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Date : 20061025

Dossier : IMM-7097-05

Référence : 2006 CF 1264

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2006

En présence de Monsieur le juge de Montigny 

 

ENTRE :

RODOLFO MANUEL TORRES RICO QUEVEDO

VIRIDIANA ROJAS BARRIOS

Partie demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

Partie défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur principal, M. Rodolfo Manuel Torres Rico Quevedo, et son épouse, Mme Viridiana Rojas Barrios, sont arrivés à Montréal le 21 février 2005 et ont revendiqué le statut de réfugié quelques jours plus tard, soit le 24 février 2005. Ils allèguent être persécutés au Mexique, leur pays d’origine, en raison de leur appartenance à un groupe social particulier, soit la famille. Ils prétendent également avoir qualité de « personne à protéger », au sens du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

 

[2]               Dans une décision rendue le 1er novembre 2005, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger, et a par conséquent rejeté leur demande. Les présents motifs portent sur la demande de contrôle judiciaire de cette décision présentée par les demandeurs.

 

LES FAITS ALLÉGUÉS PAR LES DEMANDEURS

[3]               Le demandeur principal fait partie d’une famille impliquée dans la plantation de café depuis plusieurs générations. Le 19 janvier 2005, il aurait été kidnappé par trois individus armés qu’il affirme être des policiers, du fait que la couverture dont on l’a recouvert au moment de l’enlèvement portait les initiales de la police judiciaire. Le demandeur affirme également que ses ravisseurs parlaient avec des codes et utilisaient la radio de l’auto pendant le trajet, ce qui confirmerait qu’il s’agissait bien de policiers.

 

[4]               Ses ravisseurs l’auraient assuré qu’il ne lui arriverait rien si sa famille et sa conjointe coopéraient et versaient la rançon demandée. Il fut par la suite enfermé dans une pièce sans fenêtre pendant plusieurs jours. Le lendemain de son enlèvement, deux ravisseurs couverts de cagoules lui auraient remis un téléphone pour qu’il appelle sa conjointe et lui communique la demande de rançon. Une semaine plus tard, la rançon ayant apparemment été payée, on lui aurait bandé les yeux et on l’aurait emmené dans un lieu désert où on l’aurait relâché.

 

[5]               Le lendemain, le demandeur soutient être allé à l’agence du ministère public pour porter plainte contre ses ravisseurs. Lorsqu’il a mentionné qu’il avait été enlevé par des policiers judiciaires, on lui aurait dit que cela était une accusation très grave et qu’il valait mieux qu’il s’en aille faute de quoi on l’arrêterait.

 

[6]               Dans les jours qui ont suivi, le demandeur et sa conjointe auraient reçu des appels de menace, au cours desquels on indiquait savoir que le demandeur avait tenté de porter plainte. Ils ont alors pris la décision de fuir et de se réfugier dans un autre État du Mexique, mais quelques jours plus tard, ils auraient de nouveau reçu un appel sur le cellulaire de madame dans lequel l’interlocuteur disait qu’on les retrouverait et qu’on les tuerait.

 

[7]               Craignant pour leur vie, les demandeurs ont immédiatement demandé des passeports et se sont enfuis en direction du Canada dès qu’ils ont pu réunir l’argent nécessaire.

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[8]               La Commission a rejeté les demandes d’asile des demandeurs pour deux raisons. Elle a d’abord estimé que plusieurs éléments du récit des demandeurs étaient invraisemblables et minaient leur crédibilité. Dans un deuxième temps, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à repousser la présomption voulant que les autorités mexicaines sont en mesure d’assurer leur protection.

