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Date : 20061004

Dossier : T‑2232‑05

Référence : 2006 CF 1178

Ottawa (Ontario), le 4 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

CAROLYN BREDIN

demanderesse

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

1.         Introduction

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), datée du 18 novembre 2005, de refuser de statuer sur sa plainte de violation des droits de la personne, conformément à l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 (la Loi), au motif que la plainte n’avait pas été déposée dans l’année qui avait suivi les présumés actes discriminatoires.

 

[2]               La demanderesse voudrait que la Cour rende une ordonnance annulant la décision et que l’affaire soit renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un autre enquêteur, et elle sollicite les dépens.

 

2.         Les faits

[3]               La demanderesse a travaillé pour Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) d’octobre 1979 au 29 avril 2001. Elle a par la suite été mutée au ministère de la Justice le 30 avril 2001.

 

[4]               En 1992, une grave dépression avait été diagnostiquée chez la demanderesse, qui prit alors un congé d’invalidité. Elle est revenue au travail graduellement à CIC en octobre 1993, en commençant par des semaines de trois jours, mais espérant revenir à un statut d’employée à temps plein lorsque sa santé le lui permettrait. En novembre 1995, la demanderesse est redevenue une employée à temps plein.

 

[5]               La demanderesse dit que, à son retour au travail en octobre 1993, elle fut informée par son conseiller en rémunération et en avantages sociaux que, si son statut professionnel était celui d’une employée à temps plein, il y aurait un retard dans le versement de sa rémunération, mais que, si son statut était celui d’une employée à temps partiel, il n’y aurait pas de retard. La demanderesse prétend aussi qu’on lui a dit que son statut professionnel d’employée à temps partiel n’aurait pas d’effet négatif sur sa capacité de racheter ses droits à la pension pour la période qu’elle avait passée en congé sans solde.

 

[6]               Avant le 4 juillet 1994, le Règlement sur la pension de la fonction publique (le Règlement) ne permettait pas aux employés de cotiser au régime de pensions si leur nombre d’heures désignées de travail était inférieur à 30 heures par semaine. Le Règlement fut par la suite modifié pour permettre aux employés à temps partiel avant le 4 juillet 1994 de cotiser au Régime de pensions de retraite. Le Règlement modifié permettait aussi aux employés qui cotisaient au régime de retraite le 4 juillet 1994 de choisir de racheter une partie ou la totalité de toute période antérieure de service à temps partiel accomplie après le 31 décembre 1980.

 

[7]               Manon Galipeau, directrice de la Section de l’efficacité au travail, à CIC, affirme, dans son affidavit souscrit le 13 mars 2006, que, le 5 janvier 1981, la demanderesse avait sollicité un régime d’heures à temps partiel de 22,5 heures par semaine dans son poste à temps plein. Mme Galipeau affirme aussi que la demanderesse est revenue à temps plein le 26 septembre 1988, puis a de nouveau sollicité le 27 février 1989 un régime à temps partiel de 22,5 heures par semaine. La preuve révèle par ailleurs que la demanderesse avait aussi pris des périodes de congé non rémunéré totalisant six ans et sept mois au cours de son emploi à CIC.

 

[8]               Quand la demanderesse décida de racheter ses droits à la pension, sa demande fut refusée en partie. Dans une lettre datée du 18 décembre 2001, la Direction des pensions de retraite informait la demanderesse qu’elle n’était pas admissible au rachat de ses droits à pension pour ses périodes de congé non rémunéré, à cause de son statut d’employée à temps partiel. La lettre du 18 décembre 2001 ne figure pas dans le dossier, mais elle est mentionnée dans le formulaire de plainte de la demanderesse et dans la lettre du 14 septembre 2005 de la Direction générale des enquêtes de la Commission.

[9]               Deux jours plus tard, la demanderesse envoyait d’autres documents concernant son statut professionnel et disait vouloir que son statut professionnel à CIC pour les périodes pertinentes soit celui d’une employée à temps plein. La requête de la demanderesse fut rejetée par la Direction des pensions de retraite par lettre datée du 6 mars 2002. La Direction écrivait que, parce que la demanderesse travaillait à temps partiel le 3 juillet 1994, elle ne pouvait pas, sans autorisation, compter comme période de service assortie d’une option toute période antérieure de rémunération à temps partiel. La Direction mentionnait aussi que le statut professionnel de tous les employés relève de la compétence du ministère employeur et que la Direction elle‑même n’a pas le pouvoir de considérer le statut d’un employé sur une base autre que celle qui est indiquée par le ministère employeur.

 

[10]           Le 10 avril 2003, Françoise Girard, directrice générale intérimaire des ressources humaines au ministère de la Justice, écrivait à son homologue, à CIC, au nom de la demanderesse, pour la prier de modifier le statut professionnel de la demanderesse, d’employée à temps partiel à employée à temps plein, pour la période du 4 octobre 1993 au 29 novembre 1995, afin que cette période puisse être prise en compte aux fins de la pension. Mme Girard envoya une lettre de rappel à CIC le 6 juin 2003. Ces deux lettres ne figurent pas dans le dossier dont la Cour est saisie, mais il en est fait état dans la réponse du 11 juillet 2003 envoyée par Louise Gravel, directrice générale des ressources humaines de CIC, à Mme Girard, réponse qui est discutée ci‑après.

