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                                                                                                                                 Date : 20061013

 

                                                                                                                           Dossier : T-1769-06

 

Référence : 2006 CF 1220

 

 

Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2006

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

 

ENTRE :

 

LE CHEF VICTOR BUFFALO, en son propre nom et au nom de la

BANDE INDIENNE DE SAMSON, également connue sous le nom de

NATION CRIE DE SAMSON, et la BANDE INDIENNE DE SAMSON,

également connue sous le nom de NATION CRIE DE SAMSON

 

                                                                                                                                        demandeurs

 

et

 

DARRELL REGAN BRUNO,

DARWIN SOOSAY et LARRON NORTHWEST

 

 

                                                                                                                                          défendeurs

 

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

1.         Introduction

[1]               Les demandeurs présentent cette requête en vue d'obtenir une réparation provisoire; ils sollicitent une ordonnance suspendant l'application de la décision rendue le 2 octobre 2006 par la Commission d'appel en matière électorale de la Nation crie de Samson (la CAE) en attendant le règlement de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente de cette décision. La décision en question vise à suspendre le gouvernement de la Nation crie de Samson et ordonne la tenue d'une nouvelle élection des conseillers de la Nation crie de Samson, le mardi 17 octobre 2006. Les demandeurs sollicitent expressément une ordonnance interdisant la tenue de toute nouvelle élection des conseillers conformément à la décision du 2 octobre 2006 ainsi qu'une ordonnance confirmant qu'en attendant le règlement par la Cour de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, les conseillers qui ont été déclarés élus le 19 mai 2005 et qui sont entrés en fonction le 3 juin 2005 continueront à occuper leur charge et à diriger des affaires quotidiennes de la Nation crie de Samson.

 

2.         Historique

[2]               Deux candidats défaits ont contesté les résultats de l'élection tenue le 19 mai 2005 par la Nation crie de Samson. Deux appels ont été interjetés et accueillis par la CAE. Le premier appel, l'appel « Soosay », est fondé sur la candidature contestée d'un candidat gagnant, M. Larron Northwest, dont la nomination irait apparemment à l'encontre de l'article 4 de la Samson Cree Nation Election Law (la Loi électorale), plus précisément en tant que candidat ayant un casier judiciaire et ayant commis des actes criminels. Le second appel, l'appel « Bruno », vise à contester la décision de la surveillante électorale de permettre que le vote se poursuive après 18 h, en violation de l'article 58 de la Loi électorale. Le 8 juin 2005, en accueillant les appels, la CAE a ordonné qu'une nouvelle élection soit tenue le 23 juin 2005.

 

[3]               Les demandeurs ont réussi à faire surseoir à l'élection en attendant le contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 juin 2005 par la CAE. En fin de compte, le 4 juillet 2006, la Cour d'appel fédérale a accueilli les appels « en partie ». La Cour a renvoyé la plainte Bruno pour réexamen en donnant des directives expresses au sujet de l'interprétation qu'il convient de donner à l'article 58 de la Loi électorale, à savoir que cette disposition prévoyait uniquement que le bureau de vote fermait à 18 h et que la surveillante électorale avait à juste titre exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu de l'article 16 de la Loi électorale en vue de permettre aux électeurs de voter s'ils étaient déjà à l'intérieur du bureau au moment de la fermeture des portes, à 18 h. La Cour d'appel a également renvoyé la plainte Soosay à la CAE pour qu'elle procède à un réexamen exhaustif, puisqu'il avait été conclu que M. Northwest n'avait pas bénéficié d'une audience équitable.

 

[4]               La décision de la CAE, lors du réexamen des deux plaintes, tel qu'il avait été demandé par la Cour d'appel fédérale, fait l'objet de la demande de contrôle judiciaire sous‑tendant la présente requête. Les parties reconnaissent que la CAE a respecté les principes de justice naturelle et qu'elle a donné à M. Northwest la possibilité de présenter des observations. L'audience qui a eu lieu dans le cadre du réexamen des plaintes était équitable.

 

3.         La décision contestée

[5]               Dans sa décision, la CAE a d'abord examiné l'appel Bruno. Elle a fait remarquer que la question de la fermeture du bureau de scrutin ne s'était jamais auparavant posée en appel au sein de la Nation crie de Samson. Malgré les directives données par la Cour d'appel fédérale, la CAE a statué que, quelles que soient les pratiques d'autres communautés et l'interprétation des mots [traduction] « bureau de scrutin » et « bureau de vote », la pratique au sein de la Nation crie de Samson était de mettre fin au vote à 18 h. La CAE a fait remarquer que plus de 300 personnes avaient été admises dans le bureau de vote et avaient été autorisées à voter bien après 18 h et que cela influait sur le résultat de l'élection. La CAE a également conclu que, dans l'avenir, en pareil cas, le surveillant électoral devait demander conseil au président de la CAE avant 18 h à condition qu'il y ait 12 isoloirs permettant aux électeurs de voter dans un délai acceptable.