 

[9]               S’agissant des conclusions de la Commission relatives à la crédibilité des demandeurs, les « invraisemblances » suivantes ont été relevées :

·        Les ravisseurs auraient enlevé le demandeur à visage découvert alors qu’ils se seraient par la suite présentés à lui avec une cagoule pour lui demander d’appeler sa conjointe;

·        Le demandeur a dit avoir perdu toute notion du temps du fait qu’il était détenu dans l’obscurité totale, mais il écrit dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) que ses ravisseurs lui ont remis un téléphone « le lendemain matin » ;

·        Prié d’expliquer pourquoi elle n’avait pas averti la police, la demanderesse a répondu qu’elle craignait les ravisseurs; or, elle ne savait pas encore que son mari avait été kidnappé;

·        Pressée par le tribunal de lui donner des renseignements sur la rançon à verser pour sauver son conjoint, la demanderesse a d’abord répondu qu’elle devait verser 500 000 pesos à la toilette d’une station de service le plus rapidement possible, pour ensuite se raviser et dire qu’elle devait verser cette somme un mercredi soir à 21:00. Le tribunal trouve invraisemblable que des kidnappeurs exigent le versement d’une telle somme sans préciser le moment précis où elle doit être versée, compte tenu du risque que n’importe quel usager de la toilette trouve cette somme et s’en empare;

·        Enfin, la Commission a noté que le demandeur a affirmé avoir reçu quatre appels de ses ravisseurs après sa libération, alors qu’il n’en a mentionné que deux dans son FRP.

 

[10]           En ce qui concerne la protection étatique, la Commission a référé brièvement à la preuve documentaire qui se retrouve au Cartable national de documentation sur le Mexique faisant état des efforts du gouvernement mexicain pour éliminer la corruption, et a conclu que « le demandeur n’a pas déployé tous les efforts qu’il aurait pu pour demander la protection de l’État contre les policiers si son histoire est véridique ». S’appuyant sur la décision Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (1996), 143 D.L.R. (4e) 532 (C.A.F), [1996] A.C.F. no 1376 (QL), on a jugé qu’il ne suffisait pas de démontrer que l’on s’est adressé à certains membres du corps policier et de dire que ses démarches se sont avérées infructueuses, du moins lorsque les institutions d’un État sont démocratiques.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]           Cette demande de contrôle judiciaire soulève essentiellement trois questions :

·        Quelle est la norme de contrôle applicable en l’espèce?

·        La Commission a-t-elle erré en concluant que les demandeurs ne sont pas crédibles?

·        La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs bénéficiaient d’une protection étatique adéquate au Mexique?

 

 

L’ANALYSE

 

[12]           Il est bien établi que la norme de contrôle applicable relativement aux questions de crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable. S’il en va ainsi, c’est parce que la Commission est généralement mieux placée pour évaluer et apprécier la crédibilité d’un témoignage. Cela étant dit, il faut bien admettre que le caractère manifestement déraisonnable d’une conclusion fondée sur la vraisemblance d’un énoncé, et donc sur la logique même d’une affirmation, sera plus facile à déceler, lors d’un contrôle judiciaire, que l’attitude ou le comportement qu’une personne a pu avoir devant la Commission. Dans le premier cas, l’évaluation sera davantage objective; dans le deuxième, elle reposera sur des éléments davantage subjectifs qui n’apparaissent pas nécessairement à la face même du dossier. Le fardeau du demandeur sera le même dans les deux cas, mais la démonstration pourra être simplifiée dans la première hypothèse. Comme le faisait remarquer la Cour d’appel fédérale dans la décision Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, [1993] A.C.F. no 732 (QL) :

Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut-être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées ne pouvaient pas raisonnablement l'être.

 

[13]           Quant à la norme de contrôle applicable à la question de savoir si le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l’État, j’ai déjà indiqué dans une décision antérieure, Villasenor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1080, [2006] A.C.F. no 1359 (QL), que je souscrivais à l’analyse de ma collègue la juge Tremblay-Lamer dans l’affaire Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. no 232 (QL), à l’effet que la norme de contrôle applicable en pareil cas est celle de la décision raisonnable simpliciter. Je note d’ailleurs que la plupart de mes collègues en sont arrivés à une conclusion semblable dans une série de décisions récentes : on peut citer, à titre d’illustrations, les décisions Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, [2006] A.C.F. no. 439 au para. 23 (C.F.) (QL), Fernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1132, [2005] F.C.J. no 1389 aux paras. 11 et 12 (C.F.) (QL); Monte Rey Nunez v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2005 CF 1661, (2005) 144 A.C.W.S. (3d) 715, [2005] A.C.F. no 2067 au para. 10 (C.F.) (QL).

