Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Date : 20060929

Dossier : IMM-3940-05

Référence : 2006 CF 1163

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

ENTRE :

 

TARIQ SYED

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]     M. Tariq Syed, le demandeur, est un citoyen du Pakistan qui est d'abord arrivé au Canada en 1997 en tant que revendicateur du statut de réfugié. En 1999, sa revendication du statut de réfugié a été refusée par un tribunal de la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (SSR). La SSR a conclu que M. Syed ne pouvait avoir la qualité de réfugié au sens de l'alinéa 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention), parce qu'il s'était rendu complice de crimes contre l'humanité. Le 4 juillet 2000, le demandeur a été expulsé du Canada au Pakistan. En août 2001, le demandeur est revenu au Canada en utilisant un faux passeport et il a tenté de présenter une nouvelle revendication du statut de réfugié. Une enquête a été ouverte devant un tribunal de la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la SI).

 

[2]     Dans sa décision du 6 juin 2005, la SI a conclu ce qui suit :

 

  • M. Syed est une personne visée à l'article 41 et au paragraphe 52(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) [traduction]  « étant donné qu'il a déjà été expulsé du Canada et y est revenu sans avoir obtenu le consentement exigé du ministre »;

 

  • M. Syed est une personne visée à l'alinéa 35(1)a) de la LIPR [traduction] « étant donné qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'il s'est rendu complice de crimes contre l'humanité ».

 

[3]     La SI a pris une mesure d'expulsion contre M. Syed.

 

[4]     M. Syed ne conteste pas la première de ces conclusions mais il cherche à faire annuler la mesure d'expulsion au motif que la SI a commis une erreur en concluant qu'il existait des motifs raisonnables de croire qu'il s'était rendu complice de crimes contre l'humanité.

 

Questions en litige

[5]     M. Syed soulève les questions suivantes :

La SI a-t-elle commis une erreur en reprenant à son compte les conclusions tirées par la SSR sans se livrer à une analyse indépendante des faits? Les faits constituent-ils un crime contre l'humanité au sens des articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24 (la Loi sur les crimes contre l'humanité)?

 

[6]     Dans ses observations écrites, M. Syed tirait également un moyen de l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982, ch. 11. M. Syed a abandonné ce moyen lors de l'instruction de la présente demande.

 

Dispositions législatives applicables

[7]     Aux termes de l'alinéa 35(1)a) de la LIPR, emporte interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux le fait de « commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ». 

 

[8]     L'alinéa 15b) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement) s'applique au cas, comme celui qui m'est soumis, de l'étranger déjà frappé d'une interdiction de territoire au Canada.

b) toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

 

(b) a determination by the Board, based on findings that the foreign national or permanent resident has committed a war crime or a crime against humanity, that the foreign national or permanent resident is a person referred to in section F of Article 1 of the Refugee Convention; or

 

Décision de la SSR

[9]     Comme la SI doit considérer que la décision de la SSR a, quant aux faits, force de chose jugée, il est utile de préciser quelles sont les conclusions de fait que la SSR a tirées. Ainsi qu'il a déjà été signalé, dans sa décision du 30 juin 1999, la SSR a conclu que M. Syed ne pouvait avoir la qualité de réfugié au sens de l'alinéa 1Fa) de la Convention. Pour en arriver à cette conclusion, la SSR a tiré plusieurs conclusions, dont voici les plus importantes :

 

  • M. Syed était membre des forces policières de Karachi et de l'Agence des enquêtes criminelles pakistanaises (Pakistani Criminal Investigation Agency ou CIA);

 

  • M. Syed a sciemment et volontairement adhéré à ces organismes et en est demeuré membre de son plein gré comme policier pendant onze ans;

 

  • Les forces policières de Karachi et la CIA sont [traduction] « deux des organisations les plus brutales du monde »; leurs membres torturent et tuent 40 pour 100 des prisonniers confiés à leur garde;

 

  • Le fait que, même s'il était au courant que 40 pour 100 des prisonniers étaient tués dans des guets-apens, M. Syed a continué à arrêter des membres du MQM [traduction] « démontre qu'il s'est rendu complice de crimes contre l'humanité ».

 

[10]    M. Syed a déposé une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire qui a été refusée le 23 septembre 1999 (dossier IMM-3648-99).

 

Décision de la SI

[11]    La question de la force de chose jugée dont sont revêtues les conclusions de fait de la SSR a été examinée dans une décision provisoire datée du 14 mai 2003 dans laquelle, examinant les conclusions de fait articulées dans la décision de la SSR, la SI a déclaré ce qui suit :

[Traduction] Les conclusions de fait par lesquelles la Section de l'immigration est liée en l'espèce sont celles qui se trouvent à la page 8 de la décision de la SSR […] L'article 15 du Règlement m'oblige à considérer que la décision de la SSR a, quant aux faits, force de chose jugée.

