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Date : 20060929

Dossier : IMM-6743-05

Référence : 2006 CF 1141

ENTRE :

KORNIY RUDYAK

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LE JUGE PINARD

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision datée du 23 septembre 2005 par laquelle la Section de la protection des réfugiés, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « Commission »), a conclu que le demandeur n’a pas qualité de « réfugié au sens de la Convention » ou de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, parce qu’il est exclu en vertu de l’alinéa 1F.b) de la Convention relative au statut des réfugiés (la « Convention sur les réfugiés »).

 

[2]               Le texte de l’alinéa 1F.b) de la Convention sur les réfugiés est le suivant :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser  :

[…]

 

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;

 

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that :

. . .

 

(b) he has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

 

 

[3]               La Commission a déterminé que le demandeur est exclu de la protection accordée aux réfugiés en vertu de l’alinéa 1F.b) pour les raisons suivantes :

  • Lorsque le demandeur d’asile s’est joint à Agroinvest à titre de vendeur en 1995, il savait que des « ristournes » étaient versées systématiquement aux comptables agricoles et aux gestionnaires de district de coopératives agricoles pour l’achat des produits de sa société. Agroinvest payait de l’argent aux inspecteurs agricoles pour qu’ils approuvent des récoltes inférieures aux normes et falsifient les données de pesée, à l’avantage des comptables agricoles et des gestionnaires, en collusion avec son employeur. En outre, des documents étaient falsifiés lors de l’achat et de l’utilisation de produits de façon à augmenter le rendement des récoltes de blé et de betterave à sucre vendues par son employeur.

 

  • Le demandeur d’asile  a été promu à un poste de gestion en 1999 et est demeuré au service de cette entreprise jusqu’à ce qu’il quitte l’Ukraine en 2000. À titre de gestionnaire d’Agroinvest, il a participé à au moins trois réunions où il a été question, en compagnie d’un député du Parlement d’Ukraine, de frauder l’État en matière d’impôt et de biens publics.

 

  • Le demandeur d’asile a présenté en preuve six marchés qu’il a signés, sachant qu’ils portaient des taux d’intérêt illégaux, qu’ils pouvaient servir à enrichir frauduleusement sa société et d’autres et qu’ils visaient à frauder l’État. Ces marchés portaient des taux d’intérêt très élevés, illégaux en Ukraine et au Canada.

 

  • Le genre d’activité criminelle dont le demandeur d’asile s’est fait complice est plus grave que la définition que donne la police ukrainienne du « crime organisé », qui n’est rien de plus que deux ou trois personnes se réunissant pour planifier un crime. Les crimes dont il s’était fait complice sont analogues aux prestunaia organizatsiia, grandes organisations criminelles ayant des liens avec les autorités au niveau régional.
  • Le demandeur d’asile a été complice d’un certain nombre de transactions qui, en soi, par elles-mêmes, ne constituent pas un crime grave de droit commun. Toutefois, sous l’éclairage de la criminalité en Ukraine, cela équivaut cumulativement à des crimes graves de droit commun.

 

  • Le demandeur d’asile a déclaré s’être rendu compte de la corruption en 1999, quatre années après être entré dans l’entreprise. La Commission a conclu que le demandeur d’asile ne disait pas tout à fait la vérité à cet égard. Il est raisonnable de croire qu’il était au courant des pratiques commerciales illégales de l’entreprise avant 1999, car il n’a pas dit qu’il avait été étonné du contenu des contrats auxquels il était partie ou des pénalités pour retard de paiement.

 

  • Le demandeur d’asile a déclaré que lorsqu’il a découvert ce qui se passait, il a communiqué avec un journaliste. Cependant, il a présenté à la Commission des copies de contrats datant d’avril 1998 et il n’a censément pas contacté un journaliste avant juillet 1999. Ce long délai réfute l’intention avouée du demandeur d’asile.

 

  • À aucun moment le demandeur d’asile n’a affirmé qu’il avait tenté de porter ses allégations à la connaissance de la police ou d’autres autorités ayant compétence en matière de fraude, d’évasion fiscale ou de contrats illégaux. Cette inaction réfute l’objectif avoué du demandeur d’asile d’essayer de mettre fin à ces méfaits.

 

  • Le demandeur d’asile a travaillé pour la même entreprise de 1995 jusqu’à son départ d’Ukraine en 2000. À ses dires, s’il est resté, c’est que son emploi était bien rémunéré. Il n’a pas tenté de quitter l’entreprise à la première occasion, ce qui le rend complice des activités illégales de cette dernière. Il ne s’agit pas d’un cas où le demandeur d’asile n'avait pas le choix et devait demeurer chez cet employeur, car il aurait pu démissionner et trouver du travail ailleurs, sans conséquence défavorable. Jamais il n’a dit qu’il avait peur de partir.