 

[14]           Qu’en est-il maintenant des conclusions d’invraisemblance qu’a tirées la Commission eu égard à divers aspects du témoignage livré par les demandeurs dans la présente affaire?  Après avoir relu attentivement la transcription de l’audience tenue par la Commission le 3 octobre 2005, ainsi que le FRP rempli par les demandeurs, j’en suis arrivé à la conclusion que la Commission avait erré dans son appréciation de la crédibilité des demandeurs et avait tiré des inférences de leur témoignage qui relèvent davantage de la spéculation que de l’analyse rationnelle.

 

[15]           Lorsqu’il s’agit d’évaluer la crédibilité d’un demandeur, il faut présumer que les allégations faites sous serment sont véridiques, à moins que des motifs sérieux n’amènent le décideur à douter de leur véracité : Maldonado c. Canada (Ministère de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.F.), [1979] A.C.F. no 248 (QL); Miral c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 86 A.C.W.S. (3d) 1117, [1999] A.C.F. no 254 (QL). C’est donc avec beaucoup de circonspection qu’un tribunal administratif doit conclure à l’invraisemblance d’un récit; ce n’est que dans les cas les plus clairs, par exemple lorsqu’il y a des contradictions internes dans le témoignage d’un demandeur, que l’on pourra faire ce constat. Cette prudence doit être de mise tout particulièrement lorsqu’un revendicateur arrive d’un pays où la culture et les mœurs sont différentes des nôtres, comme se sont faits fort de le rappeler plusieurs juges de cette Cour. Le juge Muldoon se faisait l’écho de cette jurisprudence lorsqu’il écrivait au paragraphe 7 dans la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, [2001] A.C.F. no 1131 (QL) :

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [(…)].

 

Voir aussi, dans le même sens : Bains c. Canada (Ministère de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F.), [1993] A.C.F. no 497 (QL); Miral c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitée; Bastos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 662, [2001] A.C.F. no 992 (QL); Sun c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 24 Imm. L.R. (2d) 226 (C.F.), [1993] A.C.F. no 812 (QL).

 

 

[16]           Compte tenu de ces principes, le récit des demandeurs ne m’apparaît pas invraisemblable. Il se peut bien que les faits relatés lors de l’audition et dans le cadre de leur FRP puissent, à certains égards, ne pas correspondre à l’idée que l’on se fait d’un rapt et d’une demande de rançon. Il faut cependant compter avec le caractère erratique que peut avoir eu cet enlèvement et l’inexpérience possible des ravisseurs, ainsi qu’avec un modus operendi possiblement différent dans cette région du Mexique. Quoiqu’il en soit, je n’ai rien vu dans les allégations des demandeurs qui ne soient pas vraisemblables et qui puissent entacher leur crédibilité au point de rejeter leur revendication.

 

[17]           À titre d’illustration, considérons l’apparente contradiction entre le fait pour les ravisseurs d’avoir été à visage découvert au moment de l’enlèvement et de s’être par la suite couvert le visage lorsqu’ils entraient dans la chambre où le demandeur était détenu. La Commission a jugé qu’un tel comportement était invraisemblable et minait la crédibilité du demandeur. Pourtant, il ne s’agit pas là du genre de contradiction qui révèle nécessairement une volonté de tromper le tribunal. On peut facilement imaginer, par exemple, que les personnes qui l’ont kidnappé n’étaient pas les mêmes que celles qui le visitaient durant sa détention, ou encore que ses ravisseurs n’ont pas jugé bon de porter des cagoules au moment de l’enlèvement parce que le demandeur ne les verrait que quelques secondes et qu’ils attireraient ainsi moins l’attention. Il se peut même que les ravisseurs aient tout simplement commis une erreur en ne se couvrant pas le visage au moment où ils se sont emparés du demandeur. Bref, on peut imaginer toutes sortes d’explications possibles à cette apparente contradiction.

 

[18]           On ne peut exiger du demandeur qu’il éclaircisse le comportement de ses ravisseurs. Dans la mesure où son récit ne comporte pas d’incohérences objectivement vérifiables ou de contradictions internes qui ne peuvent d’aucune façon être expliquées, il faut se garder de conclure à l’absence de crédibilité d’un demandeur pour cause d’invraisemblance.

