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Date : 20061017

Dossier : T-282-06

Référence : 2006 CF 1239

Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2006

En présence de Madame le juge Tremblay-Lamer 

 

ENTRE :

HENRI BÉDIRIAN

demandeur

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant la décision de Me Sylvie Matteau, arbitre et membre de la Commission des relations de travail dans la fonction publique du Canada (l’arbitre Matteau), et rendue le 19 janvier 2006, laquelle dispose de la réclamation du demandeur contenue au grief déféré à l’arbitrage suivant l’article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 (la loi).

 

[2]               Le demandeur, Me Henri Bédirian, est avocat au ministère de la Justice (niveau et groupe LA-3A) et gestionnaire au Bureau régional du Québec (BRQ). Il est directeur des affaires fiscales depuis 1996.

 

[3]               Le grief du demandeur portait sur des mesures disciplinaires imposées le 28 juillet 2000, lesquelles résultaient d’une enquête déclenchée suite à une plainte de harcèlement sexuel formulée contre celui-ci par deux avocates subalternes. Le premier arbitre, Me Anne Bertrand, avait conclu que ces allégations étaient non fondées et avait annulé les mesures disciplinaires. Elle omettait cependant de réserver compétence afin de disposer la question des dommages-intérêts réclamés au grief.

 

HISTORIQUE

 

[4]               Dans mon jugement Bédirian c. Canada (Procureur général), 2004 CF 566, [2004] A.C.F. no 683 (C.F.)(QL) j’ai accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur et j’ai ordonné que l’affaire soit renvoyé à l’arbitre afin qu’elle épuise sa juridiction en ce qui a trait à l’octroi des dommages.

 

[5]               Lors de l’audition qui suivit devant l’arbitre Matteau, il fut convenu de verser l’ensemble de la preuve qui fut faite devant l’arbitre Bertrand au dossier de l’arbitre Matteau. Celle-ci a d’ailleurs reconnu dans sa décision que son rôle n’était pas de réviser l’évaluation de la preuve faite devant l’arbitre Bertrand ou les conclusions de fait qu’elle en avait tirées.

 

[6]               L’arbitre Matteau rejeta la réclamation en dommages-intérêts du demandeur et conclut que l’employeur n’avait pas commis de faute donnant lieu à un dédommagement. Celle-ci était d’avis que l’employeur avait agi de bonne foi et qu’il avait l’obligation d’agir puisque la plainte de harcèlement sexuel était suffisamment sérieuse pour justifier une enquête approfondie. Elle a reconnu que la santé physique et mentale du demandeur avait été affectée, mais que les gestes de l’employeur n’engageaient pas sa responsabilité civile. Elle soulignait également que suite à la décision de l’arbitre Bertrand, l’employeur avait immédiatement remis le demandeur dans ses fonctions de gestion.

 

QUESTION EN LITIGE

 

[7]               L’arbitre Matteau a-t-elle refusé d’exercer sa compétence et de disposer de la preuve qui fut présentée devant elle en appliquant erronément les règles de droit en matière d’octroi de dommages? Ce faisant, a-t-elle tenu compte des conclusions de fait rendues par l’arbitre Bertrand dans sa décision du 31 octobre 2002?

 

ANALYSE

 

1.         La norme de contrôle applicable

 

[8]               Il existe une jurisprudence abondante à l’effet que la norme de contrôle applicable aux décisions d’arbitres de grief est généralement celle de la décision manifestement déraisonnable (voir : Barry c. Canada (Conseil du Trésor), [1997] A.C.F. no 1404 (C.A.F.)(QL); Connors c. Canada (Revenu – Impôt), [2000] A.C.F. no 477 (C.A.F.)(QL); Canada (Procureur général) c. King, 2003 CFPI 593, [2003] 4 C.F. 543 (1re inst.); White c. Canada (Conseil du Trésor), 2004 CF 1017, [2004] A.C.F. no 1231 (C.F.)(QL)). Cependant, vu les nombreuses directives de la Cour suprême du Canada, la Cour doit commencer son examen par une analyse pragmatique et fonctionnelle afin de déterminer la norme de contrôle applicable pour toute décision qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire (voir : Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226).