 

[11]           En mai 2003, la demanderesse est tombée malade et a commencé une période de congé d’invalidité. Elle demeure incapable de travailler pour cause de grave dépression.

[12]           Le 11 juillet 2003, Louise Gravel, directrice générale des ressources humaines de CIC, écrivait à Mme Girard pour l’informer que la demande de modification du statut professionnel de la demanderesse était refusée. Dans sa lettre, Mme Gravel écrivait que l’examen du dossier de la demanderesse et des documents annexes ne confirmait pas les dires de la demanderesse selon lesquels elle avait été mal informée à l’époque par son conseiller en rémunération et en avantages sociaux à propos des conséquences qu’aurait pour elle le fait d’être considérée comme employée à temps partiel. Pour conclure, Mme Gravel invitait Mme Girard à communiquer avec Anne Wallis, alors directrice de la Section de l’efficacité au travail, à CIC, pour le cas où elle aurait des questions à éclaircir.

 

[13]           Suite à la lettre de Mme Gravel, Mme Girard a écrit à Mme Wallis le 9 septembre 2003, pour lui demander une explication détaillée justifiant la décision de CIC de ne pas modifier le statut professionnel de la demanderesse. Mme Girard faisait aussi savoir à Mme Wallis que la demanderesse souhaitait qu’elle communique avec elle avant de rendre sa décision finale.

 

[14]           La demanderesse dit que Mme Wallis a par la suite communiqué avec elle pour discuter de son cas. Elle dit aussi que, à la fin d’une conversation, Mme Wallis lui a indiqué qu’elle examinerait son dossier puisqu’il s’agissait d’un cas d’incapacité. La demanderesse ajoute que, quelques mois plus tard, en 2004, Mme Wallis a communiqué avec elle pour l’informer que CIC attendait un avis juridique sur la question de savoir si CIC pouvait tenir compte des renseignements complémentaires communiqués par les supérieurs hiérarchiques de la demanderesse en 2003 à propos de son statut professionnel en 1993.

 

[15]           Le dossier semble confirmer que l’avis juridique susmentionné fut obtenu du service juridique de CIC. Le document en cause, qui se trouve aux pages 17 et 18 du dossier du tribunal, ne porte ni titre ni date, mais, vu son contenu, il ne fait guère de doute que le document est une note de service interne de CIC qui relate les événements rapportés par la demanderesse et par la lettre du 9 septembre 2003 adressée par Justice Canada à CIC.

 

[16]           Le 14 juin 2004, Mme Gravel envoyait une lettre à la demanderesse qui avait demandé que CIC réexamine sa décision à propos de son statut professionnel. Mme Gravel informait la demanderesse qu’elle était arrivée à la conclusion que les procédures avaient été suivies correctement par CIC et que la demanderesse avait bien travaillé à temps partiel durant la période considérée. Mme Gravel se référait à plusieurs documents qui confirment l’approbation, par la direction de CIC, de la demande qu’avait faite la demanderesse pour travailler à temps partiel lorsqu’elle avait repris le travail en octobre 1993, et qui confirment aussi que la demanderesse avait travaillé à temps partiel à son retour. Mme Gravel informait la demanderesse que, par conséquent, son statut professionnel ne serait pas modifié.

 

[17]           Le 10 mai 2005, la demanderesse déposait auprès de la Commission une plainte de violation des droits de la personne dans laquelle elle disait que, en refusant de modifier son statut professionnel, CIC et le Conseil du Trésor du Canada la traitaient d’une manière préjudiciable et discriminatoire, contraire aux articles 7 et 10 de la Loi. Selon la demanderesse, [traduction] « CIC a mal interprété les dispositions de la Loi sur la pension de la fonction publique, ainsi que les politiques du Conseil du Trésor, et a négligé de répondre adéquatement aux besoins entraînés par [sa] déficience ». La demanderesse dit aussi que c’est lorsqu’elle a commencé à travailler au ministère de la Justice en 2001 qu’elle s’est rendu compte des effets négatifs de la politique et de la pratique de CIC faisant d’elle une employée à temps partiel.

 

[18]           Dans sa plainte, la demanderesse écrivait qu’elle n’avait pas songé à déposer une plainte de violation des droits de la personne auprès de la Commission jusqu’au jour où elle reçut la lettre du 14 juin 2004 de Mme Gravel :

[traduction] Il était devenu clair que CIC refusait de se plier aux dispositions de la Loi sur la pension de la fonction publique, qui permet que des correctifs soient apportés au calcul des périodes de service selon la Loi, lorsqu’a été donné un conseil erroné à propos de ce calcul. Ce n’est qu’alors que j’ai compris que CIC, Louise Gravel et Anne Wallis me traitaient d’une manière préjudiciable et discriminatoire.

