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Date : 20061005

Dossier : T-1649-06

Référence : 2006 CF 1187

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2006

EN PRÉSENCE DU JUGE SUPPLÉANT BARRY STRAYER

 

ENTRE :

IRVIN McIVOR, DENNIS McIVOR

et HERMAN RICHARD

 

demandeurs

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES (CANADA)

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

Introduction

 

[1]               La Cour est saisie d’une requête en vue de l’obtention d’une injonction interlocutoire pour empêcher la tenue d’une élection au conseil de la bande de Sandy Bay (la bande) le 11 octobre 2006, d’une injonction pour faire suspendre un décret annulant l’élection des demandeurs comme conseillers le 8 septembre 2005 ou, subsidiairement, d’une ordonnance les réintégrant dans leur fonction de conseiller et d’une injonction interlocutoire pour faire suspendre la nomination d’un séquestre‑administrateur. Ces requêtes ont été entendues le 29 septembre 2006 et je les ai rejetées plus tard ce même jour pour les motifs qui devaient suivre. Voici donc ces motifs.

 

Exposé des faits

[2]               La bande a tenu le 8 septembre 2005 une élection à l’issue de laquelle Irvin McIvor, l’un des demandeurs, a été élu chef et les deux autres demandeurs, Denis McIvor et Herman Richard, ainsi que deux autres membres ont été élus conseillers. Tel que l’autorise l’alinéa 79a) de la Loi sur les Indiens (la Loi), L.R.C. 1985, ch. I-5, et les articles 12 à 14 du Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens (le Règlement), C.R.C. 1978, ch. 952, un appel a été interjeté le 6 octobre 2005 par un candidat non élu, qui s’est plaint d’irrégularités dans la tenue des élections en alléguant principalement que certains membres de la bande avaient reçu de l’argent en échange de leur vote. Conformément au paragraphe 12(2) du Règlement, des copies du document introductif de l’appel et des pièces à l’appui ont été envoyées à chacun des candidats et ces derniers ont eu la possibilité d’y répondre. Par la suite, le ministre des Affaires indiennes (le ministre) a nommé un enquêteur chargé de lui présenter un rapport détaillé. Le ministre a ensuite recommandé au gouverneur en conseil que l’élection du 8 septembre 2005 soit rejetée en raison de manœuvres frauduleuses, pareille mesure étant autorisée par l’alinéa 79a) de la Loi. Le 29 août 2006, le gouverneur en conseil a adopté un décret annulant l’élection. Peu de temps après, les demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire à l’égard du décret ainsi que la présente requête en injonction pour empêcher notamment la tenue d’une nouvelle élection jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire soit entendue et tranchée.

 

[3]               Il sera fait état d’autres faits pertinents dans l’analyse.

 

Analyse

[4]               J’ai appliqué les critères établis pour accorder pareilles injonctions, c’est‑à‑dire que la Cour doit déterminer :

a.               s’il existe une question sérieuse à trancher dans le contrôle judiciaire;

b.               si le fait d’accorder ou de refuser d’accorder les injonctions causera un préjudice irréparable à l’une ou l’autre des parties;

c.               si la prépondérance des inconvénients favorise l’acceptation ou le rejet des demandes d’injonction.

 

Question sérieuse

 

[5]               J’ai conclu que, eu égard aux circonstances, je me devais d’approfondir l’analyse de la question plutôt que de simplement décider si elle est futile ou vexatoire. En l’espèce, l’une des ordonnances demandées aurait pour effet de réintégrer les demandeurs dans leurs fonctions de chef et de conseiller pour une période indéterminée, ce qui correspond à la réparation demandée dans le cadre du contrôle judiciaire. Je pense cet aspect de l'affaire est visé par l'exception définie par la Chambre des lords dans N.W.L. Ltd. c. Woods, [1979] 1 WLR 1294, et je dois tenir compte dans une certaine mesure du bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire.

