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Date : 20060929

Dossier : IMM-7245-05

Référence : 2006 CF 1140

ENTRE :

Javier Ivan TORRES RUBIANES

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE PINARD

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision datée du 8 décembre 2005 par laquelle la Section de la protection des réfugiés, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « Commission »), a conclu que le demandeur était exclu du droit à une protection en vertu de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la « Loi »), comme il est indiqué à l’alinéa 1F.a) de la Convention relative au statut des réfugiés, dont le texte est le suivant :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser  :

 

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that :

 

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

(a) he has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

 

 

[2]               Javier Ivan Torres Rubianes (le « demandeur »), un citoyen de la Colombie, soutient craindre avec raison d’être persécuté par deux groupes de guérilla : l’Armée de libération nationale (ALN) et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) du fait de ses opinions politiques présumées. En outre, il soutient courir le risque de perdre la vie ou d’être soumis à des traitements ou à des peines cruels et inusités dans ce pays.

 

1. Fardeau de preuve, norme de preuve et norme de contrôle

[3]               Il incombe au représentant du ministre de produire à la Commission une preuve qu’il y a « des raisons sérieuses de penser » que le demandeur ne peut revendiquer le statut de réfugié (Ardila c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1518; Ali c. Procureur général, 2005 CF 1306). Pour conclure qu’il y a « des raisons sérieuses de penser » qu’un demandeur est exclu, la Commission doit être convaincue qu’il ressort de la preuve « davantage que la suspicion ou la conjecture mais sans atteindre la norme de prépondérance de preuve ». Cette norme de preuve moins stricte qu’à l’accoutumée reflète la résolution du Canada et de la communauté internationale à veiller à ce que les criminels de guerre ne trouvent pas refuge (Sivakumar c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.); Liang c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CF 1501).

[4]               La norme de contrôle qui s’applique aux conclusions d’exclusion fondées sur des questions de droit est celle de la décision correcte; lorsque ces conclusions sont fondées sur des questions de fait, il s’agit de la norme de la décision manifestement déraisonnable, et lorsque les conclusions reposent sur l’application du droit aux faits, la norme est celle de la décision raisonnable simpliciter (Harb c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CAF 39).

 

2. Critère relatif à la complicité

[5]               La Commission a admis qu’étant donné que l’Armée colombienne n’est pas une organisation qui vise « une fin limitée et brutale », le simple fait que le demandeur était membre de cette armée ne suffisait pas à démontrer qu’il y avait des raisons sérieuses de croire qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité (Ardila c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1518; Valère c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 524). Il fallait donc qu’il y ait une preuve de participation consciente pour déterminer la complicité du demandeur.

 

[6]               Pour décider s’il y avait des « raisons sérieuses de croire » que le demandeur avait été complice de crimes contre l’humanité, la Commission a ensuite entrepris d’examiner les six facteurs pertinents au critère relatif à la complicité :

!     la nature de l’organisation;

!     la méthode de recrutement;

!     le poste ou le grade au sein de l’organisation;

!     la période de temps passée dans l’organisation;

!     la possibilité de quitter l’organisation;

!     la connaissance des atrocités commises par l’organisation.

 

 

 

A.  La nature de l’organisation

 

[7]               La Commission a déclaré ce qui suit dans ses motifs :

Le tribunal constate que non seulement les forces armées colombiennes ont commis des violations flagrantes des droits de la personne représentant des crimes contre l’humanité pendant la période où le demandeur d’asile était militaire, mais que ces crimes étaient plus particulièrement commis par la 1re Brigade mobile dans le département de Meta au moment où le demandeur d’asile principal y était stationné en tant que sous-lieutenant.

 

 

 

[8]               Au dire du demandeur, la preuve documentaire fait état de violations des droits de la personne qu’auraient commises les brigades mobiles de l’Armée colombienne, mais il n’y a aucune preuve que son unité, la Brigade mobile no 1, ait perpétré de tels crimes entre les mois de mai et d’août 1993, période durant laquelle il en faisait partie. La Commission a donc tiré une conclusion de fait erronée.

 

[9]               Il y avait toutefois une preuve abondante qui décrivait les atrocités commises par l’Armée colombienne dans son ensemble, de même que par la Brigade mobile no 1 en particulier. Dans un document daté de décembre 1994 et intitulé « Visit to Colombia Joint report », les Nations Unies ont indiqué que le nombre recensé d’homicides était en hausse, que l’on croyait les militaires responsables de la moitié de ces assassinats et que la responsabilité des militaires à l’égard de ces morts allait en augmentant (dossier du tribunal, pages 529 à 532). Les Nations Unies s’inquiétaient particulièrement du rôle joué par les brigades mobiles dans la perpétration de ces violations (page 532) :

[traduction]

[…] Ces brigades (les brigades mobiles nos 1 et 2), dit-on, patrouillent le pays durant des périodes prolongées, sans base permanente, et les bataillons opérant d’habitude dans la région ne se considèrent pas comme responsables de leurs activités. Les membres des brigades mobiles seraient responsables d’un nombre élevé de disparitions forcées, d’actes de torture et d’exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires […].