 

[19]           On peut en dire autant, me semble-t-il, de toutes les autres « invraisemblances » relevées par la Commission dans sa décision. Ainsi, on a reproché au demandeur d’avoir parlé du « lendemain » et du « matin » dans son récit, alors qu’il avait avoué avoir perdu la notion du temps. Cela n’a pourtant rien d’inusité. Comme il l’a mentionné en réponse à une question qui lui était posée, il se fiait sur son horloge biologique et sur le fait qu’il croyait dormir la nuit pour se situer dans le temps. Il pouvait donc indiquer en toute bonne foi, dans son FRP, avoir entendu une conversation « un jour, au matin », en se basant sur le fait qu’il venait de se réveiller.

 

[20]           Il est vrai qu’en d’autres endroits de son récit, le demandeur a également fait référence à un nombre précis de jours (le lendemain, une semaine plus tard). De même, durant l’audition, on lui a demandé après environ combien de temps on lui avait donné un téléphone, ce à quoi il a répondu : « Je ne sais pas, quatre (4) jours. C’est que je n’avais pas la notion du temps parce que j’étais enfermé. », Dossier du tribunal, page 13. À l’évidence, le demandeur ne savait pas précisément depuis combien de temps il avait été détenu, et ses références temporelles ne pouvaient qu’être approximatives. Il l’a d’ailleurs reconnu sans ambages à l’audition, comme en fait foi le court extrait suivant d’un échange entre le membre de la Commission et le demandeur :

 

Q.                    Environ combien de temps après votre arrivée vous a-t-on donné un téléphone?

 

R.                     Je ne sais pas, quatre (4) jours.  C’est que je n’avais pas la notion du temps parce que j’étais enfermé.

-                         Hum, hum.  C’est justement la question sur laquelle je m’interroge, au paragraphe 12 sur votre Formulaire de renseignements personnels, vous dites :

 

« Le lendemain les deux (2) ravisseurs sont entrés dans la chambre avec la tête couverte de cagoule et avec un pistolet, ils me disaient qu’ils allaient me donner un téléphone. »

 

Q.                    Comment vous savez que c’était le lendemain, vous étiez dans une pièce sans fenêtre et qu’il n’y avait pas d’horloge et que vos mains étaient liées?

 

R.                     Justement à cause de la notion du temps, tu sais très bien qu’il ne s’est pas écoulé plus d’un jour.

 

-                         Hum, hum.

 

PAR LE MEMBRE AUDIENCIER (à la personne en cause no 1)

 

-                         Monsieur, vous nous avez dit je peux pas vous dire combien de temps qu’ils ont donné, après combien de temps que j’étais là qu’ils m’ont donné un téléphone, parce que j’ai perdu la notion du temps.  Et là, tout à coup, vous venez de la retrouver.  D’ailleurs, vous l’aviez très bien retrouvée dans votre récit.

 

R.                     Oui, mais ce jour-là ils m’ont assis.  Le jour où ils m’ont mis dans la pièce, tu ne comptes pas les heures, mais tu sais qu’il s’est écoulé environ un jour…

 

PAR L’AGENT DE PROTECTION DES RÉFUGIÉS (à la personne en cause no 1)

 

Q.                    Non, mais avez-vous témoigné à l’instant…?

 

R.                     … logiquement

 

Q.                    Comment?

 

R.                     Logiquement

 

-                         O.K.

 

Q.                     N’avez-vous pas témoigné à l’instant que c’était quatre (4) jours plus tard?

 

R.                       … Non, j’ai voulu dire que des jours se sont écoulés, mais je ne sais pas combien de jours.  Mais dans le récit j’ai mis que c’était le lendemain parce que… Donc si dans le récit j’ai mis le lendemain, mais c’était peut-être pas le lendemain, ç’a pu être le surlendemain, justement à cause de la notion du temps, j’ai pu me tromper.

 

 

PAR LE MEMBRE AUDIENCIER (à la personne en cause no 1)

 

Q.                    Et ce matin c’est combien de temps?

 

R.                     Je ne pourrais pas vous le dire parce que je n’avais pas de montre, pas de calendrier, je ne voyais pas la lumière.