 

[6]               Les mesures de réparation sollicitées dans la demande de contrôle judicaire font l’objet de vives oppositions. Il peut être difficile d’obtenir une injonction contre le ministre. Pour l’obtenir, il faudrait démontrer qu’il a outrepassé les pouvoirs qui lui sont conférés : voir par exemple, Bande indienne de Saugeen c. Canada (ministre des Pêches et des Océans), [1992] 3 CF 576 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 29 à 35. À mon avis, il ne ressort pas clairement que les demandeurs allèguent que le ministre a outrepassé ses pouvoirs. Un autre problème fondamental est lié au fait que les demandeurs se plaignent principalement que le décret a été adopté par le gouverneur en conseil sans qu’ils bénéficient d’une équité procédurale suffisante. En fait, ils ont reçu avis de l’appel interjeté à l’égard de l’élection et copie de tous les documents déposés à l’appui de l’appel et ils ont eu la possibilité de répondre par écrit avant que le gouverneur en conseil n’examine l’affaire. Toutefois, ils soutiennent qu’ils auraient dû être mis au courant des conclusions de l’enquête et des autres éléments de preuve outre le matériel qui leur a été fourni sous la forme de plaintes et de documents à l’appui. Il pourrait être très difficile d’attaquer les décisions du gouverneur en conseil au plan procédural : voir, par exemple, Canada c. Inuit Tapirisat [1980] 2 R.C.F. 735. Les demandeurs se sont fortement appuyés sur Première nation de Gull Bay c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 1332, une décision où le juge François Lemieux a accordé, en date du 10 août 2005, une injonction interlocutoire dans des circonstances assez semblables, en empêchant une élection et en réintégrant dans leur fonction neuf des douze conseillers qui avaient été exclus parce que leur dernière élection avait été annulée par un décret. Je crois que cette décision est différente à plusieurs égards. Elle porte sur un appel interjeté, en vertu de l’alinéa 79c) de la Loi, à l’égard de la dernière élection au motif que six des douze conseillers élus n’habitaient pas sur la réserve. La Cour a conclu que trois conseillers étaient exclus seulement, mais le gouverneur en conseil a néanmoins annulé l’élection des douze conseillers. Dans la présente affaire, l’appel qui a donné lieu au décret a été interjeté en vertu de l’alinéa 79a) de la Loi et il attaquait non pas l’éligibilité de certains conseillers mais plutôt la validité du processus de l’élection. Le juge Lemieux, dans les mesures de réparation qu’il a énoncées, n’a réintégré dans leur fonction que les neuf conseillers dont l’éligibilité n’était pas contestée. Dans cette affaire, une question concernant la Charte a également été soulevée relativement à l’exigence de résidence, laquelle constitue en soi une question sérieuse compte tenu du courant jurisprudentiel actuel qui s’y rapporte. De plus, la Couronne n’a pas véritablement contesté les faits allégués par les demandeurs. L’hypothèse avancée était que la procédure n’avait pas été équitable parce que les demandeurs n’avaient pas été avisés du contenu de l’enquête. La question de la jurisprudence dans l’affaire Inuit Tapirisat, précitée, n’a apparemment pas été soulevée.

 

[7]               Même si je n’ai pas à juger du bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire et ne tente pas de le faire et même si je n’ai pas rejeté la requête en injonction sur ce fondement, dans la mesure où je me devais de l’examiner plus en profondeur que normalement, j'estime que le bien‑fondé de la demande est fortement discutable.

 

Préjudice irréparable

 

