du 31 juin 2005.

 

[36]      Au paragraphe 23 de la décision, la CISR rapporte un voyage de retour effectué du 30 juillet au 30 septembre 2004, mais ne fait aucune mention du voyage effectué du 6 septembre au 1er octobre 2005 au Maroc. La demanderesse a alors déposé environ 19 pages illustrant de diverses façons les événements de ce voyage pour revoir son mari. Dans sa décision, la CISR ne dit rien de ce voyage, ni de cette demande; elle ne mentionne même pas avoir reçu cette nouvelle preuve.

 

[37]      L’affaire Cepeda-Gutierrez c. Canada (M.C.I.), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425 (1re inst.) (QL), est claire à l’effet que l’omission par la CISR de mentionner un élément de preuve dans les motifs n’est pas nécessairement fatal à la décision. Cependant, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question en regard des faits contestés.

 

[38]      Au moment de la décision de la CISR, la demanderesse avait visité le requérant trois fois, au lieu d’une fois, et ce pour une durée de quatre mois et demi au total, au lieu de deux mois. La demanderesse soutient que cette preuve devait certainement être suffisante selon la prépondérance des probabilités pour admettre qu’il s’agissait d’une relation authentique, intime, stable et suivie.

 

[39]      À mon avis, il est difficile de conclure si la CISR a ignoré ces preuves, ou si elle les a retenues et a tout de même jugé la preuve insuffisante. Toutefois, je suis de l’opinion que cette preuve est centrale et que le fait que la CISR ait mentionné le voyage de la demanderesse effectué en 2004, mais pas celui de 2005, indique qu’elle a vraisemblablement ignoré cet élément de preuve.

 

Conclusion

[40]      À mon sens, ces nombreuses erreurs commises par la CISR entachent l’ensemble de sa décision au point de la rendre manifestement déraisonnable, ce qui justifie l’intervention de cette Cour.

 

 

 

[41]      En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accordée, la décision de la CISR, rendue le 27 octobre 2005, est annulée et l’affaire est renvoyée devant la CISR différemment constituée pour être à nouveau considérée et déterminée.

 

 

                                                                                                            « Yvon Pinard »           

                                                                                                                    Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 25 septembre 2006

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7030-05

 

INTITULÉ :                                       ANNIE THERRIEN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 août 2006

 

MOTIFS DE JUGEMENT :             Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 25 septembre 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Me Michel Le Brun

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Daniel Latulippe

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Michel Le Brun

La Salle (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 


 

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