 

La demanderesse ajoute que les documents montraient clairement qu’elle occupait un poste à temps plein, mais que, en raison de sa déficience, elle ne pouvait travailler que trois jours par semaine.

 

3.         L’enquête

[19]           Le 14 septembre 2005, la directrice de la Direction générale des enquêtes, à la Commission, écrivait à la demanderesse pour l’informer que la Direction générale recommandait à la Commission de ne pas statuer sur sa plainte parce qu’elle avait été déposée hors délai. La directrice disait que la plainte de la demanderesse était fondée sur des faits présumés qui étaient survenus le 18 décembre 2001, et elle ajoutait que la demanderesse n’avait communiqué avec la Commission que le 6 avril 2005, « plus de trois ans après le dernier acte discriminatoire présumé ». Dans sa lettre, la directrice invitait la demanderesse à faire connaître ses observations concernant la recommandation de la Direction générale des enquêtes et à [traduction] « exposer les raisons pour lesquelles [elle] avait tardé à déposer [sa] plainte ».

[20]           La directrice de la Direction générale des enquêtes envoya aussi à CIC une lettre de même teneur, qui énonçait la recommandation et qui invitait CIC à y réagir. La directrice invitait CIC à joindre les renseignements suivants dans sa réponse : [traduction] « Est‑ce que [CIC] était ou non au courant qu’une distinction illicite était alléguée ou qu’une plainte allait probablement être déposée? Y avait‑il des témoins et/ou une preuve documentaire? Un préjudice avait‑il pu résulter de la lenteur de la demanderesse à déposer sa plainte? »

 

[21]           Les deux parties ont déposé des réponses écrites.

 

4.         La décision contestée

[22]           Le dossier que la Commission avait devant elle lorsqu’elle a rendu sa décision comprenait le formulaire de plainte de la demanderesse, la recommandation de la Direction générale des enquêtes et les prétentions des parties en réponse à la recommandation. Après examen des documents, la Commission informa la demanderesse, le 18 novembre 2005, qu’elle avait décidé de ne pas donner suite à sa plainte parce qu’elle avait été déposée en dehors du délai de prescription d’un an prévu par l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Dans sa lettre, la Commission écrivait ce qui suit :

                                [traduction]

Avant de rendre sa décision, la Commission a passé en revue l’analyse et la recommandation contenues dans la lettre qui vous avait été envoyée par la Direction générale des enquêtes, ainsi que les conclusions déposées en réponse à la lettre. Après examen de cette information, la Commission a décidé, conformément à l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de ne pas statuer sur la plainte, parce que :

 

·                 la plainte est fondée sur des faits survenus plus d’un an avant le dépôt de la plainte.

 

Par conséquent, l’affaire est maintenant classée.

 

 

5.         Le cadre juridique

 

[23]           D’après la Loi, la Commission est tenue de statuer sur toute plainte dont elle est saisie à moins que, selon elle, la plainte entre dans l’une des catégories du paragraphe 41(1) de la Loi. L’alinéa 41(1)e) dispose qu’une plainte doit être déposée dans l’année qui suit le dernier acte discriminatoire présumé, à moins que la Commission, exerçant son pouvoir discrétionnaire, n’accorde une prorogation du délai de dépôt.

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

 

[…]

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

 

 

 

[24]           En vertu du paragraphe 41(1) de la Loi, la Commission exerce une fonction d’examen préalable; elle n’examine pas le fond de la plainte. S’agissant de l’alinéa 41(1)e), le rôle de la Commission consiste à dire si la plainte a été déposée dans l’année qui a suivi le « dernier » acte discriminatoire présumé et, dans la négative, dire si la Commission devrait, compte tenu des circonstances, exercer son pouvoir discrétionnaire et étudier quand même la plainte. Voir la décision Tse c. Federal Express Canada Ltd., 2005 CF 598. La Cour d’appel fédérale a jugé que la Commission, dans l’exercice du pouvoir que lui confère le paragraphe 41(1), ne doit rejeter une plainte que dans les cas manifestes et évidents, puisqu’une telle décision aura pour effet de fermer sommairement le dossier. Voir la décision Société canadienne des postes c. Canada (Commission des droits de la personne), [1997] A.C.F. n° 578 (QL), conf. : [1999] A.C.F. n° 705 (QL).

 

6.         Les points en litige

[25]           Les deux points suivants sont soulevés dans la demande de contrôle judiciaire :

 

            (1)        La Commission a‑t‑elle commis une erreur en décidant que la plainte de la demanderesse avait été déposée hors délai?

 

(2)        La Commission a‑t‑elle commis une erreur en n’utilisant pas son pouvoir discrétionnaire d’accorder à la demanderesse une prorogation du délai applicable au dépôt de sa plainte?

 

7.         La norme de contrôle

[30]           Pour savoir quelle norme de contrôle il convient d’appliquer à la décision prise par la Commission en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi, il faut procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle. Selon le juge Allen M. Linden, dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Sketchley, 2005 CAF 404, « la cour de révision doit effectuer de nouveau l’analyse pragmatique et fonctionnelle chaque fois qu’une instance administrative rend une décision et non seulement pour chaque type de décision que rend un décideur en particulier en vertu d’une disposition précise » (souligné dans l’original).