[8]               Je ne suis pas convaincu que les demandeurs subiront un préjudice irréparable si le décret n’est pas suspendu pendant le contrôle judiciaire. Bien que les demandeurs aient déposé de la preuve démontrant que les affaires commerciales et financières de la bande seraient gravement perturbées si le décret restait en vigueur, cette preuve était de nature très générale et certains éléments de celle‑ci étaient probablement inadmissibles parce qu’ils constituent de la preuve sous la forme d’opinion et par ouï‑dire sans identification de la source. Subséquemment, le défendeur a déposé plusieurs affidavits, souscrits par le personnel du ministère des Affaires indiennes (le ministère), qui détaillaient les mesures prises conjointement par le ministère et le séquestre‑administrateur chargé de voir à presque tous les problèmes énoncés dans les affidavits déposés par les demandeurs. En outre, au moment où ils ont déposé les documents, les demandeurs ne connaissaient pas la date à laquelle aurait lieu l’élection, mais il a depuis été confirmé qu’elle se tiendra le 11 octobre 2006, soit environ douze jours après l’ordonnance de rejet de la présente requête. La preuve démontre également que, dans l’intervalle, une assemblée de mise en candidature a été tenue et que les trois demandeurs à l’instance ont tous été désignés comme candidats. Ils auront la possibilité d’entrer en fonction de nouveau si les membres de la bande continuent de les appuyer.

 

[9]               Dans les affidavits et les observations qu’ils ont présentés, les demandeurs discutent du préjudice causé à leur réputation par le décret et son maintien. Comme je l’ai mentionné précédemment, la présente procédure, qui est fondée sur l'alinéa 79a) de la Loi, s’appuie sur la protection de l’intégrité du système électoral exempt de manœuvres frauduleuses. Le décret annulant l’élection n’identifie d’aucune manière les demandeurs eux‑mêmes. Dans la mesure où l’un d’eux a été nommé dans le processus d’appel par d’autres membres de la bande, les effets de ces allégations ne seront pas annulés par une injonction interlocutoire interrompant l’application du décret. Dans des circonstances assez semblables, le juge Max Teitelbaum, dans Simon c. Canada (Ministre des Affaires indiennes), [1999] A.C.F. no 1736, a refusé d’accorder une injonction parce qu’il était d’avis que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils subiraient un préjudice irréparable si de nouvelles élections avaient lieu. Il a souligné que, par ailleurs, s’il empêchait la tenue de nouvelles élections et permettait aux demandeurs de continuer d’agir comme conseillers jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée, le cas advenant que la demande soit rejetée, il s’ensuivrait qu'il aurait alors permis à des conseillers exclus par décret de continuer d’exercer leur fonction. J'ai également tenu compte de cette considération.

 

[10]           J’ai donc conclu que l’insuffisance de la preuve d’un préjudice irréparable en l’espèce constituait le facteur le plus important dans ma décision de rejeter la requête.

 

Prépondérance des inconvénients

 

[11]           J’ai conclu que le principe le plus important en la matière, qui a été énoncé par la Cour suprême dans Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, aux paragraphes 36 à 90, veut que, dans la pondération des intérêts privés des individus et de l’intérêt public à permettre aux pouvoirs publics d’appliquer la politique gouvernementale, la préférence doit être accordée à l’intérêt public. En l’espèce, le législateur a doté le gouverneur en conseil d’un pouvoir de surveillance à l’égard de certaines élections de bande. Il ne fait aucun doute que ce pouvoir doit être exercé de façon restreinte. Il ne s’agit pas nécessairement non plus de la méthode de surveillance la plus judicieuse ou juste. Pourtant, personne n’a laissé entendre que ce pouvoir était inconstitutionnel et, la règle de droit étant ce qu’elle est, j’estime qu’il faut accorder plus d’importance à l’exercice de ce pouvoir public qu’aux intérêts privés des conseillers de bande.

 


Conclusion

[12]           Pour ces motifs, la requête en injonctions ou en réintégration est rejetée avec dépens.

 

 

 

« B. L. Strayer »

Juge suppléant

 

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.L.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1649-06

 

INTITULÉ :                                                   IRVIN McIVOR ET AL.

                                                                        c.

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL.

 

 

REQUÊTE ENTENDUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 29 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE JUGE STRAYER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 5 OCTOBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

J.R. NORMAN BOUDREAU

 

              POUR LES DEMANDEURS

PAUL R. ANDERSON

CATHERINE CARLSON

              POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BOOTH DENNEHY LLP

WINNIPEG (MANITOBA)

 

              POUR LES DEMANDEURS

JOHN H. SIMS, C.R.

SOUS‑PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

              POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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