 

[6]               En ce qui concerne l'appel Soosay, la CAE a conclu qu'étant donné que M. Northwest avait été reconnu coupable d'actes criminels après la date d'entrée en vigueur de l'article 4 de la Loi électorale, il n'était pas nécessaire de se reporter à des instruments externes d'interprétation pour comprendre le sens de l'article 4 et les modalités d'application de cette disposition. La CAE a statué que la disposition était claire; un membre n'est pas admissible à la charge de chef ou de membre du conseil de la Nation crie de Samson s'il est reconnu coupable d'un acte criminel après la date d'entrée en vigueur de cette disposition. Il importe peu que M. Northwest ait obtenu un pardon culturel, ce qui n'est pas contesté, ou un pardon juridique en vertu de la Loi sur le casier judiciaire. De l'avis de la CAE, c'est le fait que M. Northwest a été reconnu coupable d'actes criminels et qu'il ne peut donc pas se porter candidat à l'élection qui importe.

 

[7]               La CAE a conclu que M. Northwest était disqualifié en vertu de l'article 4 de la Loi électorale et elle a ordonné qu'une nouvelle élection soit tenue le 17 octobre 2006.

 

[8]               La demande de contrôle judiciaire est fondée sur les arguments suivants :

a)         La CAE n'a pas la compétence ou le pouvoir voulu pour suspendre le gouvernement de la Nation crie de Samson;

b)         La décision de la CAE vise à supprimer ou à restreindre le pouvoir discrétionnaire conféré au surveillant électoral en vertu de l'article 16 de la Loi électorale;

c)         La décision de la CAE ne respecte pas les directives que la Cour d'appel fédérale a données au sujet de la fermeture du bureau de vote après 18 h;

d)         La décision par laquelle M. Northwest a été disqualifié malgré le pardon culturel cri que celui‑ci a obtenu est fondée sur une interprétation erronée de l'article 4 de la Loi électorale.

 

[9]               L'article 4 de la Loi électorale de la Nation crie prévoit ce qui suit :

 

[traduction

4.             Un membre de la Nation crie de Samson n'est pas admissible à la charge de chef ou de membre du conseil de la Nation crie de Samson :

a)  s'il est reconnu coupable d'un acte criminel après la date d'entrée en vigueur de la présente disposition;

b)  si son casier judiciaire fait état d'un acte criminel à la date d'entrée en vigueur de la présente disposition :

(i)    à moins que ce membre n'ait obtenu un pardon au cours d'une cérémonie culturelle et traditionnelle crie conduite par un ancien de la Nation crie de Samson qui a été reconnu à cette fin par le chef et le conseil,

(ii)   ou à moins que ce membre n'ait obtenu un pardon par le biais du système de justice;

c) s'il a été reconnu coupable, à l'égard d'une élection, de s'être livré à la corruption, d'avoir accepté ou offert un pot‑de‑vin, d'avoir faire preuve de malhonnêteté ou de s'être autrement livré à des agissements répréhensibles.

 

[10]           Afin d'avoir gain de cause dans leur requête visant l'obtention d'une réparation interlocutoire, les demandeurs doivent établir qu'il existe une question sérieuse à trancher dans la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente, qu'ils subiront un préjudice irréparable si l'injonction interlocutoire n'est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la suspension de l'application de la décision rendue par la CAE le 2 octobre 2006.

 

4.         Existence d'une question sérieuse

[11]           Je suis convaincu que les demandeurs ont soulevé des questions sérieuses dans la demande sous‑jacente. En ce qui concerne la plainte Soosay, il semble qu'il soit possible de débattre la question de savoir si un pardon peut être invoqué à l'égard d'une déclaration de culpabilité prononcée pour un acte criminel commis après la date d'entrée en vigueur de la Loi électorale. Il est également possible de débattre la question de savoir si le pardon en question a été obtenu au cours d'une cérémonie culturelle et traditionnelle crie conduite par un ancien de la bande qui a été reconnu à cette fin par le chef et par le conseil. Dans ses conclusions, la CAE a statué qu'il n'était pas nécessaire de se pencher sur la question de la reconnaissance de l'ancien qui avait dirigé la cérémonie du pardon puisque la validité du pardon n'était pas mise en question. La CAE a essentiellement rejeté les arguments voulant qu'un pardon obtenu pour un acte criminel commis après l'entrée en vigueur de la Loi électorale n'aurait pas d'effet sur l'éligibilité, malgré les arguments se rapportant à l'application de la Loi sur le casier judiciaire.

 

[12]           Je suis également d'avis que la décision de la CAE du 2 octobre 2006 soulève une question sérieuse dans la plainte Bruno. Il ressort des motifs de la décision qu'il est possible de soutenir que la CAE ne s'est pas conformée aux directives de la Cour d'appel fédérale et n'a pas appliqué l'interprétation de l'article 58 de la Loi électorale donnée par la Cour au sujet de la fermeture du bureau de vote.

 

[13]           Il n'appartient pas à la Cour de trancher maintenant au fond les questions susmentionnées. Étant donné que l'exigence préliminaire à laquelle il faut satisfaire est peu rigoureuse, je suis d'avis que les demandeurs se sont acquittés de la charge qui leur incombait d'établir l'existence de questions sérieuses pour ce qui est de la présente requête. Voir : RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (QL), paragraphe 49.