 

[31]           L’analyse pragmatique et fonctionnelle requiert d’examiner les quatre facteurs contextuels exposés pour la première fois par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982 :

 

(1)        la présence ou l’absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel prévu par la loi;

 

(2)        la spécialisation relative du tribunal administratif;

 

(3)        l’objet de la loi dans son ensemble, et de la disposition en cause; et

 

(4)        la nature de la question.

 

 

[32]           L’analyse doit être effectuée d’une manière qui tienne compte de la nature précise de la question ou des questions soumises à la Cour. En l’espèce, la disposition applicable soulève deux questions de fond. D’abord, la plainte a‑t‑elle été déposée dans l’année qui a suivi le « dernier » acte discriminatoire présumé? Ensuite, la Commission a‑t‑elle correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en ne laissant pas la plainte de la demanderesse suivre son cours quand bien même elle aurait été déposée en dehors du délai imparti?

 

1)         La présence ou l’absence d’une clause privative ou d’un droit d’appel prévu par la loi

[33]           La Loi ne contient pas de clause privative ni ne confère un droit d’appel. Une procédure de contrôle judiciaire est offerte aux parties par les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, mais la Cour suprême du Canada a jugé, dans l’arrêt Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, que la compétence d’une cour de justice en appel est beaucoup plus étendue que si elle est saisie d’une procédure de contrôle judiciaire. Au paragraphe 31, la Cour suprême écrivait ce qui suit : « En principe, le tribunal saisi d’un appel a le droit d’exprimer son désaccord avec le raisonnement du tribunal d’instance inférieure ». La possibilité d’introduire une procédure de contrôle judiciaire ne conduit donc pas nécessairement à une norme de contrôle moins élevée. L’absence d’une clause privative et la possibilité d’un contrôle judiciaire sont des facteurs à prendre en compte dans l’analyse. Selon moi, leur effet sur le niveau de retenue auquel a droit la Commission pour ce premier facteur et pour les deux questions est essentiellement neutre.

 

2)         La spécialisation relative de la Commission

[34]           La spécialisation relative du tribunal administratif est évoquée par le juge Frank Iacobucci dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc. [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 50. Pour lui, c’est « le facteur le plus important qu’une cour doit examiner pour arrêter la norme de contrôle applicable ». Dans l’arrêt Pushpanathan, précité, la Cour suprême expliquait, au paragraphe 33, que les « trois dimensions » suivantes de la spécialisation relative devaient être prises en compte :

 

a.                   la spécialisation du tribunal administratif;

 

b.                  la propre spécialisation de la juridiction de contrôle par rapport à celle du tribunal administratif; et

 

c.                   la nature de la question précise dont est saisi le tribunal administratif, au regard de la spécialisation de la juridiction de contrôle.

[35]           La Cour suprême s’est expliquée davantage, dans l’arrêt Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, sur l’interaction de la spécialisation et de la retenue judiciaire. Au paragraphe 28, citant l’arrêt Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249, la Cour suprême s’est exprimée ainsi :

 

Un plus haut degré de déférence est dû uniquement lorsque l’organisme décisionnel possède, de quelque façon, une plus grande expertise que les cours et que la question visée relève de cette plus grande expertise.

 

[36]           En l’espèce, la première question est celle de savoir si la Commission a bien déterminé la date à laquelle est survenu le présumé acte discriminatoire à l’origine de la plainte. La tâche de déterminer cette date requiert non seulement de considérer les faits précis à l’origine de la plainte, mais aussi de dire quels incidents constituent des faits propres à déclencher le délai de prescription prévu par l’alinéa 41(1)e) de la Loi. La Commission est spécialisée dans les questions relatives aux droits de la personne, mais on ne saurait dire qu’elle a une spécialisation particulière qui la rende apte à déterminer le moment auquel commence à courir un délai de prescription dans tel ou tel cas. La spécialisation de la Commission dans les questions de ce genre n’est pas plus élevée que celle de la Cour. Par conséquent, s’agissant de la première question, ce second facteur milite en faveur d’une retenue judiciaire moindre.

 

[37]           La deuxième question requiert d’évaluer les circonstances entourant le retard de la demanderesse à déposer sa plainte, et le préjudice qu’a pu subir en conséquence le défendeur, et de déterminer si lesdites circonstances font que la Commission aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire selon l’alinéa 41(1)e) de la Loi. La question fait intervenir l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission et appelle à réaliser un équilibre des intérêts respectifs des parties, qui selon moi est guidé par la spécialisation de la Commission dans les affaires relevant des droits de la personne. La spécialisation de la Commission est mise à contribution par un examen de ce genre, axé sur les faits, et par le caractère discrétionnaire de la décision. C’est pourquoi je suis d’avis que la seconde question commande un plus haut degré de retenue judiciaire.