 

[9]               Je dois soupeser chacun des quatre facteurs contextuels suivants : (1) la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel; (2) l’expertise du tribunal administratif par rapport à celle de la cour de révision sur la question en litige; (3) l’objet de la loi et les dispositions particulières; et (4) la nature de la question (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982).

 

[10]           Quant au premier facteur, la loi ne contient aucune clause privative, ce qui milite en faveur d’une moins grande déférence.

 

[11]           En ce qui concerne le deuxième facteur, dans Pushpanathan, ci-dessus, le juge Bastarache indiquait que la cour doit examiner sa propre expertise par rapport à celle du tribunal. Pour ce faire, il faut identifier la nature de la question précise dont est saisi le tribunal. L’arbitre de grief nommé en vertu de la loi possède une expertise en droit du travail dans la fonction publique fédérale. Il s’agit là de sa compétence exclusive. Cependant, lorsque l’arbitre applique les règles de la responsabilité civile, il sort de sa compétence exclusive et exerce sa compétence générale. Ainsi, ce facteur appellera à moins de déférence vis-à-vis la décision de l’arbitre.

 

[12]           Au sujet du troisième facteur, l’analyse de la loi démontre que celle-ci a essentiellement pour objet de réglementer et légiférer les relations entre l’employeur et le personnel de la fonction publique du Canada. Une loi dont l’objet exige qu’un tribunal choisisse parmi diverses réparations ou mesures administratives qui concernent la protection du public exige une plus grande déférence. Cependant, une disposition, comme celle en l’instance, qui vise essentiellement à résoudre des différends ou à statuer sur les droits des parties, appelle moins de déférence (Dr Q, ci-dessus, au par. 32).

 

[13]           Enfin, le quatrième facteur est celui de la nature de la question. Dans le présent dossier, il s’agit de savoir si l’arbitre Matteau a bien interprété et appliqué les règles de droit en matière d’octroi de dommages compte tenu des conclusions de fait de l’arbitre Bertrand et du complément de preuve qui lui fut présenté. Cette question repose sur des conclusions de fait déjà établies sur lesquelles l’arbitre Matteau ne pouvait revenir. Les notions de faute, de lien de causalité et de préjudice subi, lesquelles sont au cœur d’un recours en dommages-intérêts, invitent à un contrôle plus rigoureux. De plus, il traite d’une nouvelle question de droit d’importance générale, laquelle peut avoir valeur de précédent.

 

[14]           Suite à cette analyse, je conclus que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable simpliciter. Je rappelle que la décision n’est déraisonnable que si aucun mode d’analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait. Si l’un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé, alors la décision n’est pas déraisonnable et la cour de révision ne doit pas intervenir (Canada (Directeur des enquêtes et recherche, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748).

 

2.         Règles de droit applicables en matière d’octroi de dommages dans le contexte du droit de l’emploi.

 

[15]           Dans un premier temps, il est important de déterminer les principes de droit applicables en matière d’octroi de dommages-intérêts généraux et punitifs respectivement.

 

[16]           Dans le contexte du droit de l’emploi, et plus particulièrement en matière de congédiement, les deux types de dommages-intérêts partagent les mêmes conditions essentielles à l’ouverture des recours, soient l’exigence qu’il ait une preuve de faute donnant elle-même ouverture à un droit d’action fondé sur la responsabilité délictuelle ou contractuelle, et qu’il ait un lien de causalité entre la faute et le préjudice subi.  Dans l’affaire Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, le juge McIntyre a cité avec approbation les propos du juge Weatherston dans l’arrêt Brown v. Waterloo Regional Board of Commissioners of Police,(1982), 37 O.R. (2d) 277 (H.C.), à la page 1104 :

[...] Pour être susceptible de redressement, le préjudice subi doit découler d'un méfait donnant ouverture à un droit d'action. Il ne suffit pas qu'un comportement, qui en lui-même ne donne pas ouverture à un droit d'action, soit relié d'une façon quelconque à un comportement qui donne lieu à poursuite.

 

[17]           L’arrêt Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701 réitère ce principe au paragraphe 73 en affirmant que toute attribution de dommages-intérêts « doit se fonder sur un comportement donnant lui-même ouverture à un droit d'action ».

 

[18]           Ainsi, la loi est non équivoque quant à la nécessité d’une faute donnant ouverture à un droit d’action indépendant. Ce principe s’applique également aux dommages-intérêts généraux et punitifs (Vorvis, aux pp. 1104, 1106; Wallace, aux paras. 73, 79).

