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Date : 20060926

Dossier : IMM‑474‑06

Référence : 2006 CF 1136

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

MELODICAH NG’AYA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Mme Melodicah Ng'aya, conteste la décision par laquelle un agent d'évaluation du risque avant le renvoi (ERAR) a établi qu'elle pouvait retourner sans danger au Kenya à condition de tirer parti d'une possibilité de refuge intérieur (PRI), c'est‑à‑dire de s'installer à Mombassa.

 

[2]               Mme Ng'aya est entrée au Canada en 2001 en vertu d'un visa d'étudiante délivré à Nairobi. Elle avait alors 18 ans. Le dossier révèle qu'elle n'a jamais demandé l'asile depuis son arrivée au Canada, mais qu'elle a présenté une demande d'ERAR le 12 octobre 2005.

 

[3]               À la requête de l'agent d'ERAR (l'agent), Mme Ng'aya a ajouté à sa demande d'ERAR un exposé de six pages décrivant sa vie au Kenya. Elle y raconte les abus sexuels graves que son père lui a infligés à partir de sa première enfance. Elle explique la conduite anormale de ce dernier par la maladie mentale. Lorsque Mme Ng'aya a en fin de compte dévoilé ces abus, elle a été chassée de la maison; un oncle l'a alors recueillie à la demande de sa mère. Le père de Mme Ng'aya a essayé de lui imposer un mariage arrangé à l'âge de sept ans, mais son oncle l'a encore une fois protégée.

 

[4]               L'oncle de Mme Ng'aya a fait en sorte qu'elle puisse aller à l'école durant les premières années de son adolescence. C'est aussi son oncle, a‑t‑elle déclaré, qui a pris les dispositions nécessaires pour qu'elle puisse étudier au Canada. Peu avant que Mme Ng'aya parte pour le Canada, son oncle a été victime d'un grave « accident » qui l'a rendu infirme, lequel aurait été causé par une bande aux ordres de son père. Selon Mme Ng'aya, c'était elle qui était visée par cette agression. Bien que Mme Ng'aya paraisse avoir échappé au harcèlement de son père durant les années où elle allait à l'école et vivait à Nairobi, l'agent a noté explicitement ses déclarations selon lesquelles, juste avant de quitter le Kenya, elle avait été repérée et prise pour cible par une secte dévouée à son père.

 

[5]               Après son arrivée au Canada, Mme Ng'aya a donné naissance à un enfant, qui a maintenant un an. Elle a déclaré à l'agent que son père, lorsqu'il avait appris qu'elle avait eu un enfant naturel, l'avait menacée de mort parce qu'il s'en estimait déshonoré. Il avait accompagné ces menaces, a‑t‑elle précisé, d'une remarque comme quoi elle devait s'estimer heureuse d'être maintenant hors de son atteinte.

 

[6]               L'agent paraît avoir accepté comme fiable la plus grande partie de la preuve présentée par Mme Ng'aya. Il est en tout cas certain que le récapitulatif de cette preuve qu'il établit dans la décision d'ERAR ne fait pratiquement état d'aucun doute quant à sa fiabilité. Et qui plus est, pour ce qui concerne la preuve relative au risque que présente son père pour Mme Ng'aya, l'agent a formulé la conclusion suivante :

[TRADUCTION] Je souscris cependant à l'idée qu'il est peu probable que les autorités kényennes interviendraient pour protéger la demanderesse de son père, étant donné qu'il existe des éléments tendant à établir qu'elles se sont montrées jusqu'à maintenant peu disposées à intervenir dans les différends familiaux et que les traditions de ce pays garantissent dans une large mesure l'impunité aux pères et aux maris qui commettent des violences contre leurs familles.

 

 

[7]               L'agent a néanmoins conclu que Mme Ng'aya disposait à Mobassa d'une PRI propre à garantir sa sécurité. Cet aspect de la décision est formulé dans le passage suivant : 

[TRADUCTION] Pendant les dix années où la demanderesse a vécu à Nairobi, son père a été incapable de la retrouver en dépit de leur relative proximité, et bien qu'elle eût suscité sa colère et qu'il eût adhéré à la secte Mungiki. Il n'y a guère d'éléments, si même il y en a, établissant selon la prépondérance des probabilités que la demanderesse se serait mal trouvée de résider à Nairobi du fait des activités politiques antérieures de son père.

