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Date : 20061024

Dossier : IMM-197-06

Référence : 2006 CF 1276

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

JEANETTE AUGUSTINA SCOTLAND ALIAS

JEANETTE AUGUST SCOTLAND

 

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

intimée

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Jeanette Scotland a subi, pendant environ deux ans, la violence physique et verbale que lui infligeait son conjoint de fait. Elle s’est plainte à la police, mais elle n’était pas convaincue que la police faisait quoi que ce soit. La violence a atteint son sommet quand la demanderesse a été violée. Elle a quitté son pays natal, la Dominique, pour le Canada, où elle a demandé l’asile.

 

[2]               La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié l’a crue et a accepté qu’elle craignait subjectivement pour sa vie si elle devait retourner à la Dominique. Cependant, elle a conclu que la protection de l’État était suffisante, donc qu’elle n’était pas une réfugiée au sens de la Convention des Nations Unies ni une personne à protéger. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision.

 

LES QUESTIONS

[3]               Puisque Mme Scotland a été crue, il n’y a que deux questions :

a.                   La norme de contrôle judiciaire;

b.                  L’efficacité de la protection de l’État.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[4]               La Cour a du mal a cerner la notion de protection de l’État. L’appréciation du niveau de protection que l’État peut généralement assurer est une conclusion de fait. La SPR est spécialiste dans ce domaine et ses décisions doivent faire l’objet d’une retenue considérable. Les conclusions de fait sont généralement maintenues à moins qu’elles ne soient manifestement déraisonnables.

 

[5]               Par contre, l’examen de ce qui pourrait arriver si Mme Scotland retournait à la Dominique peut comprendre l’application de conclusions de fait à la norme juridique définie dans l’arrêt de principe Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Il peut s’agir d’une question mixte de fait et de droit, pour laquelle la norme d’examen est normalement la décision raisonnable simpliciter.

 

[6]               Le ministre, en se fondant sur des décisions comme Judge c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1089, soutient que la norme de contrôle applicable est la décision manifestement déraisonnable. Toutefois, dans les décisions Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. n232 (QL), et Filigrana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1447, [2005] A.C.F. n1765 (QL), la Cour a également conclu que la norme applicable est la décision raisonnable simpliciter.

 

[7]               Ce serait simplifier les choses à outrance que de conclure que les conclusions relatives à tout aspect de la protection de l’État sont sujettes à la même norme. Comme l’a noté la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, l’analyse pragmatique et fonctionnelle dans le contrôle judiciaire est, de par sa nature, effectuée expressément pour chaque affaire. Donc, comme l’a affirmé le juge Linden au paragraphe 50 :

[…] aussi complexe soit-elle, l’analyse doit être effectuée de nouveau pour chaque décision et non seulement pour chaque type général de décision d’un décideur en particulier en vertu d’une disposition législative précise. Même lorsque la décision semble avoir été réglée dans la jurisprudence « [les cours] ne doivent sauter aucune étape de l'analyse pragmatique et fonctionnelle » (Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20, au paragraphe 21 [Ryan]).

 

[8]               Comme l’a souligné le juge Phelan dans la décision Pisniak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 824 :

[8]      Pour ce qui est de la norme de contrôle applicable en matière de protection de l'État, cette question comporte deux aspects qui se traduisent par l'application de deux normes différentes. La question de savoir si l'État offrait une protection suffisante est en règle générale une question de fait (voir les jugements Nawaz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1255, [2003] A.C.F. no 1584 (QL), et Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1449, [2004] A.C.F. n1755 (QL)), qui donne lieu à l'application de la norme de la décision manifestement déraisonnable. La question de savoir si la demanderesse s'est suffisamment prévalue de la protection de l'État est une question mixte de droit et de fait, car la Commission doit appliquer des conclusions de fait à la norme juridique définie dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, en l'occurrence la nécessité de « confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection » de l'intéressé.

 

 

[9]               De toute évidence, la norme de contrôle n’est pas la décision correcte. Parfois, il n’est pas nécessaire de choisir entre les deux autres normes. Je me propose d’analyser la décision afin de juger si elle est raisonnable ou non. Si elle est déraisonnable, il faudra procéder à une autre analyse afin d’établir exactement à quel point elle l’est.

 

LA PROTECTION DE L’ÉTAT

Les principes généraux

[10]           Le tribunal de la SPR a corectement résumé les principes généraux relatifs à la protection de l’État. Le critère est objectif et le fardeau de la preuve incombe au demandeur. Comme il est affirmé dans l’arrêt Ward, précité, il faut prouver de façon « claire et convaincante » que l’État ne pourrait pas raisonnablement assurer une protection. En analysant cette question, il faut prendre en compte le caractère démocratique de l’État, la possibilité qu’il y ait eu effondrement de l’appareil étatique, ce qui est arrivé à l’individu par le passé et ce qui est arrivé à des invididus s’étant trouvés dans une situation semblable.

 

La protection étatique dont disposait la demanderesse

[11]           Comme l’a affirmé le tribunal, le fait qu’il accepte qu’elle ait été victime de violence physique et verbale

[…] ne suffit pas en soi à rendre une décision favorable à l’égard de sa demande d’asile. Malheureusement, aucun pays n’est à l’abri de la violence conjugale et être victime de ce type de violence ne suffit pas en soi à solliciter la protection d’un autre pays en qualité de réfugié. Même en convenant que la peur subjective requise existe, l’absence de fondement objectif conduirait à rejeter ces demandes d’asile. En l’espèce, je dois déterminer si la demandeure d’asile a fourni une preuve claire et convaincante de ce que l’État de la Dominique ne peut ou ne veut la protéger de son ex-conjoint.