 

[19]           De plus, il est important de rappeler que le caractère des dommages-intérêts punitifs se distingue de celui des dommages-intérêts généraux. D’une part, les premiers ont pour but de punir le fautif, alors que les seconds visent à indemniser le demandeur (Vorvis aux pp. 1098-1099, Wallace au par. 79).

 

[20]           Dans le même ordre d’idées, les dommages-intérêts punitifs se distinguent des dommages-intérêts généraux en matière de « fardeau », ou plus précisément du seuil de comportement, nécessaire pour entraîner la responsabilité civile de l’employeur. L’attribution de dommages-intérêts punitifs nécessite que le comportement de la part de l’auteur soit « dur, vengeur, répréhensible et malicieux » (Vorvis, aux pp. 1107-1108; Wallace au par. 79). Le juge McIntyre dans l’arrêt Vorvis a précisé à la page 1108 que cette énumération n’était pas exhaustive, et qu’il incluait aussi un comportement « ... de nature extrême et [qui] mérite, selon toute norme raisonnable, d'être condamné et puni ».

 

[21]           Il est manifeste, à mon avis, que le seuil de comportement nécessaire pour déclencher les dommages-intérêts punitifs sera plus élevé que celui des dommages-intérêts généraux.

 

[22]           Il est primordial également de noter que la jurisprudence qui nous guide dans ce domaine porte sur des situations de congédiement pour lesquelles il existe un recours juridique particulier, soit l’octroi d’une période de préavis raisonnable (autrement appelé des « dommages-intérêts Wallace »). En effet l’arrêt Wallace prévoit que, lorsqu’un employeur fait preuve de mauvaise foi ou agit de façon inéquitable en effectuant un congédiement, ce comportement mérite d’être compensé par une prolongation de la période de préavis. Cette réparation résulte non pas du congédiement lui-même, mais des facteurs aggravants qui à eux seuls causent un préjudice à l’employé. Le juge Iacobucci dans l’arrêt McKinley c. BC Tel, [2001] 2 R.C.S. 161, traitant une situation de congédiement, résume comme suit au paragraphe 74 les principes dégagés dans l’arrêt Wallace :

L’arrêt Wallace prévoit que, lorsqu’un employeur fait preuve de mauvaise foi ou agit de façon inéquitable en effectuant un congédiement, ce comportement mérite d’être compensé par une prolongation de la période de préavis. Cette réparation résulte non pas du congédiement lui-même, mais des facteurs aggravants qui, à eux seuls, causent un préjudice à l’employé.

 

[23]           La situation actuelle relève d’un contexte de mesures disciplinaires imposées à l’employé et non d’un congédiement. Conséquemment, le recours de prolongation de période de préavis n’est pas disponible pour indemniser le demandeur, malgré le fait que le préjudice subi est relié au traitement inéquitable de la part de l’employeur comme nous en discuterons plus loin. Une interprétation stricte de la jurisprudence aurait pour effet d’exclure le demandeur d’une compensation adéquate pour le préjudice subi. À mon avis, il ne peut en être ainsi.

 

[24]           Selon moi, la Cour suprême du Canada a voulu indiquer dans les arrêts Wallace et McKinley, ci-dessus, qu’un comportement de mauvaise foi ou de traitement inéquitable de la part de l’employeur ouvre la porte à la possibilité d’indemniser l’employé. Dans le contexte de congédiement, cette indemnisation prend la forme d’une prolongation de la période de préavis raisonnable. Dans le contexte de mesures disciplinaires, une faute de l’employeur devrait à mon avis donner ouverture à la même compensation. Il serait illogique et inconséquent d’avancer que l’employeur aurait une telle responsabilité au moment du congédiement et non lorsqu’il impose des mesures disciplinaires.

 

[25]           Par conséquent, il me semble approprié que l’octroi d’une compensation dans une situation de mesures disciplinaires suive la même grille d’analyse que dans le cas d’un congédiement. Ainsi, je suis d’avis que le test qui est approprié pour donner droit à l’indemnisation dans un tel cas est celui articulé dans l’arrêt Wallace dans le contexte du préavis raisonnable relatif à un congédiement aux paragraphes 98 et 103 respectivement :

[...]  les employeurs doivent être francs, raisonnables et honnêtes avec leurs employés et éviter de se comporter de façon inéquitable ou de faire preuve de mauvaise foi en étant, par exemple, menteurs, trompeurs ou trop implacables.