 

J'estime établi que la demanderesse pourrait sans danger s'installer à Mombasa. Plus de quatre années ont passé depuis son départ du Kenya, et Mombasa est à une distance appréciable aussi bien de Kericho que de Nairobi, où la demanderesse a habité auparavant. Mombasa est défini par le Département d'État américain comme une agglomération urbaine d'un pays qui compte environ 32 millions d'habitants. S'il est vrai que le père de la demanderesse appartient à la secte Mungiki, j'estime très peu probable que lui-même ou ses coreligionnaires puissent la retrouver et lui nuire sérieusement à Mombasa, compte tenu des efforts de répression de cette secte déployés par le gouvernement kényen, de l'étendue et de la taille démographique du Kenya, ainsi que du profil de la demanderesse.

 

 

[8]               L'avocat de Mme Ng'aya a soulevé un bon nombre de questions pour étayer sa contestation de la décision d'ERAR, mais il me suffira d'en examiner une seule pour trancher la présente demande.

 

Les questions en litige

1.             Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.             La décision d'ERAR résiste‑t‑elle au contrôle pour ce qui concerne la conclusion touchant la PRI?

 

Analyse

 

[9]               Je souscris à la thèse du défendeur concernant la norme de contrôle judiciaire applicable à une décision d'ERAR, telle qu'il la formule au paragraphe 5 de son mémoire complémentaire :

[TRADUCTION] La Cour fédérale a étudié exhaustivement dans Kim la question de la norme de contrôle applicable aux décisions d'ERAR. Le juge Mosley y a établi que, « dans le cadre du contrôle judiciaire des décisions relatives à l'ERAR, la norme de contrôle applicable aux questions de fait devrait être, de manière générale, celle de la décision manifestement déraisonnable; la norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit, celle de la décision raisonnable simpliciter, et la norme applicable aux questions de droit, celle de la décision correcte. Lorsque la décision d'ERAR contestée est examinée « dans sa totalité », la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

 

[10]           La question relative à la PRI qui est soulevée dans la présente espèce est une question mixte de fait et de droit, qui commande l'application de la norme de la décision raisonnable. Pour être maintenue, la décision qui nous occupe doit donc pouvoir résister à un examen assez poussé.

 

[11]           Il y a deux aspects de la conclusion de l'agent sur la PRI qui ne remplissent pas la norme de la décision raisonnable.

 

[12]           Pour conclure que Mme Ng'aya serait protégée contre son père et les membres de la secte Mungiki à Mombassa, l'agent s'est fondé dans une large mesure sur le fait qu'elle aurait été relativement tranquille durant une dizaine d'années parce que son père aurait apparemment été incapable de la retrouver. Or cette conclusion se révèle en contradiction avec la preuve de Mme Ng'aya selon laquelle les complices de son père avaient découvert où elle se trouvait juste avant son départ pour le Canada. La décision d'ERAR n'écarte pas les déclarations de Mme Ng'aya sur ce point, et elle n'en tient pas compte dans le contexte de l'établissement d'une PRI viable.

 

[13]           L'agent fait de même dans sa décision pour la déclaration de Mme Ng'aya concernant les menaces qui lui ont été transmises au Canada à la suite de la naissance de son enfant : il se réfère à cet élément de preuve, mais ne tient pas compte de sa portée dans le contexte de l'analyse relative à la PRI. Si la naissance de l'enfant de la demanderesse a effectivement exacerbé la colère de son père contre elle, il est possible que le risque qu'elle courrait au Kenya s'en trouve aggravé. Il fallait tenir compte dans une certaine mesure de cet élément pour bien évaluer le risque, et le fait que l'agent ne l'ait pas mentionné dans son analyse du risque entraîne l'inférence qu'il l'a négligé dans ce contexte. La décision fondée sur une analyse où il n'est pas tenu compte d'éléments de preuve importants ne remplit pas la norme de la décision raisonnable; voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [1998] A.C.F. no 1425, 157 F.T.R. 35, au paragraphe 17.

