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Date : 20061019

Dossier : IMM-6669-05

Référence : 2006 CF 1255

Toronto (Ontario), le 19 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

MARIA LOUISA ESPINO

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               « Ô ciel, peux-tu entendre un bon homme gémir, et ne pas t’attendrir, et ne pas avoir pitié de lui? » Ainsi écrivait Shakespeare dans son Titus Andronicus, acte IV, scène I. La compassion a été définie comme étant l’inclusion, dans la vie d’une personne, de la souffrance d’autrui, la participation à la souffrance; l’entraide, la sympathie, le sentiment ou l’émotion qu’une personne ressent lorsqu’elle est émue par la souffrance ou la détresse d’autrui et qu’elle désire soulager cette souffrance.

 

[2]               Le ministre a montré peu de compassion dans sa décision de refuser à Mme Espino la possibilité de présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada. Selon la règle habituelle, une personne doit présenter une telle demande à partir de son pays d’origine, soit les Philippines en l’espèce. Cependant, l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit que le ministre doit, sur demande d’un étranger, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent à partir du Canada ou lever tout ou partie des exigences applicables « (...) s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire (...) le justifient ».

 

[3]               Mme Espino est arrivée au Canada en 1991 avec une autorisation valide d’emploi comme aide familiale. Lorsqu’elle a eu terminé avec succès la première phase du programme en 1993, elle était autorisée à présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada, ce qu’elle a fait. Il a fallu neuf, oui, neuf ans pour examiner cette demande, qui a finalement été rejetée en janvier 2003. Entre-temps, elle a obtenu des permis de travail sans restriction. Elle a amélioré sa situation et a fait carrière au sein d’une importante banque canadienne.

 

[4]               Elle n’est pas retournée aux Philippines depuis plus de quinze ans. Elle a présentement 51 ans. Elle a six enfants aux Philippines, dont cinq sont maintenant adultes. Le sixième, qui est assez jeune pour être parrainé, a une déficience mentale et ne serait habituellement pas accepté au Canada parce qu’il serait un fardeau pour les fonds publics. Mme Espino, qui a déjà tenté de le parrainer, doit maintenant accepter cette décision.

 

[5]               Cependant, Mme Espino envoie une bonne partie de son revenu aux Philippines, particulièrement pour aider son fils handicapé. L’agent qui a examiné la demande était d’avis que seuls des ajustements minimes seraient nécessaires pour qu’elle se rétablisse, se trouve un emploi et subvienne à ses propres besoins aux Philippines. L’agent n’a pas fait d’analyse quant à la raison pour laquelle il avait fallu neuf ans au ministre pour prendre une décision définitive au sujet de la demande de résidence permanente que Mme Espino avait présentée dans le cadre du programme d’aide familial.

 

[6]               L’agent n’a pas contredit l’argument de Mme Espino selon lequel une femme célibataire de 51 ans, qui n’est pas retournée aux Philippines depuis quinze ans, aurait de la difficulté à se trouver un emploi convenable. Dans quelle mesure une personne de 51 ans qui déménage au Canada peut‑elle facilement se trouver un emploi convenable?

 

[7]               Il faut aussi noter que Mme Espino n’a jamais demandé le statut de réfugié et qu’elle n’a pas demandé d’examen des risques avant renvoi.

 

[8]               La décision raisonnable simpliciter est la norme de contrôle applicable aux affaires comme celle en l’espèce (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817).

 

[9]               En réalité, l’agent n’a pas rendu de motifs pour sa décision. Il a énoncé les faits et a conclu : [traduction] « Je suis convaincu que la demanderesse a maintenant de nouvelles compétences, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle ait à faire des ajustements minimes pour s’établir à nouveau, se trouver un emploi et subvenir à ses besoins si elle retourne aux Philippines. » Bien qu’il soit vrai qu’elle possède de nouvelles compétences, le reste n’est que supposition et conjecture, et non une déduction à partir des faits au dossier. Il en va de même pour la conclusion de l’agent : [traduction] « Je suis convaincu que la demanderesse ne sera pas exposée à des difficultés ou à des sanctions si elle retourne dans son pays d’origine. »

 

[10]           Bien que les règles de la preuve soient plus souples pour les tribunaux administratifs, les décisions doivent être justifiées par des conclusions de faits. Il n’y en a eu aucune en l’espèce. Quant à la différence entre inférence et conjecture, le juge MacGuigan de la Cour d’appel fédérale a donné l’explication suivante dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Satiacum, 99 N.R. 171, [1989] A.C.F. no 505 (QL) (C.A.F.) :

La différence entre une déduction justifiée et une simple hypothèse est reconnue depuis longtemps en common law. Lord Macmillan fait la distinction suivante dans l'arrêt Jones v. Great Western Railway Co. (1930), 47 T.L.R. 39, à la p. 45, 144 L.T. 194, à la p. 202 (H.L.) :

 

[TRADUCTION] Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible mais elle n'a aucune valeur en droit puisqu'il s'agit d'une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante. J'estime que le lien établi entre un fait et une cause relève toujours de la déduction.

 

 

Dans R. v. Fuller (1971), 1 N.R. 112, à la p. 114, le juge Hall a conclu, au nom de la Cour d'appel du Manitoba, que [TRADUCTION] « [l]e tribunal des faits ne peut faire appel à des conclusions toutes théoriques et conjecturales. » La Cour suprême a ensuite confirmé ces motifs à l'unanimité: [1975] 2 R.C.S. 121, à la p. 123, 1 N.R. 110, à la p. 112.

 

 

[11]           L’énonciation des faits suivie d’une conclusion qui n’est pas fondée sur une analyse ne constitue pas une décision raisonnée. Bien qu’il ait été rendu dans un contexte criminel, l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, [2002] A.C.S. no 30 (QL), est pertinent. Le juge Binnie a expliqué, aux paragraphes 15 et 18 :

[15]         Les motifs de jugement constituent le principal mécanisme par lequel les juges rendent compte aux parties et à la population des décisions qu'ils prononcent. Les tribunaux disent souvent qu'il faut non seulement que justice soit rendue, mais qu'il soit manifeste qu'elle a été rendue, ce à quoi les critiques répondent qu'il est difficile de voir comment il pourrait être manifeste que justice a été rendue si les juges n'exposent pas les motifs de leurs actes. Les tribunaux de première instance, à qui il revient de tirer les conclusions de fait et les inférences essentielles, ne s'acquittent convenablement de leur obligation de rendre compte que si les motifs de leurs décisions sont transparents et accessibles au public et aux tribunaux d'appel.

 

[…]

 

 [18]        En droit administratif canadien, notre Cour a ainsi statué dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 43 :

 

[...] il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l'obligation d'équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l'espèce où la décision revêt une grande importance pour l'individu, dans des cas où il existe un droit d'appel prévu par la loi, ou dans d'autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise.

 

 

[12]            La décision était déraisonnable et le contrôle judiciaire sera donc accueilli.

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT : la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée devant un autre agent pour nouvel examen.

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑6669-05

 

INTITULÉ :                                       MARIA LOUISA ESPINO c. LE MINISTRE DE LA

                                                            CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 17 octobre 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge Harrington

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 octobre 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Mary Lam                                                                    POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Jamie Todd                                                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Mary Lam

Avocate                                                          

Toronto (Ontario)                                                         POUR LA DEMANDERESSE

 

 

John H. Sims, c.r.                                                        

Sous-procureur général du Canada                               POUR LE DÉFENDEUR

 

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