 

3)         L’objet de la loi dans son ensemble et de la disposition concernée

[38]           Dans l’arrêt Pushpanathan, précité, le juge Michel Bastarache avait estimé qu’une retenue moindre s’impose lorsque l’objet de la loi ou de la disposition concernée est « polycentrique », et qu’un surcroît de retenue est justifié lorsque la loi ou la disposition a pour objet de définir des droits ou des obligations. Au paragraphe 36, il s’exprimait ainsi :

 

Lorsque les objectifs de la loi et du décideur sont définis non pas principalement comme consistant à établir les droits des parties, ou ce qui leur revient de droit, mais bien à réaliser un équilibre délicat entre divers intérêts, alors l’opportunité d’une supervision judiciaire diminue.

 

[39]           L’objet de la Loi est défini en son article 2 :

 

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

 

 

[40]           Essentiellement, l’article 2 dispose que la Loi a pour objet de donner effet à un principe, à savoir le droit de tous les individus à l’égalité des chances, indépendamment des considérations fondées sur les motifs prévus, et il étend ce principe aux lois qui relèvent de la compétence du législateur fédéral. Selon moi, il s’agit là surtout, en fin de compte, d’établir les droits des parties, ce qui milite en faveur d’une retenue moindre.

 

[41]           La Loi impose aussi certaines limites quant au genre de plaintes qui peuvent aller de l’avant, et elle confère à la Commission une fonction de filtrage, ou un rôle de « garde-barrière ». La Loi accorde donc à la Commission une très grande liberté d’action dans l’exercice de sa fonction de filtrage lorsqu’elle reçoit un rapport d’enquête. Cela donne à penser que le législateur ne voulait pas que les cours de justice interviennent à la légère dans ses décisions. Voir Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1998] A.C.F. n° 1609, [1999] 1 C.F. 113, paragraphe 38.

 

[42]           Il faut aussi garder à l’esprit que la décision de rejeter une plainte à ce stade a pour effet d’éteindre le droit du plaignant de solliciter toute réparation prévue par la Loi. Sauf contrôle judiciaire, la décision que prend la Commission après avoir accompli sa fonction de filtrage, une décision qui ne requiert par l’examen du bien‑fondé de la plainte, risque de mettre un point final à la plainte, et elle intéresse donc directement les droits individuels. Je souscris aux vues exprimées par le juge John Evans dans la décision Larsh c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. n° 508 (QL) (C.F. 1re inst.). Dans ses motifs, le juge Evans écrivait que, vu l’objet de la Loi, la décision de la Commission de rejeter une plainte au stade de l’examen préalable justifie de la part de la Cour une vigilance plus grande que la décision de renvoyer la plainte au Tribunal. Il explique, au paragraphe 36 de son jugement, ce qui le conduit à cette conclusion :

Un débouté est, après tout, une décision définitive qui empêche le plaignant d’obtenir toute réparation prévue par la loi et qui, de par sa nature même, ne saurait favoriser l’atteinte de l’objectif général de la Loi, c’est‑à‑dire protéger les personnes physiques de toute discrimination, mais qui, s’il est erroné, risque de mettre en échec l’objet de la Loi.

 

[43]           Vu l’objet déclaré de la Loi, qui établit le droit de toute personne d’être à l’abri de la discrimination, je suis d’avis que le troisième facteur de cette analyse milite, sur les deux questions, pour une retenue moindre envers les décisions de la Commission.

 

4)         La « nature du problème » : question de droit ou question de fait?

[44]           S’agissant du quatrième facteur contextuel de l’analyse pragmatique et fonctionnelle, il est admis que, en général, la résolution d’une question de fait commande la retenue judiciaire en raison de l’avantage capital dont jouit le principal arbitre des faits. La résolution d’une question de droit appelle une retenue moindre parce que les questions de ce genre ne sont pas nécessairement familières à l’arbitre des faits. La jurisprudence reconnaît aussi que la distinction n’est pas toujours aussi nette et que parfois les organismes spécialisés sont appelés à trancher de difficiles questions de fait et de droit.

 

[45]           Ici, la première question est une question mixte de droit et de fait. Pour dire si le délai avait été respecté, la Commission devait considérer les arguments juridiques avancés quant à la question de savoir si les mesures prises par CIC constituent un processus « non officiel » de révision interne pouvant influer sur la date à laquelle commence à courir le délai. Autrement dit, la question de savoir ce qui constitue une décision finale de l’employeur au regard de la plainte requiert l’application de principes juridiques. De telles questions mixtes de droit et de fait militent en faveur d’une retenue moindre envers les décisions de la Commission que ce ne serait le cas pour des questions de fait. Dans la décision Tamachi c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 1534, le juge Sean Harrington est arrivé à la même conclusion. Selon lui, la question de savoir à quel moment commence à courir le délai d’un an est une question mixte de droit et de fait.

 

[46]           Cependant, je montrerais davantage de retenue envers la décision de la Commission pour ce qui concerne l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de laisser une plainte déposée hors délai suivre son cours, car une telle question suppose en définitive une certaine liberté de jugement dans l’appréciation des circonstances du dossier.