 

[...] lorsqu’un employé peut établir qu’un employeur a eu un comportement de mauvaise foi ou l’a traité de façon inéquitable en le congédiant, les préjudices tels que l’humiliation, l’embarras et la perte d’estime de soi et de conscience de sa propre valeur peuvent tous ouvrir droit à indemnisation selon les circonstances de l’affaire.

 

[26]           Je retiens d’abord que c’est à bon droit que l’arbitre Matteau définit la notion de faute lorsqu’elle affirme au paragraphe 144 de sa décision:

[144] Dans Vorvis (supra) et Wallace (supra), la Cour suprême du Canada a développé une analyse en quatre points pour retenir la responsabilité civile de l’employeur. Les questions devant moi se présentent donc ainsi :

 

1) Tel que précisé par la Cour fédérale (2004 CF 566, ¶ 24), le fonctionnaire a-t-il démontré, sur la balance des probabilités, que l’employeur a commis une faute ou a agi avec négligence ou mauvaise foi?

 

2) Dans l’affirmative, s’agit-il d’une faute distincte qui donne ouverture à un droit d’action fondé sur la responsabilité délictuelle ou contractuelle de l’employeur (Vorvis (supra) et Wallace (supra))? En d’autres termes, la responsabilité civile de l’employeur est-elle engagée?

 

3) Dans l’affirmative, le fonctionnaire a-t-il fait la preuve de dommages?

 

4) Dans l’affirmative, le fonctionnaire a-t-il établi un lien de causalité probable entre ces dommages et les actes reprochés et prouvés?

 

[27]           Elle est silencieuse cependant quant au comportement ou gestes de l’employeur qui constitueraient une faute pouvant engager sa responsabilité civile. L’employeur a-t-il été franc et honnête avec son employé? A-t-il eu un comportement de mauvaise foi ou l’a-t-il traité de façon inéquitable?

 

[28]           Il s’agira alors de déterminer si elle a appliqué ce test ou celui plus exigeant imposé lorsqu’il s’agit de dommages punitifs, c’est-à-dire le caractère « dur, vengeur, répréhensible ou malicieux » des actes de l’employeur (Vorvis, ci-dessus).

 

 

3.         Application de ces principes en l’espèce

 

[29]           Compte tenu des conclusions de fait de l’arbitre Bertrand, le demandeur avait soulevé devant l’arbitre Matteau plusieurs fautes commises par l’employeur au soutien de sa réclamation.

 

[30]           Avant de se pencher sur les fautes alléguées, il est important de mentionner qu’il ne s’agit pas de faire porter le blâme sur l’employeur pour le déclenchement du processus d’enquête. La preuve devant les deux arbitres a établi que la plainte de harcèlement sexuel formulée contre le fonctionnaire était suffisamment sérieuse pour justifier une telle enquête.

 

[31]           Cependant, vu les conséquences dramatiques du résultat d’une telle enquête pour l’employé, il est crucial que le processus d’enquête ne soit entaché d’aucune erreur procédurale sérieuse qui pourrait jeter un doute sur le bien-fondé de la décision qui en découlerait. Sur ce point, j’adopte entièrement les commentaires des auteurs Geoffrey England, Roderick Wood et Innis Christie, Employment Law in Canada, feuilles mobiles, Markham (On), Butterworths, 2005, référence à § 11.97 :

[...] The seriousness of the consequences to an employee of being found liable for sexual harassment ... has occasioned courts to impose various procedural safeguards before dismissal is warranted. Thus, an employer must conduct an effective and fair investigation of an allegation of sexual harassment against an employee before invoking dismissal. ... This includes ... ensuring that all relevant witnesses are interviewed; maintaining accurate and comprehensive records of the course of the investigation; probing the credibility of the victim rather than pre-judging his or her account to be accurate; and not pre-determining the outcome of the investigation until all of the relevant evidence has been carefully sifted and weighted.

 

[32]           Je retiens principalement les fautes suivantes de l’employeur puisqu’elles relèvent de l’évaluation de la preuve et des conclusions tirées par l’arbitre Bertrand et sur lesquelles l’arbitre Matteau ne pouvait revenir :

1.         L’utilisation d’un rapport d’évaluation en milieu de travail datant de 1998 comme preuve contre Me Bédirian alors qu’il n’était pas concerné.