 

-                         Comme ça vous confirmez votre première version, que vous avez perdu la notion du temps.

 

R.          Oui.

 

PAR LE MEMBRE AUDIENCIER (à l’agent de protection des réfugiés)

 

Q.          Alors maître Colin, vous dites qu’il avait dit quatre (4) jours plus tard?

 

R.          C’est ce que j’ai cru comprendre de son témoignage à l’instant.

 

PAR LE MEMBRE AUDIENCIER (à la personne en cause no 1)

 

Q.                    Est-ce que c’est ça que vous avez dit, Monsieur?

 

R.                     Oui, c’est ce que j’ai dit à l’agent.  Mais justement parce que j’avais perdu la notion du temps, ç’a pu être un (1) jour ou deux (2) jours.

 

-                         Hum, hum.  Mais la notion du temps semble vous être revenue quand vous avez écrit votre histoire.

 

R.          Je l’a mis parce que peut-être qu’un (1) ou deux (2) jours s’étaient écoulés, mais j’aurais mieux fait de mettre que je ne le savais pas, parce que je n’avais pas combien de jours c’était.

 

-            Et puis ce matin votre version est différente, naturellement de ce que vous avez mis dans votre narratif.

 

R.          … Bien c’est que dans le récit j’ai peut-être mis, oui, ç’a pu être un (1) jour, mais je me suis trompé.

 

[21]           Je retiens de cet échange que le demandeur, au fur et à mesure que les jours passaient, ne pouvait avoir qu’une vague notion du temps et que ses références à des moments ou des durées n’étaient forcément que des approximations. Il l’a explicitement admis devant la Commission, et ses explications ne me semblent pas être dépourvues de toute vraisemblance. Après tout, il n’est pas rare qu’une personne donne des détails qu’elle ne peut raisonnablement fournir, non pas dans le but d’enjoliver son récit, mais tout simplement parce qu’elle pense devoir être le plus précis possible au risque de ne pas être crue.

 

[22]           La Commission s’est également longuement attardée à la façon dont la rançon devait être remise, et a reproché à la demanderesse de se contredire en disant d’abord que la rançon devait être remise le plus tôt possible, sans fixer un moment précis, pour ensuite affirmer avoir remis la rançon le mercredi soir à 9:00 heures. Avec égards, je ne vois pas de contradiction dans cet extrait du témoignage de la demanderesse. Loin d’ajuster ou de changer son témoignage, la demanderesse répondait en fait à deux questions distinctes : quand devait-elle remettre la rançon, et quand l’a-t-elle effectivement remise. Je ne vois pas là l’ombre d’une contradiction.

 

[23]           Quant au fait qu’il puisse paraître étonnant que des ravisseurs ne fixent pas un moment précis pour la remise d’une rançon, il n’appartenait pas à la Commission de spéculer sur ces méthodes. Il se peut bien que l’endroit où l’argent devait être remis, une toilette attenante à une station service, ait été peu fréquenté, et que le garagiste à qui on devait demander la clef pour y avoir accès ait été de connivence avec les ravisseurs. Encore une fois, il ne revenait pas à la Commission de spéculer sur les méthodes généralement employées par des ravisseurs en pareilles circonstances, d’autant plus que nous ne savons rien des pratiques locales dans cette région du Mexique

 

[24]           Il ne m’apparaît pas nécessaire de passer en revue toutes les autres « invraisemblances » relevées par la Commission dans sa décision. Elles souffrent toutes, me semble-t-il, du même défaut identifié dans l’analyse à laquelle je viens de me prêter. On a conclu au manque de crédibilité des demandeurs en s’appuyant tantôt sur des contradictions mineures (la demanderesse a-t-elle appelé à l’hôpital ou s’y est-elle rendue, le demandeur a-t-il reçu trois ou quatre appels de menace), tantôt sur des contradictions inexistantes (la demanderesse pouvait en effet croire que son mari avait été kidnappé avant même que la demande de rançon lui soit communiquée, compte tenu de la prévalence de ces événements au Mexique).