 

 

 

[10]           D’autres organismes de défense des droits de la personne ont fait écho à cette inquiétude. Le rapport que Human Rights Watch a publié en 1993, sous le titre « Political Violence and Counterinsurgency in Colombia », comporte une analyse d’une quarantaine de pages au sujet du rôle joué par les brigades mobiles dans la perpétration de crimes contre l’humanité (dossier du tribunal, pages 470 à 472, 480, 485 et 487). Au nombre des observations générales concernant les activités des brigades mobiles nos 1 et 2 figurent les suivantes :

!     ordonner des frappes aériennes indiscriminées sur un secteur, avant que des unités des brigades mobiles viennent le ratisser;

!     avoir pour objectif précis de terroriser les civils;

!     ne pas faire de distinction entre les non-combattants civils et les membres de la guérilla;

!     englober dans leur définition de l’« ennemi » non seulement les membres de la guérilla mais aussi les dirigeants locaux;

!     ne pas porter d’uniforme ou d’insigne pour éviter d’être identifiés;

!     menacer des personnes qui ont tenté de se plaindre des abus des militaires.

 

 

[11]           La preuve comporte des exemples datés et précis d’atrocités commises par les brigades mobiles, lesquelles vont des attentats à la bombe, des « disparitions », des actes de torture, des vols et des menaces dont les villageois de La Uribe ont été victimes en février 1992, jusqu’à d’autres disparitions survenues en octobre 1993, en passant par la torture de civils en mars 1993 (dossier du tribunal, pages 481-482, 484 et 637).

 

[12]           Le demandeur a été affecté à la Brigade mobile no 1 de mai à août 1993. La Commission a examiné la preuve documentaire et a jugé que cette brigade avait commis des violations flagrantes des droits de la personne en février 1992 et que ces dernières « se sont poursuivies et intensifiées au cours de 1993 ». La Commission a ensuite conclu que la Brigade mobile no 1 a commis des crimes contre l’humanité pendant que le demandeur y était affecté. Selon moi, il n’était pas manifestement déraisonnable pour la Commission de conclure, selon la prépondérance de la preuve, que l’Armée colombienne, et plus précisément la Brigade mobile no 1, a commis des crimes contre l’humanité pendant que le demandeur y était cantonné.

 

B.   La méthode de recrutement

 

[13]           La Commission a fait remarquer que le demandeur s’est joint volontairement à l’Armée après son année de service militaire obligatoire, et qu’il a suivi une formation d’officier ainsi que des cours spécialisés dans les domaines du renseignement militaire et des tactiques de guérilla. Le demandeur ne conteste pas cette conclusion.

 

C.  Le poste ou le grade au sein de l’organisation

 

[14]           Le demandeur soutient qu’à l’époque où il faisait partie de la Brigade mobile no 1, il avait le grade de sous-lieutenant et recevait des renseignements que d’autres membres de la brigade recueillaient sur les guérilleros de la FARC, qu’il classait ces renseignements et qu’il les transmettait à ses supérieurs. Un sous-lieutenant dont les fonctions consistent à recevoir et à classer des renseignements occupe un rang peu élevé dans la hiérarchie. Il est curieux que la Commission l’ait mis sur le même pied que le demandeur dont il était question dans l’affaire Sivakumar, qui exerçait les fonctions de chef du renseignement pour les Tigres de libération de l’Eelam tamoul.

 

[15]           Le défendeur concède que la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur a eu le grade de sous-lieutenant pendant quatre de ses six années de service. La preuve non contestée du demandeur est plutôt qu’il n’a obtenu ce grade qu’après avoir terminé avec succès l’école militaire en décembre 1991 et qu’il a donc servi comme sous-lieutenant pendant vingt mois (dossier du tribunal pages 18, 29 et 184).

 

[16]           À mon avis toutefois cette erreur n’est pas déterminante car la Commission n’a tiré aucune conclusion précise sur la complicité du demandeur en se fondant sur le temps pendant lequel il a occupé ce grade. Elle a plutôt soutenu que le grade du demandeur, sa formation spécialisée en matière de renseignement et ses responsabilités dans le domaine du renseignement et en tant que chef d’un peloton étayaient tous l’inférence selon laquelle il partageait un but commun avec les activités de la Brigade mobile no 1.

 

D.  La période de temps passée dans l’organisation

 

[17]           La Commission a fait remarquer que le demandeur a servi six ans dans l’Armée colombienne. Rien n’indique qu’elle a fondé sur ce seul facteur sa conclusion selon laquelle il y a des raisons sérieuses de croire que le demandeur a été complice de crimes contre l’humanité (Bedoya c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1092).