2.         L’omission d’informer les enquêteurs des excuses offertes par Me Bédirian.

3.         L’omission de transmettre aux enquêteurs les différentes déclarations initiales et les documents au dossier avant le début du processus d’enquête.

4.         Un fardeau de preuve utilisé par les enquêteurs non conforme à la loi qui existe au Canada.

5.         L’omission par la conseillère principale d’informer le sous-ministre de l’offre d’excuses de Me Bédirian.

6.         La décision du sous-ministre basée sur des conclusions déficientes.

 

[33]           Pour ce qui est de l’usage du rapport d’évaluation, l’arbitre Matteau a admis que l’usage qu’a fait la conseillère de son contenu était inapproprié, mais que cette faute ne donnait pas ouverture à la responsabilité civile de l’employeur. Elle affirme sur ce point :

[161] [...] l’usage que la conseillère principale a fait du contenu et des détails du rapport d’évaluation du juin 1998 dans l’enquête de la plainte de harcèlement sexuel contre le fonctionnaire était, en partie, inapproprié. [...] La nature objective de son rôle devaient l’en empêcher.

 

[162]    Cette faute ne donne toutefois pas ouverture à la responsabilité civile de l’employeur. Il n’y a pas non plus de preuve que la conseillère principale agissait de mauvaise foi [...] Il ne s’agit pas non plus d’une faute distincte donnant ouverture à un droit d’action. [...] De plus, le fonctionnaire n’a pas démontré le caractère scandaleusement dur, vengeur, répréhensible ou malicieux des actes de l’employeur (Vorvis (supra)).

 

[34]           Sur cette même question l’arbitre Bertrand avait conclu plus sévèrement :

[341] Un appréciable montant de preuve a été versé sur l’évaluation qui avait été mené au BRQ en 1998 (E-1) afin de démontrer les problèmes qui y existaient incluant la perception d’un problème de harcèlement sexuel, tel problème rejoignant même des hommes du BRQ ou « la haute direction ». L’employeur a tenté d’accrocher au plaignant que cette perception pouvait provenir de son comportement comme homme du BRQ ou encore comme membre de la « haute direction ». Je suis d’avis qu’après avoir entendu toute la preuve et avoir lu la documentation introduite dans ce différend, les références à des problèmes de comportement à nature de harcèlement sexuel au BRQ et en particulier les passages soulevés aux pages 37 et 42 de l’évaluation E-1 qui sont répétés dans les Executive summary ne se donnent pas à Me Bédirian et donc n’aurait pas dû servir de preuve contre lui. (Mon soulignement)

 

[35]           En résumé, l’arbitre Bertrand était d’avis que l’employeur s’était servi de l’évaluation en milieu de travail réalisée en 1998 comme preuve contre le fonctionnaire. Or, ce dernier n’était pas visé par les problèmes soulevés dans le cadre de cette enquête. Ainsi, l’employeur s’est basé sur des éléments qui n’ont jamais été prouvés et qui, de l’admission du sous-ministre, ont été pris en considération dans sa décision. L’arbitre Matteau s’est interrogé pour savoir si un tel comportement de l’employeur pouvait engager la responsabilité civile de celui-ci. Elle a répondu par la négative. Elle affirme que le fonctionnaire n’a pas réussi à démontrer le caractère dur, vengeur, répréhensible ou malicieux des actes de l’employeur, ce qu’il n’avait pas toutefois à démontrer pour établir la faute de l’employeur donnant ouverture à une indemnisation. À mon avis, elle aurait dû s’interroger pour savoir si un tel comportement de l’employeur était franc, raisonnable et équitable pour l’employé.

 

[36]           Quant à la formulation d’excuses, il s’agit d’un élément important dans une enquête de harcèlement sexuel puisqu’il fait état du comportement de l’employé suite aux plaintes alléguées. L’arbitre Matteau admet que la preuve a révélé que la conseillère principale avait elle-même entendu de la bouche du fonctionnaire l’offre de s’excuser, que celle-ci dans son résumé exécutif n’en avait pas informé le sous-ministre et qu’elle avait faussement indiqué qu’aucune excuse n’avait été formulée. L’arbitre Matteau conclut cependant qu’il n’y a aucune preuve à l’effet que ce geste de la conseillère principale était malicieux, empreint de négligence grossière ou de désinvolture. Encore une fois, je suis d’avis qu’elle aurait dû s’interroger afin de déterminer si un tel comportement était équitable pour l’employé.