 

            5)         Conclusion sur la norme de contrôle

[47]           Après examen des facteurs contextuels ci‑dessus, je suis d’avis que la norme de contrôle qu’il faut appliquer à la décision de la Commission selon laquelle la plainte de la demanderesse a été déposée après l’expiration du délai d’un an est la norme de la décision raisonnable simpliciter. Quant à la question de savoir si la Commission a validement exercé son pouvoir discrétionnaire en ne laissant pas la plainte de la demanderesse suivre son cours quand bien même aurait‑elle été déposée hors délai, elle sera revue selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Cette dernière conclusion s’accorde avec d’autres jugements rendus par la Cour. Voir par exemple Société de développement du Cap‑Breton c. Hynes, [1999] A.C.F. n° 340 (QL); Price, précité; Johnston c. Société canadienne d’hypothèques et de logement, [2004] A.C.F. n° 1121 (QL); et Davey c. Canada (2004), 257 F.T.R. 316.

8.         Analyse

A.        La Commission a‑t‑elle commis une erreur en décidant que la plainte de la demanderesse avait été déposée hors délai?

 

[48]           L’essentiel de l’argument de la demanderesse est que le délai de prescription d’un an n’a pu commencer à courir que lorsqu’elle a reçu une « décision finale » de CIC à propos de son statut, c’est‑à‑dire le 14 juin 2004, date à laquelle CIC envoya sa lettre à la demanderesse l’informant de sa décision défavorable. La lettre contient notamment ce qui suit :

[traduction] La présente fait suite à votre demande priant CIC de réexaminer sa décision relative à la modification de votre statut à temps partiel en statut à temps plein pour la période allant du 4 octobre 1993 au 29 novembre 1995.

 

 

[49]           La demanderesse dit que, avant l’envoi de la lettre du 14 juin 2004, la direction de CIC a donné l’impression qu’elle examinait l’information disponible et qu’elle étudiait la requête de la demanderesse. Selon la demanderesse, même si la décision initiale de la Direction des pensions de retraite porte la date du 18 décembre 2001, la date à retenir pour le début du délai d’un an devrait être le 14 juin 2004, en raison du temps employé par CIC pour épuiser les recours administratifs internes. La demanderesse fait valoir que l’acte discriminatoire n’a cristallisé qu’à ce stade et que sa plainte a donc été déposée auprès de la Commission à l’intérieur du délai fixé par l’alinéa 41(1)e) de la Loi.

 

[50]           Subsidiairement, la demanderesse soutient que l’acte discriminatoire devrait être considéré comme un acte continu, qui s’est poursuivi entre le 18 décembre 2001 et le 14 juin 2004.

 

[51]           Dans sa réponse, CIC écrivait que la demanderesse connaissait déjà le 18 décembre 2001 l’impact de son statut d’employée à temps partiel sur ses prestations de pension futures. CIC dit que, même si la demanderesse a prié CIC, à diverses reprises, de modifier son statut professionnel, CIC [traduction] « n’a pas changé d’avis et ne lui a jamais donné une indication du contraire ».

 

[52]           Selon le défendeur, le « fait » qui est au cœur de la plainte de la demanderesse a cristallisé lorsque la Direction des pensions de retraite a communiqué sa décision à la demanderesse, à la fin de 2001 ou au début de 2002. La demanderesse admet qu’elle savait, en janvier 2002, que la décision de CIC lui serait défavorable. Le défendeur fait aussi valoir que la décision de la Direction des pensions de retraite a été communiquée dans la lettre du 18 décembre 2001, puis plus tard réitérée dans la correspondance envoyée le 6 mars 2002. Le défendeur ajoute qu’il n’importe pas de savoir si la demanderesse a ensuite entrepris un processus informel de révision, car cela ne modifie pas la date à laquelle a eu lieu l’acte discriminatoire, et donc la date à laquelle le délai de prescription d’un an prévu par l’alinéa 41(1)e) de la Loi a commencé à courir. Selon le défendeur, la lettre du 14 juin 2004 n’est pas une décision nouvelle, elle réaffirme simplement, en la développant, la décision de CIC du 11 juillet 2003.

 

[53]           La demanderesse savait peut‑être en janvier 2002 que son statut professionnel à CIC risquait de lui nuire, mais il n’est pas contesté que la Direction des pensions de retraite ne pouvait pas modifier son statut professionnel. Dans sa lettre de mars 2002 adressée à la demanderesse, la Direction écrivait clairement qu’elle [traduction] « … n’a pas le pouvoir de considérer le statut professionnel d’un employé sur une base autre que celle qui est indiquée par le ministère employeur ». La décision qui constitue le fondement de la présumée différence de traitement subie par la demanderesse n’a pas été prise par la Direction des pensions de retraite, mais par CIC. Cette décision a été prise par CIC le 11 juillet 2003, date à laquelle CIC a informé la demanderesse, par lettre, que [traduction] « … la décision a été prise de ne pas modifier son statut professionnel pour la période considérée ». La lettre du 11 juillet 2003 parle explicitement de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle avait été mal informée par le conseiller en rémunération et en avantages sociaux lorsqu’elle était retournée au travail en octobre 1993.