 

[12]    Parmi ces « conclusions de fait », mentionnons celle que M. Syed s'était rendu complice de crimes contre l'humanité. Dans sa décision finale du 6 juin 2005, la SI a conclu que [traduction] « Tariq Syed est une personne visée à l'alinéa 35(1)a) de la LIPR étant donné qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'il s'est rendu complice de crimes contre l'humanité ».

 

Analyse

[13]    Le premier argument de M. Syed est que la SI a commis une erreur en concluant que la définition de « crime contre l'humanité » figurant à l'alinéa 35(1)a) de la LIPR englobe les personnes jugées complices de tels crimes. La Cour d'appel a répondu directement à cette question dans l'arrêt Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] A.C.F. no 1567. Dans l'arrêt Zazai, la Cour d'appel a confirmé que la complicité est assimilée à un crime contre l'humanité et que l'individu qui se rend complice de tels crimes doit être interdit de territoire en vertu de l'alinéa 35(1)a) de la LIPR. Le premier argument de M. Syed est donc mal fondé.

 

[14]    Le second argument invoqué par M. Syed est que la SI a commis une erreur dans son analyse en considérant comme une conclusion de fait la conclusion de complicité tirée par la SSR. Suivant M. Syed, la SSR devait se livrer à sa propre analyse pour tirer une conclusion indépendante sur la question de savoir si les actes reprochés constituaient des crimes contre l'humanité et si la complicité avait été démontrée. Pour ce faire, suivant M. Syed, la ID devait entreprendre l'analyse proposée dans l'arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100; [2005] A.C.S. no 39, au paragraphe 119.

 

[15]    La seconde question est essentiellement une question d'interprétation législative. Quel sens doit-on donner à l'article 15 du Règlement? L'article 15 oblige-t-il la SI à considérer la conclusion de la SSR suivant laquelle M. Syed était complice de crimes contre l'humanité comme ayant « force de chose jugée »? Dans la négative, la SI devait entreprendre sa propre analyse pour trancher la question. En revanche, si la SI devait accepter la conclusion de la SSR suivant laquelle M. Syed s'était rendu complice de crimes contre l'humanité, la question à laquelle la SI devait alors répondre était celle de savoir si cette conclusion emportait interdiction de territoire par application de l'article 35 de la LIPR.

 

[16]    L'objet de l'article 15 du Règlement est évident : dès lors que l'étranger a été déclaré interdit de territoire, les conclusions sous-jacentes de l'arbitre ne peuvent être remises en question. Lors de la première enquête, l'étranger a amplement l'occasion de présenter des éléments de preuve et des arguments au sujet des questions en litige. Il peut également présenter une demande de contrôle judiciaire. Ainsi qu'il déjà été signalé, M. Syed a demandé le contrôle judiciaire de la première décision par laquelle il avait été déclaré interdit de territoire.

 

[17]    Compte tenu de l'objet général de l'article 15, je passe maintenant au sens des mots suivants employés dans cette disposition : « Les décisions […] ont, quant aux faits, force de chose jugée ».

 

[18]    Il est de jurisprudence constante qu'on ne peut établir le sens d'une disposition législative en interprétant les mots qu'elle contient hors contexte. Dans l'arrêt R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, les juges Major et Iacobucci écrivent ce qui suit, au paragraphe 77 :

Il est facile de décrire la méthode d’interprétation des lois : il faut déterminer l’intention du législateur et, à cette fin, lire les termes de la loi dans leur contexte, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la loi.

 

[19]    M. Syed soutient que la conclusion de la SSR suivant laquelle il s'est rendu complice de crimes contre l'humanité n'est pas une question de fait mais une question de droit (arrêt Mugesera, au paragraphe 116). L'article 15 autorise expressément la SI à ne se fonder que sur les conclusions de fait. M. Syed en conclut donc que la SI a commis une erreur en se fondant sur la décision de la SSR suivant laquelle il était complice de crimes contre l'humanité.

 

[20]    Le problème que comporte une telle interprétation est qu'elle fait fi de l'objet visé par l'article 15 et qu'elle ne situe pas les mots employés dans le contexte de l'ensemble de cette disposition.

 

[21]    Suivant l'interprétation de M. Syed, la SI serait forcée de réexaminer les mêmes arguments que ceux antérieurement formulés devant la SSR sur la question de savoir si la police de Karachi et la CIA étaient impliquées dans des crimes contre l'humanité et si M. Syed s'est rendu complice de ces crimes. Suivant M. Syed, la SI était tenue d'appliquer les facteurs énumérés dans l'arrêt Mugesera pour trancher de son propre chef la question des crimes contre l'humanité et celle de la complicité dans ces crimes. En d'autres termes, M. Syed soutient que la SI devait reprendre depuis le début l'analyse à laquelle la SSR s'était déjà livrée. À mon avis, c'est précisément la situation indésirable que l'article 15 cherche à éviter.