 

[37]           Pour ce qui est des déclarations initiales et de la transmission des documents au dossier, la conseillère principale a témoigné que la politique du Bureau veut que ces documents ne soient pas communiqués aux enquêteurs afin de s’assurer que ces derniers ne soient pas influencés dans leur enquête.

 

[38]           Elle retient cependant que l’arbitre Bertrand avait conclu que les enquêteurs n’avaient pas reçu tous les renseignements divulgués par les deux avocates :

[166] L’arbitre Bertrand a conclu que les enquêteurs n’avaient pas reçu tous les renseignements divulgués par les deux avocates et le fonctionnaire lors des premières rencontres en décembre 1999 et janvier 2000, soit les notes des différents intervenants (2002 CRTFP 89, ¶ 372-373). Elle a conclu que le sous-ministre avait basé sa décision sur des conclusions déficientes, car la preuve n’avait pas subi un examen rigoureux, incluant les importantes déclarations initiales et la façon dont on y a réagi. [...] (Mon soulignement)

 

[39]           Malgré cette conclusion de l’arbitre Bertrand, l’arbitre Matteau était davis qu’il n’y avait pas de faute distincte donnant ouverture à la responsabilité civile de l’employeur. Cette dernière a déterminé qu’il s’agissait d’une erreur dans la procédure d’enquête, laquelle a été corrigée par l’audience devant l’arbitre Bertrand, et ce en application de l’arrêt Tipple c. Canada (Conseil du Trésor), [1985] A.C.F. no 818 (C.A.F.)(QL). Or, dans cette affaire, l’injustice dans la procédure avait effectivement pu être corrigée par l’audition de novo devant l’arbitre puisque le requérant avait été informé des allégations qui pesaient contre lui et y avait répondu.

 

[40]           Telle n’est pas la situation pour M. Bédirian puisque la décision du sous-ministre d’imposer des mesures disciplinaires fut prise suite à une enquête et des conclusions déficientes. Ce n’est pas l’audience devant l’arbitre Bertrand plus de deux années après la décision du sous-ministre qui pouvait corriger l’injustice commise contre le fonctionnaire et les répercussions qui en ont résultées.

 

[41]           L’arbitre Matteau a conclu à l’absence de faute distincte donnant ouverture à la responsabilité civile de l’employeur. Elle réitère que le fonctionnaire n’a pas réussi à démontrer le caractère dur, vengeur, répréhensible ou malicieux des actes de l’employeur.

 

[42]           Encore une fois, il m’apparaît que l’omission de rapporter les déclarations initiales aux enquêteurs constitue une faute importante puisqu’elle a eu pour effet d’entacher la décision du sous-ministre, la preuve n’ayant pas subi un examen rigoureux. Comme je l’ai souligné plus haut, il est primordial dans un processus d’enquête qui entraînera des conséquences graves sur la vie et la carrière d’un employé, que ce processus soit juste et équitable envers celui-ci.

 

[43]           Comme l’a souligné l’arbitre Bertrand, en matière d’allégation de harcèlement sexuel au paragraphe 368 :

[368] [...] La jurisprudence maintient qu’un tel genre d’allégation attire une stigmatisation qui durera fort probablement pour le soit-disant harceleur pendant des années, parfois pour toujours. C’est pourquoi ces affaires demandent une si grande délicatesse dans leur manipulation, leur procédure et leur dénouement. On ne doit jamais rendre une décision dans le cas d’une personne « accusée » de harcèlement sexuel sans avoir de la preuve solide, claire, convaincante, et certainement plus que probable. [...]

 

[44]           Il ne fait aucun doute que la décision du sous-ministre n’a pas été prise suite à une preuve solide, claire, et convaincante que les actes reprochés ont été commis, que la conduite reprochée était persistante et répétitive ou qu’il s’agissait d’un acte grave, tel que nous enseigne la jurisprudence suivante sur le sujet : Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252; Canada (Commission des droits de la personne c. Canada (Forces armées canadiennes)(re Franke), [1999] A.C.F. no 757 (QL); Lippé et Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec c. Québec (Procureur général), [1998] R.J.Q. 3397.