 

5.         Préjudice irréparable

[14]           Dans l'arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), précité, la Cour suprême du Canada a statué ce qui suit : « À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l'intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire. »

 

[15]           La preuve que les demandeurs ont soumise au sujet du préjudice irréparable est peu abondante, mais je suis néanmoins convaincu, eu égard aux circonstances, qu'en laissant l'élection du 17 octobre 2006 se dérouler, on causerait un préjudice irréparable aux demandeurs. Une décision éventuelle au fond annulant la décision rendue par la CAE en 2006 aurait pour effet de créer de l'incertitude au sein de la Nation crie de Samson quant à la légitimité et au pouvoir du conseil élu. Un tel résultat servirait à miner encore plus le processus électoral, qui est la pierre angulaire des institutions démocratiques. Dans ce sens, il serait impossible de remédier au préjudice et ce préjudice serait donc irréparable.

 

6.         La prépondérance des inconvénients

[16]           En appréciant la prépondérance des inconvénients, la Cour doit tenir compte de l'intérêt public qui, en l'espèce, doit être évalué compte tenu des besoins et de l'intérêt supérieur de la Nation crie de Samson. La prépondérance des inconvénients consiste à « déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond ». Voir Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 (QL), paragraphe 35.

 

[17]           Il existe déjà énormément d'incertitude au sein de la Nation crie de Samson au sujet du statut du conseil chargé de gouverner la communauté. Cette situation ne doit pas être exacerbée.

 

[18]           En accordant l'ordonnance provisoire interdisant la tenue de l'élection tant que les questions soulevées dans le contrôle judiciaire sous‑jacent n'auront pas été réglées, je suspendrais temporairement une élection dont la tenue aurait par ailleurs été validement ordonnée. En accordant l'ordonnance provisoire, je préserverais le statu quo jusqu'au règlement des questions soulevées à l'égard des décisions de la CAE qui ont essentiellement eu pour effet de déclencher l'élection.

 

[19]           À mon avis, les circonstances de l'affaire sont loin d'être idéales, mais la situation serait encore beaucoup plus incertaine si l'élection avait lieu et si les demandeurs avaient en fin de compte gain de cause dans leur demande sous‑jacente. En pareil cas, il se poserait des questions de légitimité de l'élection, qui a par ailleurs été tenue d'une façon valide et démocratique. Il en résulterait encore plus d'incertitude et de perturbation en ce qui concerne le statut du conseil qui vient d'être élu au sein de la Nation crie de Samson, sans mentionner les questions susceptibles de se poser au sujet du statut du conseil élu le 19 mai 2005.

 

[20]           À mon avis, il est préférable d'accorder une ordonnance provisoire interdisant la tenue de l'élection tant que la validité des décisions par lesquelles la CAE a déclenché l'élection ne sera pas déterminée. Eu égard aux circonstances, je suis convaincu que si l'on permet la tenue de l'élection du 17 octobre 2006, les demandeurs subiront un préjudice encore plus grave que le préjudice que subiraient les défendeurs si une ordonnance provisoire était rendue. La prépondérance des inconvénients milite donc en faveur des demandeurs.

 

8.         Conclusion

[21]           En l'espèce, la solution optimale consisterait à maintenir le statu quo tant que les questions soulevées dans la demande sous‑jacente ne seront pas réglées. Selon moi, les remarques que le lord Diplock a faites dans l'arrêt American Cyanamid Co c. Ethicon Ltd, [1975] 2 WLR 316, sont à propos. Au paragraphe 35 de sa décision, voici ce qu'il a dit : [traduction] « [L]orsque d'autres facteurs semblent s'équilibrer, il convient par mesure de prudence [...] de préserver le statu quo ».

 

[22]           Je suis convaincu que le demandeur a satisfait au critère à triple volet énoncé dans l'arrêt RJR Macdonald Inc., précité, aux fins de l'octroi d'une injonction interlocutoire.

 

[23]           Pour les motifs susmentionnés, la requête sera accueillie.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La requête est accueillie;

 

2.         L'application de la décision prise le 2 octobre 2006 par la Commission d'appel en matière électorale de la Nation crie de Samson (la CAE) est suspendue en attendant qu'il soit statué d'une façon définitive sur la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente qui a été présentée le 4 octobre 2006;

 

3.         Une injonction interlocutoire est accordée en vue d'interdire à la Nation Crie de Samson de procéder à l'élection qui doit avoir lieu le 17 octobre 2005 tant qu'il n'aura pas été statué d'une façon définitive sur la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente qui a été présentée le 4 octobre 2006;

 

4.         Les demandeurs auront droit à leurs dépens dans la présente requête.

 

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-1769-06

 

INTITULÉ :                                                   LE CHEF VICTOR BUFFALO et al.

                                                                        c.

                                                                        RRELL REGAN BRUNO et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 11 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 13 OCTOBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

David C. Rolf

POUR LES DEMANDEURS

 

Swan Beaver

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

Bruno et Soosay

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Parlee McLaws LLP

Edmonton (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

 

Taylor Beaver

Edmonton (Alberta)

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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