 

[54]           Nonobstant les échanges ultérieurs entre CIC et la demanderesse, ainsi que les échanges entre la directrice générale intérimaire des Ressources humaines au ministère de la Justice, au nom de la demanderesse, et CIC, et en dépit des investigations de CIC à la suite de tels échanges, je suis d’avis qu’il n’était pas déraisonnable pour la Commission de décider que la plainte était fondée sur des faits qui s’étaient produits plus d’un an avant le dépôt de la plainte. La date à laquelle la présumée différence de traitement subie par la demanderesse a cristallisé aux fins du dépôt d’une plainte selon la Loi est la date à laquelle la demanderesse a reçu avis de la décision de CIC du 11 juillet 2003. À cette date, rien n’empêchait la demanderesse de déposer une plainte en vertu de la Loi. L’alinéa 41(1)a) de la Loi dispose qu’un plaignant doit épuiser les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouvertes, mais il n’apparaît pas qu’une telle procédure a été introduite ici. Les échanges ultérieurs évoqués plus haut, entre la demanderesse et CIC, ne constituent pas une procédure d’appel, au sens de l’alinéa 41(1)a), que la demanderesse se devait d’épuiser avant de déposer sa plainte. La demande de « réexamen », selon le mot employé par la demanderesse, ne saurait avoir pour résultat de différer le déclenchement d’un délai légal, qui, s’agissant de la présente affaire, a manifestement commencé à courir le 11 juillet 2003. La lettre du 14 juin 2004, qui reformule la position de CIC, n’est pas une décision nouvelle. En fin de compte, je suis d’avis qu’il était loisible à la Commission, dans ce dossier, de décider que la plainte avait été déposée hors délai. La Commission n’a donc pas commis d’erreur en tirant cette conclusion.

 

B.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en n’utilisant pas son pouvoir discrétionnaire d’accorder à la demanderesse une prorogation du délai applicable au dépôt de sa plainte?

 

[55]           Après qu’elle a décidé que la plainte est fondée sur des faits dont le dernier s’est produit plus d’un an avant son dépôt, la Commission doit ensuite exercer son pouvoir discrétionnaire et dire si, eu égard aux circonstances, il est juste que la plainte soit néanmoins jugée recevable. Selon la jurisprudence, la Commission est tenue d’examiner certains facteurs lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Parmi ces facteurs, citons les suivants : (1) est‑ce de bonne foi que la plainte a été déposée tardivement? et (2) la personne visée par la plainte a‑t‑elle subi un préjudice ou une injustice en raison du dépôt tardif de la plainte?

 

[56]           Ici, le défendeur prétend que la Commission a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de statuer sur la plainte. L’argument de la demanderesse a porté essentiellement sur le premier point examiné plus haut dans les présents motifs, mais, à l’audience, l’avocate de la demanderesse a fait valoir que les motifs de la Commission sont insuffisants en ce qui concerne l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Le défendeur a admis que les motifs de la Commission n’étaient pas aussi complets qu’ils auraient pu l’être, mais, selon lui, la décision de ne pas proroger le délai de dépôt de la plainte n’était pas manifestement déraisonnable, eu égard aux circonstances, et l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

 

[57]           Pour savoir si la Commission a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, j’examinerai le dossier que la Commission avait devant elle, ainsi que les conclusions des parties et les motifs de la décision de la Commission. Il est bien établi que, compte tenu du caractère succinct des décisions de la Commission, les rapports d’enquête doivent être vus comme constituant les motifs de la Commission. Voir l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. n° 2056, 2005 CAF 404, paragraphe 37.

 

[58]           Ici, le rapport d’enquête qui fut soumis à la Commission ne figure pas dans le dossier que la Cour a devant elle. Cependant, la lettre du 14 septembre 2005 adressée à la demanderesse par la directrice de la Direction générale des enquêtes confirme tout à fait que la Direction générale recommandait à la Commission de ne pas statuer sur la plainte de la demanderesse. La lettre invitait la demanderesse à réagir à la recommandation de la Direction générale, en particulier sur les raisons du dépôt tardif de la plainte. La directrice a envoyé à CIC une lettre de même teneur qui invitait CIC à réagir à la recommandation, en lui demandant explicitement si le dépôt tardif avait pu causer un préjudice à CIC. Des prétentions détaillées ont été présentées au nom de la demanderesse à propos du pouvoir discrétionnaire exercé par la Commission en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi. Ces prétentions étaient exposées dans une lettre du 11 octobre 2005 adressée à la Commission par l’Alliance de la fonction publique du Canada, qui traitait des raisons du dépôt tardif de la plainte en ajoutant que la partie visée par la plainte n’en avait subi aucun préjudice. Des prétentions furent également présentées par CIC.

 

[59]           Vu la nature du dossier dont je suis saisi, il est impossible de dire si la directrice a fait porter son attention sur les facteurs que la Commission se devait d’examiner dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Ce qui est clair cependant, c’est que la recommandation de la directrice, selon laquelle la Commission devait s’abstenir de statuer sur la plainte, fut faite en l’absence des prétentions des parties sur l’opportunité pour la Commission d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de proroger le délai de dépôt de la plainte.