 

[45]           Somme toute, pour l’employeur, le fait d’imposer des mesures disciplinaires ayant des conséquences aussi sérieuses pour l’employé suite à une enquête et un processus entachés, ne peut rencontrer le seuil d’un comportement équitable pour l’employé. Les préjudices sérieux qui en ont découlé pour Me Bédirian tels que l’humiliation, l’embarras, la perte d’estime de soi, la perte de réputation si importante pour un avocat, donnaient à mon avis ouverture à une indemnisation pour celui-ci.

 

[46]           Je reconnais qu’en général, dans le contexte d’une action pour congédiement injustifié, une atteinte à la réputation ne donne pas ouverture à un droit d’indemnisation (Peso Silver Mines Ltd. c. Cropper, [1966] S.C.R. 673; Abouna v. Foothills Provincial General Hospital (1978), 8 A.R. 94 (Alta. C.A .). Cependant, la jurisprudence reconnaît que des exceptions à cette règle existent pour certains types d’emploi, telles que les « célébrités/personnalités » (Abouna, ci-dessus; Burmeister v. Regina Multicultural Council (1985), 40 Sask. R 183 (C.A.) à la page 190). De plus, la jurisprudence a reconnu que le champ d’application de ces exceptions devrait être élargi à d’autres catégories d’emploi et profession (Ribeiro v. Canadian Imperial Bank of Commerce (1989), 24 C.C.E.L. 225 (Ont. H.C.), varié (1992), 44 C.C.E.L. 165 (Ont. C.A); Perkins v. Brandon University (1985), 12 C.C.E.L. 112 (Man. C.A.).  En  ce qui a trait à l’élargissement de ces exceptions, j’adopte la position des auteurs L. Frank Molnar et Kevin S. Feth dans James T. Casey, dir., Remedies in Labour, Employment and Human Rights Law, feuilles mobiles, Toronto, Carswell, 2006, référence à la page 4-60 :

In principle, an expansion of the « public personality » exception to a wider category of employees would seem to be warranted. Many non-entertainers are as dependent on professional and business reputations for their livelihood and sense of self-worth as celebrities and artists. In professions and industries where colleagues and business associates are generally acquainted, the development of one’s reputation may be an integral feature of employment...

 

[47]           À mon avis, l’exception s’étend également à d’autres professions lorsque la réputation est liée inextricablement à l’exécution des fonctions qui y sont associées. Quant à moi, il ne fait aucun doute que tel est le cas pour la profession d’avocat.

 

[48]           La réputation d’un avocat est d’importance primordiale. Elle est la pierre angulaire de sa vie professionnelle (Hill c. Église de Scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130). J’ajouterais qu’à mon avis, l’arbitre peut dans un tel cas considérer la preuve de faits postérieurs qui ont eu pour effet d’aggraver le préjudice causé au demandeur et de maintenir la stigmatisation dont il a fait l’objet alors que la plainte de harcèlement sexuel avait été rejetée.

 

[49]           En conclusion, il était déraisonnable pour l’arbitre Matteau, compte tenu de tous ces facteurs aggravants, de conclure que l’employeur n’avait commis aucune faute donnant droit à une indemnisation.

 

[50]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’arbitre Matteau est cassée et l’affaire est retournée devant un autre arbitre afin qu’une décision soit rendue quant à l’octroi des dommages compte tenu de toute la preuve déjà présentée et à la lumière des motifs de la présente décision. Le tout avec dépens.

 


JUGEMENT

 

La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

La décision de l’arbitre Matteau est cassée et l’affaire est retournée devant un autre arbitre afin qu’une décision soit rendue quant à l’octroi des dommages compte tenu de toute la preuve déjà présentée et à la lumière des motifs de la présente décision.

 

Le tout avec dépens.

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-282-06

 

INTITULÉ :                                       Henri Bédirian

 

                                                            et

 

                                                            Procureur général du Canada

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 6 septembre 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 17 octobre 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Josée Moreau

Me Maryse Lepage

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Michel LeFrançois

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bastien, Moreau, Lepage

630, av. de Buckingham

Gatineau (Québec)

J8L 2H6

 

 

 

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur general du Canada

Ottawa (Ontario)

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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