 

E.   La possibilité de quitter l’organisation

 

[18]           Le demandeur ne conteste pas le fait qu’il n’a quitté l’Armée qu’en 1993, après avoir commencé à recevoir des menaces de membres de la guérilla. Il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure que le fait qu’il n’ait pas quitté l’Armée quand il en a eu l’occasion, mais uniquement quand il a senti que sa vie était en danger, étayait une conclusion de complicité.

 

F.   La connaissance des atrocités commises par l’organisation

 

[19]           Le demandeur a déclaré que même si l’objectif de la brigade était de capturer des membres de la guérilla en vue de les soumettre à des « interrogatoires », il n’a jamais pris part à de tels interrogatoires, n’a jamais été personnellement témoin de violations, et pensait que de telles violations étaient un cas isolé et que leurs auteurs étaient châtiés. Il soutient qu’il n’avait donc pas la mens rea requise pour être considéré comme complice.

 

[20]           Cependant, un simple déni de connaissance, même digne de foi, « ne peut suffire à nier la présence d’une intention commune. Les agissements d’un demandeur peuvent être plus révélateurs que son témoignage et les circonstances peuvent être telles qu’on puisse en inférer qu’une personne partage les objectifs de ceux avec qui elle collabore » (Harb c. Canada (M.C.I.) (2003), 302 N.R. 178 (C.A.F.); voir aussi Shakarabi c. Canada (M.C.I.), [1998] A.C.F. no 444; et Ali, précité).

 

[21]           À mon avis, la Commission était en droit de conclure que, sur ce point, le témoignage du demandeur n’était tout simplement pas digne de foi. Comme la Commission l’a signalé, c’est à cause du grade du demandeur et de la formation particulière qu’il a suivie en matière de renseignement qu’elle a trouvé peu vraisemblable que ce dernier ne soit pas au courant des atrocités que cette brigade avait la réputation de commettre. En outre, vu la preuve documentaire bien claire selon laquelle la Brigade mobile no 1 était impliquée dans des violations généralisées des droits de la personne, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure qu’il était improbable que le demandeur n’ait pas eu connaissance de ces faits (Akramov c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 122).

 

[22]           Dans le même ordre d’idées, il ressort clairement de la preuve que les auteurs des violations des droits de la personne n’ont été punis ni dans le système juridique militaire ni dans le système juridique civil, contrairement à ce qu’a soutenu le demandeur (dossier du tribunal, pages 508, 510, 512, 517, 520, 544, 610 et 627).

 

G.  Le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission

 

[23]           Le demandeur soutient en fin de compte que la conclusion de la Commission est déraisonnable. Je ne suis pas d’accord.

 

[24]           Comme il a été mentionné plus tôt, la Commission a tenu compte des violations généralisées et systématiques que les militaires ont commises au cours des années où le demandeur était dans l’Armée, et elle a conclu que :

!     il occupait une position d’autorité par rapport à d’autres soldats en tant que chef d’un peloton de lutte contre la guérilla;

!     il a fait aussi du travail de renseignement;

!     il s’est joint volontairement à l’armée et y  est resté pendant plus de six ans, à une époque où il est reconnu que des crimes contre l’humanité ont été commis et sont bien documentés;

!     il a été affecté en outre à une brigade mobile notoire et n’a quitté l’armée que parce qu’il a commencé à recevoir personnellement des menaces de la part de groupes de guérilla;

!     il lui a été raisonnablement imputé d’avoir connaissance des atrocités qui avaient lieu, mais il n’a rien fait pour y mettre fin et a poursuivi son travail au sein de la brigade mobile.

 

 

[25]           La Cour suprême du Canada a statué qu’au moment de décider si une décision est déraisonnable ou non, « la cour ne devrait pas s’arrêter à une ou plusieurs erreurs ou composantes de la décision qui n’affectent pas la décision dans son ensemble » (voir Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 56).

 

[26]           La Commission a pris en considération les éléments de preuve se rapportant à chacun des facteurs que la Cour d’appel fédérale a énumérés dans l’arrêt Sivakumar, précité, avant de juger qu’il y avait des raisons sérieuses de croire que le demandeur avait été complice de crimes contre l’humanité. Selon moi, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de décider si les circonstances de l’espèce étayaient une inférence de complicité.

 

3.  Conclusion

 

[27]           Pour toutes les raisons qui précèdent, il n’est pas justifié que la Cour intervienne et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 29 septembre 2006

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7245-05

 

INTITULÉ :                                       JAVIER IVAN TORRES RUBIANES

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 7 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 29 SEPTEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter M. Shen                                                  POUR LE DEMANDEUR

 

John Provart                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter M. Shen                                                  POUR LE DEMANDEUR

Hamilton (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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