 

[25]           Reste la conclusion de la Commission relativement à la protection de l’État dont auraient pu se prévaloir les demandeurs. Ces derniers ont prétendu que la Commission avait fait une lecture superficielle de la preuve documentaire et qu’elle a passé sous silence des articles récents confirmant que la corruption est généralisée au sein de la police mexicaine, et qu’il arrive que des policiers soient impliqués dans des enlèvements et des demandes de rançon. Les demandeurs ont également fait valoir que la Commission s’était contentée d’examiner la situation qui prévaut au Mexique d’un strict point de vue juridique et en accordant une importance indue aux tentatives du gouvernement de mettre un terme aux exactions de la police sans se pencher sur les résultats concrets qui en ont découlés.

[26]           Je suis d’accord avec mon collègue le juge Martineau lorsqu’il affirme que la Commission doit prendre en considération la situation personnelle du demandeur, le risque particulier qui est allégué, l’auteur de la persécution et la situation qui prévaut dans l’État ou la région où les menaces ont été proférées. En d’autres termes, la Commission doit se livrer à une analyse circonstanciée plutôt que d’affirmer sans nuance que tel ou tel État peut ou non offrir sa protection, peu importe le risque allégué. À ce chapitre, la Commission ne saurait se satisfaire de bonnes intentions : la personne qui dit craindre pour sa vie ou son intégrité physique doit pouvoir compter sur des résultats tangibles. Je fais donc miens les propos du juge Martineau lorsqu’il écrit au paragraphe 29 dans la décision précitée Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) :

Ainsi, lorsque l'État n'est pas l'agent persécuteur, et même lorsque celui-ci est un État démocratique, la preuve peut néanmoins démontrer, de façon claire et convaincante, que ce dernier n'a pas la capacité ou n'a vraiment pas la volonté de protéger ses ressortissants dans certains types de situation : voir Annan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [1995] 3 C.F. 25 (C.F. 1re inst.); Cuffy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 1316 (C.F. 1re inst.) (QL); Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1438 (C.F. 1re inst.) (QL); M.D.H.D. v. Canada (Minister of Citizenthip and Immigration), [1999] F.C.J. No. 446 (C.F. 1re inst.) (QL). Faudrait-il le rappeler, la plupart des États seraient prêts à tenter d'assurer la protection, alors qu'une évaluation objective pourra établir qu'ils ne peuvent pas le faire efficacement en pratique. En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d'un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l'encontre de l'objet de la protection internationale (Ward, précité, au para. 48).

 

 

[27]           En l’occurrence, j’estime que la Commission n’a pas suffisamment tenu compte du fait que les auteurs présumés de la persécution étaient des policiers. Non seulement leurs collègues ont-ils dissuadé les demandeurs de porter plainte, mais encore en ont-ils avisé les auteurs présumés du rapt, qui n’ont pas tardé à proférer des menaces de mort à l’endroit des demandeurs. Dans ces circonstances, il n’était pas déraisonnable de ne plus rechercher la protection de l’État et de fuir le pays le plus rapidement possible. Il serait d’ailleurs illogique qu’il en aille autrement, comme l’affirmait le juge La Forest dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 724 :

[(…)] le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale.

 

Voir aussi : Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, précitée; et Espinosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1393, [2005] A.C.F. no 1737 (QL).

 

 

[28]           Pour tous ces motifs, j’estime donc que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et que le dossier doit être renvoyé à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué se prononce sur la revendication des demandeurs à la lumière de la présente ordonnance. Les procureurs n’ont proposé aucune question grave de portée générale pour fins de certification.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire, annule la décision rendue le 1er novembre 2005 par la Commission et retourne le dossier des demandeurs devant celle-ci pour qu’un autre commissaire se prononce sur leur revendication à la suite d’une nouvelle audition. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée par la Cour.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7097-05

 

INTITULÉ :                                       Rodolfo Manuel Torres Rico Quevedo et Viridiana Rojas Barrio c. Le Ministre de la citoyenneté et de l’immigration

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal, Québec

 

DATE DE L’AUDIENCE :               13 juin 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                    le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      le 25 octobre 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Diane Petit

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Me Mario Blanchard

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Petit, Vézina, Gobeil & Gervais,

Montréal

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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