 

  • Les taux d’intérêt exigés étaient usuraires et en contravention avec la législation ukrainienne. L’agente des audiences a fourni des renseignements illustrant les calculs de taux d’intérêt acceptables à la pièce M3, aux pages 18 et 19, et elle a calculé les taux d’intérêt effectifs envisagés dans les contrats. Dans l’un d’eux, le taux d’intérêt simple était de 75 p. 100 pour six mois, ce qui est supérieur aux taux d’intérêt ukrainiens légaux de 50 p. 100 par an. En raison de ces taux d’intérêt élevés, certaines exploitations agricoles ont été condamnées à la faillite. Lorsque les conspirateurs mentionnés ci-dessus ont constaté le triste sort de ces agriculteurs, ils leur ont acheté leurs fermes à des taux inférieurs au marché. Ces « renseignements d’initié » leur ont conféré un avantage injuste par rapport à aux autres personnes qui auraient pu vouloir acheter ces exploitations agricoles. En Ukraine, la corruption a de graves conséquences économiques pour le pays.

 

  • L’agente des audiences a présenté des extraits du Code criminel du Canada, qui dénotent que les actes du demandeur d’asile sont des actes criminels au Canada. Dans l’arrêt Moreno [c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.)] la Cour a déclaré qu’un crime punissable d’une peine maximale de dix années d’emprisonnement ou plus est un crime « grave ». Le Code criminel prescrit à l’article 380 que les opérations frauduleuses en matière de contrats et de commerce constituent un acte criminel, punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans. Les crimes concernent des montants de plus de 5 000 $. Étant donné que chaque crime serait punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans, et que le demandeur d’asile a déclaré qu’il avait été complice d’au moins six contrats de ce genre, les crimes sont bel et bien « graves ».

 

 

* * * * * * * *

 

 

[4]               Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur de droit en se livrant à des conjectures et en fondant sa décision sur des éléments erronés et non pertinents. Il renvoie la Cour à l’extrait suivant des motifs de la Commission :

M. Rudyak est complice dans la commission d’un crime grave de droit commun pour pratiques usuraires. Les marchés qu’il a sciemment signés au nom de SNVF Agroinvest contenaient un titre de créance supérieur à ce qui est autorisé par l’État ukrainien. À titre d’exemple, dans le marché du 27 avril 1998 [pièce C3], le montant de la dette initiale était d’environ 6 431,20 $ USD (environ 7 685,28 $ CAD). Après six mois, la créance s’élevait à environ 11 229,24 $ USD (environ 13 418,94 $ CAD). Il s’agit d’un intérêt à taux simple de 75 p. 100 pour six mois, ce qui est supérieur aux taux d’intérêt ukrainiens légaux de 50 p. 100 par an [pièce M3, page 19]. Il en ressort que ce contrat illégal constitue un crime grave au Canada, car l’infraction porte sur un montant supérieur à 5 000 $ CAD. L’imposition de ces taux d’intérêt élevés à ces exploitations agricoles a eu pour conséquence d’obliger certaines d’entre elles à déclarer faillite. Lorsque les conspirateurs mentionnés ci-dessus ont constaté le triste sort de ces agriculteurs, ils leur ont acheté leurs fermes à des taux inférieurs au marché. Ces « renseignements d’initié » leur ont conféré un avantage injuste par rapport aux autres personnes qui auraient pu vouloir acheter ces exploitations agricoles.

 

 

 

[5]               Le demandeur soutient que la Commission a fait des suppositions au sujet des effets des contrats qu’il avait présentés à cette dernière, car elle n’avait en main aucune preuve indiquant quelles exploitations agricoles particulières dont il s’était occupé avaient fait faillite ou que les prêts en question avaient causé une faillite quelconque. En outre, rien ne prouvait quelles exploitations agricoles particulières avaient été vendues, et la Commission n’avait en main aucune preuve qui lui permettait de décider que des exploitations agricoles avaient été achetées à un prix inférieur au marché par l’entreprise, les propriétaires de cette dernière ou d’autres personnes.

 

[6]               Selon le demandeur, en faisant des suppositions et en se fondant sur des éléments erronés et non pertinents, la Commission a tenté d’étayer sa conclusion selon laquelle le demandeur avait été complice d’activités criminelles.