 

[22]    Je passe ensuite aux dispositions de l'article 15 qui traitent des décisions qui sont considérées comme ayant force de chose jugée. La catégorie de décisions qui nous intéresse en l'espèce sont celles qui sont visées à l'alinéa b) : « toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ». En d'autres mots, les « conclusions » dont il est question à cet alinéa englobent explicitement la conclusion que l'étranger a commis un crime contre l'humanité. À mon avis, il convient de rapprocher cet alinéa du passage précédent de cet article où il est question des décisions qui, quant aux faits, ont force de chose jugée. Il s'ensuit que, pour l'application de l'article 15 du Règlement, la conclusion de la SSR qu'un étranger s'est rendu complice de crimes contre l'humanité est une conclusion de fait que la SI doit considérer comme ayant force de chose jugée lorsqu'elle est appelée à se prononcer sur l'interdiction de territoire en vertu de l'alinéa 35(1)a) de la LIPR. On obtient ainsi une interprétation qui est compatible avec l'objet de la disposition, qui évite tout double emploi et qui respecte le libellé employé.

 

[23]    Ma décision suivant laquelle le constat qu'une personne s'est rendue complice de crimes contre l'humanité constitue une conclusion de fait ne vaut que pour l'interprétation de l'article 15 du Règlement. Il se peut qu'il faille qualifier différemment ce genre de conclusion lorsqu'il s'agit, par exemple, de déterminer la norme de contrôle applicable au constat d'interdiction de territoire prononcé par un agent des visas ou par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. On trouve un autre exemple dans l'arrêt Mugesera, dans lequel, pour qualifier de question de droit une conclusion de crimes contre l'humanité, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur la norme des « motifs raisonnables de croire » que l'on trouve à l'article 35 de la LIPR. Dans la demande dont je suis saisie, je n'ai pas à traiter de ces questions.

 

[24]    Même en interprétant de façon plus restrictive l'expression « décisions [ayant], quant aux faits, force de chose jugée » à l'article 15, il ne s'ensuit pas automatiquement, à mon sens, que l'on doive reprendre l'examen de la question de la complicité ou de la perpétration de crimes contre l'humanité. Dans le jugement Abdeli c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la protection civile), 2006 CF 1047, le juge Kelen était aux prises avec une situation semblable. Dans cette affaire, la SSR avait déclaré le demandeur interdit de territoire pour crimes contre l'humanité. En réponse à la demande de résidence permanente du demandeur qui lui était soumise, l'agent des visas avait conclu que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l'alinéa 35(1)b). Au sujet de l'effet de l'article 15, le juge Kelen explique ce qui suit, au paragraphe 22 :

En l’espèce, nous avons affaire à une décision ultérieure pour laquelle le législateur voulait que l’agent d’immigration adopte les conclusions de fait antérieures de la SSR. De ce fait, l’agente Siaflekis a été tenue d’accepter comme concluantes les conclusions de la SSR selon lesquelles le demandeur avait servi dans l’armée iranienne à une époque où celle‑ci commettait des activités [traduction] « qui visaient principalement des fins limitées et brutales » et que le demandeur avait [traduction] « participé personnellement et sciemment » à ces activités. En résumé, l’agente était tenue d’accepter comme un fait les agissements pour lesquels le demandeur avait été jugé complice de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité.

 

[25]    Les faits de la demande qui m'est soumise sont presque identiques. Ainsi, la SI était à tout le moins tenue de considérer comme ayant force de chose jugée les conclusions de la SSR suivant lesquelles M. Syed :

 

  • avait sciemment et volontairement œuvré au sein de [traduction] « deux corps de police brutaux »;

 

  • était au courant des exactions commises par les forces policières;

 

  • avait continué à arrêter et à détenir des personnes en sachant que 40 pour 100 des prisonniers étaient tués au cours de leur incarcération.

 

[26]    Vu l'ensemble de ces faits, il est indubitable que les agissements de M. Syed équivalent à de la complicité dans la perpétration de crimes contre l'humanité. Compte tenu des faits de la présente affaire et de l'effet de l'article 15 du Règlement, la SI était tenue de considérer que M. Syed était interdit de territoire en vertu de l'alinéa 35(1)a) de la LIPR. La SSR n'a pas commis d'erreur dans son analyse (comme le confirme le fait que le demandeur a été débouté de sa demande de contrôle judiciaire). La SI n'a pas commis d'erreur non plus.

 

Conclusion

[27]    En conclusion, pour les motifs que je viens d'exposer, j'estime que M. Syed ne m'a pas convaincue que la SI a commis une erreur dans sa décision.

 

[28]    Les parties auront jusqu'au 13 octobre 2006 pour proposer la certification de toute question et sept jours après pour répondre.

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

la cour ordonne :

 

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Les parties auront jusqu'au 13 octobre 2006 pour proposer la certification de toute question et sept jours après pour répondre.

 

 « Judith A. Snider »

                                                                                                ____________________________

                                                                                                                        Juge

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                IMM‑3940‑05

 

INTITULÉ :                                               TARIQ SYED

                                                                    c.

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

et DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                        TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                       LE 7 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                              LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                             LE 29 SEPTEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Lorne Waldman

 

               POUR LE DEMANDEUR

Me Ann Margaret Oberst

 

               POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

 

               POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

               POUR LE DÉFENDEUR

           

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.