 

[14]           L'autre aspect gênant de la décision d'ERAR est la conclusion selon laquelle il serait [TRADUCTION] « très peu probable que [le père de Mme Ng'aya] ou ses coreligionnaires puissent la retrouver et lui nuire sérieusement à Mombasa ». Cet aspect de la décision est fondé sur les conclusions de l'agent comme quoi Mme Ng'aya avait vécu dix ans à Nairobi sans incident (conclusion suspecte, comme on l'a vu ci‑dessus) et qu'elle pourrait vraiment se fondre dans le milieu urbain de Mombassa de manière à échapper à ses persécuteurs. Il est hautement conjectural et déraisonnable de conclure à l'absence de risque en se fondant sur des éléments établissant l'existence d'une distance géographique relativement petite entre le persécuteur et sa victime et sur de vagues considérations démographiques. Je suis ici amené à reprendre à mon compte le raisonnement suivi par le juge Francis Muldoon dans Reynoso c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996]  A.C.F. no 117, 107 F.T.R. 220. Au paragraphe 13 de cette décision, le juge Muldoon met en question la validité de la conclusion de la Commission relative à une PRI dans un contexte semblable à celui de la présente espèce :

La requérante est une mère, et elle prend soin de son enfant. Comment, a‑t‑on demandé, ont-ils pu vous trouver parmi les 20 millions d'autres habitants de Mexico? Ils ont manifestement suivi ma mère qui était venue me rendre visite, la requérante a‑t‑elle répondu avec raison. Pour conclure que la capitale était une PRI, la SSR a dû faire abstraction des deux incidents susmentionnés et considérer que les 20 millions d'autres habitants formaient autour de la requérante une sorte de bouclier protecteur. Il s'agit là d'une PRI bien différente de celle que représente Colombo pour les Tamouls, ou le vaste sous-continent indien pour certains Sikhs. La requérante est spécifiquement visée par son persécuteur, qui ne manque pas de ressources. Elle fait partie d'un petit groupe, infiniment petit par rapport à, disons, le grand nombre de Tamouls ou de Sikhs mentionnés plus tôt. Étant spécifiquement visée, mais non spécifiquement protégée par l'État, elle se trouve dans une situation fort difficile. Elle ne peut vraiment compter sur la protection de l'État, mais uniquement sur [TRADUCTION] « le facteur isolant d'une grande ville ». Il ne semble pas être question en l'espèce d'une personne qui s'en va et n'intéresse plus ceux qui la persécutaient.

 

 

Si le père de Mme Ng'aya présentait un risque sérieux pour sa sécurité et si, comme l'agent l'a constaté, l'État ne pouvait la protéger contre lui, il n'était pas possible d'écarter aussi facilement la possibilité qu'elle courût un danger. L'inférence logique à tirer de la preuve consignée dans la décision d'ERAR était que le père de Mme Ng'aya finirait par la retrouver à Mombassa, en particulier si elle ne pouvait ou ne voulait pas cesser toutes relations avec l'ensemble des autres membres de sa famille et de ses anciennes connaissances liées à sa famille. Pareil isolement serait un fardeau insoutenable pour une jeune femme ayant à s'occuper d'un nourrisson dans un contexte urbain difficile et inconnu. La question du risque personnel doit être examinée en fonction de la situation sociale et économique, définie de manière réaliste, dans laquelle se trouverait le demandeur s'il rentrait dans son pays d'origine.

 

[15]           Pour ces motifs, je conclus que la décision d'ERAR n'est pas raisonnable et doit être annulée.

 

[16]           À la clôture des plaidoiries, j'ai autorisé les parties à proposer une ou plusieurs questions à certifier dans les sept jours suivant la présente décision. La demanderesse a proposé des questions à certifier, mais ces questions ne découlent pas de la présente décision. Bien que celle‑ci soit essentiellement fondée sur les faits, je donnerai néanmoins sept jours au défendeur pour examiner l'opportunité de proposer une question à certifier et pour m'aviser de sa position. La demanderesse aura ensuite trois jours pour lui répondre.

 

 

JUGEMENT

            LA COUR STATUE que la décision d'ERAR est annulée et que l'affaire doit être réexaminée au fond par un agent différent.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑474‑06

 

INTITULÉ :                                       MELODICAH NG'AYA

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 13 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 26 SEPTEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas

 

POUR LA DEMANDERESSE

Omar Siddiqui

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat

 

POUR LA DEMANDERESSE

John Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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