 

[7]               Cependant, la Commission avait en main une preuve évidente que des exploitations agricoles avaient fait faillite et qu’elles avaient ensuite été achetées à des prix inférieurs au marché. Cette preuve provenait directement du témoignage du demandeur :

[traduction]

Eh bien, dans le contrat est inscrit une date d’échéance avant laquelle les comptes doivent être réglés. Tout défaut mène à des intérêts courus; je ne me souviens pas exactement, il s’agissait de quelque chose comme un cent par jour. Naturellement, comme les exploitations agricoles n’étaient pas en mesure de régler la créance avant la date limite fixée, l’intérêt couru après cette date a fini par en acculer plusieurs à la faillite et c’est à ce moment-là qu’ils ont pu intervenir et mettre la main sur du matériel et d’autres choses qu’ils (inaudible).

 

 

 

[8]               En conséquence, je suis d’avis que le demandeur n’a pas réussi à montrer que la Commission a fait des suppositions ou qu’elle s’est fondée sur des éléments non pertinents.

 

[9]               Le demandeur soutient de plus que, sans autre renseignement sur l’historique des taux d’intérêt en Ukraine au cours de la période où le demandeur a été au service d’Agroinvest, la Commission ne pouvait pas conclure équitablement que l’entreprise agissait dans l’illégalité. La décision de la Commission a donc été fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée d’une manière abusive ou arbitraire et sans égard aux éléments de preuve dont elle était saisie.

 

[10]           Cependant, la question relative aux taux d’intérêt légaux imputés en Ukraine n’est pas importante, car la notion de ce qu’il convient de considérer comme un crime grave est déterminée par rapport au système de droit criminel du pays d’accueil (le Canada) plutôt que du pays d’origine (l’Ukraine). Dans l’arrêt Zrig c. Canada (M.C.I.), [2003] 3 C.F. 761, la Cour d’appel fédérale déclare ce qui suit :

[134]    […] L’expression « crime grave de droit commun » exige que soient rencontrées trois conditions : il faut qu’il s’agisse d’un crime, il faut que ce crime en soit un de droit commun (« non-political ») et il faut que ce crime soit grave.

 

[135]    Les tribunaux et les auteurs se sont à ce jour penchés sur les deuxième et troisième conditions, vraisemblablement, selon moi, parce qu'il était généralement tenu pour acquis que la première condition exigeait simplement qu'il s'agisse d'un « crime » au sens du droit pénal ordinaire du pays d'accueil. Le texte anglais de l'article 1Fb) justifie cette attitude. Il y est question de « serious non-political crime » et ce sont les mots « non-political » qui sont rendus en français par « de droit commun ». « Crime », en anglais, est bien sûr « crime » en français, et « serious » en anglais est « grave » en français. Le mot « crime », qui est le mot qui nous intéresse ici, ne peut qu'être compris dans son sens courant en droit pénal par opposition à ces crimes qu'on dit internationaux que vise l'article 1Fa), soit le crime contre la paix, le crime de guerre ou le crime contre l'humanité et par opposition au « délit » auquel renvoie le texte français de l'article 33 de la Convention. Bref, le texte de l'article 1Fb), sur la question qui se pose ici, me paraît clair.

 

[…]

 

[158]    Quant à la décision de la Cour fédérale de l'Australie dans Ovcharuk, supra para. 112, elle appuie mon interprétation. Il s'agissait, dans cette affaire, d'un ressortissant russe qui avait été trouvé coupable d'importation de stupéfiants en Australie. Il était en preuve que le revendicateur, qui purgeait sa sentence en Australie, avait conspiré avec une autre personne, en Russie, en vue de commettre l'infraction. Le statut de réfugié lui fut refusé en raison de l'exclusion prévue à l'article 1Fb).

 

[159]    La Cour a décidé qu'une infraction avait été commise à l'extérieur de l'Australie, que l'article 1Fb) ne vise pas seulement ces criminels menacés de poursuite criminelle à l'étranger et que la question de savoir s'il y avait des raisons sérieuses de penser qu'un crime grave de droit commun avait été commis devait être tranchée en fonction des concepts de criminalité reconnus dans le pays d'accueil.

 

[160]    Je suis en parfait accord avec ces conclusions.

 

 

 

[11]           En l’espèce, la Commission disposait d’une preuve abondante que le demandeur avait été complice de graves crimes d’usure et de fraude (touchant le marché public) par rapport au système de droit criminel canadien. Je suis donc d’avis que la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis un crime grave de droit commun avant d’être admis au Canada.

 

* * * * * * *

 

 

[12]           Je suis donc d’avis que la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait commis un crime grave de droit commun avant d’être admis au Canada. En outre, ce dernier n’est pas parvenu à établir que la Commission a fait des suppositions ou qu’elle a tenu compte d’éléments non pertinents.

 

 

 

 

[13]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 29 septembre 2006

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, LL.L.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6743-05

 

INTITULÉ :                                       KORNIY RUDYAK

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 29 SEPTEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nestor I.L. Woychyshyn                                   POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Butterfield                                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nestor I.L. Woychyshyn                                   POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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