 

[60]           Dans la lettre exposant sa décision, la Commission écrit qu’elle a passé en revue l’analyse et la recommandation de la Direction générale des enquêtes, ainsi que les prétentions déposées en réponse à cette recommandation, et qu’elle a décidé de ne pas statuer sur la plainte, parce qu’elle est fondée sur des actes qui se sont produits plus d’un an avant son dépôt. Dans sa décision, la Commission adopte pour l’essentiel la recommandation de la directrice, sans faire explicitement état des arguments des parties sur l’opportunité pour la Commission d’user de son pouvoir et de proroger le délai de dépôt. La Commission ne tient pas compte des facteurs susmentionnés qui circonscrivent l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, facteurs qui, selon les prétentions de la demanderesse, auraient dû la conduire à accorder la prorogation du délai pour recevoir la plainte.

 

[61]           J’ai examiné les documents, en particulier la lettre exposant la décision de la Commission, et il n’y a aucun moyen de savoir si la Commission a fait porter son attention sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, encore moins de savoir si ce pouvoir a été correctement exercé. Le rapport d’enquête ne traitait pas du sujet étant donné que la recommandation qu’il contenait avait été faite avant que les parties présentent leurs arguments sur les facteurs régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission. Il semble que la décision négative de la Commission tient seulement au fait que la plainte était prescrite. J’en suis réduit à conclure que la Commission n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire. De ce fait, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle. La décision sera par conséquent annulée.

 

[62]           La décision de la Commission est également viciée en raison de l’insuffisance de ses motifs. Le paragraphe 42(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

42. (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Commission motive par écrit sa décision auprès du plaignant dans les cas où elle décide que la plainte est irrecevable.

 

 

 

42. (1) Subject to subsection (2), when the Commission decides not to deal with a complaint, it shall send a written notice of its decision to the complainant setting out the reason for its decision.

 

 

 

Vu les circonstances de la présente affaire, les motifs sont insuffisants. La lettre renfermant la décision ne répond pas à la norme qui a été établie dans la jurisprudence se rapportant au paragraphe 42 (1) de la Loi. Voir le jugement Kidd c. Autorité aéroportuaire du Grand Toronto, 2004 CF 703. La Commission n’a donné aucune explication, fût‑elle brève, de sa décision de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour proroger le délai de dépôt de la plainte et rendre celle‑ci recevable. Elle s’est limitée à une paraphrase de la disposition législative. La lettre renfermant sa décision est également insuffisante, selon les principes de la justice naturelle, pour constituer les motifs de la décision qui est ici contestée. Voir l’arrêt Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), paragraphes 17 à 19.

 

[63]           Dans l’arrêt Via Rail, la Cour d’appel fédérale a reconnu que, lorsque les décisions d’une instance administrative bénéficient d’une retenue considérable de la part des cours de justice, il est d’autant plus nécessaire de connaître et de comprendre la raison d’être de la décision, et cela pas seulement pour le demandeur, mais également pour la juridiction de contrôle.

 

[64]           Le défendeur cite plusieurs précédents à l’appui de sa position. Ces précédents peuvent être distingués. Plus précisément, la décision Davey c. Canada, 2004 CF 1496, où le juge Simon Noël a jugé que la Commission avait, dans son rapport d’enquête, analysé minutieusement les faits du dossier en tenant compte des facteurs pertinents lorsqu’elle s’était demandé s’il était opportun de proroger le délai de dépôt de la plainte. Le juge Noël a donc conclu que la Commission n’avait commis aucune erreur susceptible de contrôle, alors même que la lettre renfermant sa décision n’exposait pas ses raisons de ne pas proroger le délai. Ici, le rapport d’enquête ne renferme aucune analyse du genre.

 

[65]           Il s’ensuit donc qu’une erreur de droit susceptible de contrôle a été commise, parce que les motifs exposés par la Commission n’atteignent pas le seuil minimal établi par les principes de common law en matière d’équité procédurale, ni le seuil minimal établi par le paragraphe 42(1) de la Loi. Une telle erreur justifie l’intervention de la Cour.

 

[66]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la Commission est annulée et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen conforme aux présents motifs.

 

[67]           Les dépens seront accordés à la demanderesse et seront taxés selon la médiane de la colonne III du Tarif B des Règles des Cours fédérales.

 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

 

2.         L’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen conforme aux présents motifs;

 

3.         Les dépens sont accordés à la demanderesse et seront taxés conformément à la médiane de la colonne III du Tarif B des Règles des Cours fédérales.

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, LL.L.


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑2232‑05

 

INTITULÉ :                                       CAROLYN BREDIN c.

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 OCTOBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alison Dewer                                                                           POUR LA DEMANDERESSE

 

Elizabeth Kikuchi                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Alison Dewer                                                                           POUR LA DEMANDERESSE

Raven, Allen, Cameron & Ballantyne

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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