 

[12]           Le commissaire a examiné le bilan de la Dominique en matière de violence conjugale ainsi que ses normes sociales traditionnelles et il a affirmé qu’il n’y avait guère de doute que la violence conjugale soit bien implantée dans la culture du pays. Cependant, la question est de savoir si Mme Scotland « [a] des motifs sérieux de craindre d'être persécut[ée] dans l'avenir » (Mileva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1991] 3 C.F. 398 (C.A.F.), les motifs du juge Pratte, au paragraphe 8).

 

[13]           Le tribunal a jugé, et ce n’est pas contesté, que la Dominique est une démocratie parlementaire multipartite exerçant sa souveraineté sur son territoire et possédant un système judiciaire indépendant. La police est sous l’autorité du gouvernement démocratiquement élu et lui rend des comptes.

 

[14]           Au début de l’audience, le commissaire a affirmé avoir lu la preuve documentaire du dossier de la CISR ainsi que les documents soumis par Mme Scotland. Il a affirmé : [traduction] « Ils présentent différents points de vue. » Après avoir lu les mêmes documents, j’en conviens.

 

[15]           Mme Scotland s’est plainte à la police. Celle‑ci a donné un avertissement à son conjoint, ce qui était conforme à la procédure initiale normale. Mme Scotland s’est plainte encore et encore et, bien qu’elle prétende que la police n’ait rien fait, elle a témoigné à l’audience que des accusations avaient été portées au criminel. C’est dans ce contexte que je dois considérer la lettre [traduction] « à qui de droit » envoyée par la police en janvier 2005. Selon la lettre, Mme Scotland s’est plainte pour la première fois en août 2003. Elle a demandé que la police donne un avertissement, ce qui a été fait. Plus tard ce mois-là, elle a signalé à de nombreuses reprises des incidents qui se seraient répétés; cependant, elle était déjà partie pour le Canada. Bien qu’elle soit restée en communication avec l’enquêteur, [traduction] « il n’y a eu aucun progrès à propos des menaces proférées et de la violence ». Son ancien conjoint ne sera jamais déclaré coupable si elle ne témoigne pas contre lui et si elle ne subit pas de contre‑interrogatoire.

 

[16]           Mme Scotland craignait que la police ne fasse rien parce que son ancien conjoint est un détective privé que les policiers connaissent bien, même s’il n’est pas policier lui‑même, et qui travaillerait depuis le poste de police. Cependant, la conclusion du commissaire selon laquelle rien ne prouvait qu’il pouvait influencer la police n’était pas déraisonnable, compte tenu de ce que la police a fait en réalité.

 

[17]           Mme Scotland a fourni une preuve documentaire sous forme d’articles de journaux relatant l’histoire de deux autres femmes, l’une ayant été ébouillantée et l’autre ayant été tuée.  Cependant, les faits dans ces affaires étaient considérablement différents et on ne peut reprocher au commissaire de ne pas y avoir fait expresséement référence.

 

[18]           Par contre, il a expressément mentionné la réponse à une demande de renseignements de la SPR même, laquelle citait diverses sources ainsi que le rapport sur la Dominique du Département d’État. Il a souligné l’adoption en 2001 d’une loi pour la protection contre la violence conjugale qui permet aux victimes de comparaître devant un magistrat sans avocat et de demander une ordonnance de protection. Les policiers ont resserré l’application de ce type d’ordonnance et ils ont reçu de la formation en conséquence. Outre les policiers, qui n’ont pas manqué à leurs obligations envers la demanderesse en l’espèce, et les tribunaux, il existe également des organismes non gouvernementaux venant en aide aux femmes battues et les aidant à demander à l’État, que ce soit à l’exécutif (la police) ou à la magistrature, de les protéger (Pal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2003 CFPI 698, [2003] A.C.F. n894 (QL). Le tribunal a également noté que la protection étatique n’a pas à être parfaite, car aucun État ne peut garantir la protection. Toutefois, il a jugé qu’elle était adéquate en l’espèce. Évidemment, cela ne signifie pas, comme l’a établi l’arrêt Ward, précité, qu’une personne doive prouver qu’elle a raison en retournant se mettre en danger et se faire tuer.

 

DISPOSITIF

[19]           Comme l’a affirmé le juge Iacobucci dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56 :

Est déraisonnable la décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé.  En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s’il existe quelque motif étayant cette conclusion. [Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Il a ajouté dans l’arrêt Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 46 :

Le niveau de déférence requis dans le contrôle judiciaire d’une mesure administrative selon la norme de la décision raisonnable fait appel à l’autodiscipline.  Une cour sera souvent obligée d’accepter qu’une décision est raisonnable même s’il est peu probable qu’elle aurait fait le même raisonnement ou tiré la même conclusion que le tribunal (voir Southam, précité, par. 78-80).  Si la norme de la décision raisonnable pouvait « fluctuer », cela éliminerait la discipline nécessaire au contrôle judiciaire : les cours pourraient décider que des décisions sont déraisonnables en ajustant la norme plus près de la norme de la décision correcte au lieu d’expliquer pourquoi la décision n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. 

 

 

[21]           En appliquant « un examen assez poussé », conformément au paragraphe 56 de Southam, précité, j’en suis venu à la conclusion que la décision n’était pas déraisonnable, donc que je n’avais pas à examiner plus en profondeur la question de la norme de contrôle. Les documents dont le tribunal disposait justifiaient amplement les motifs qu’il a avancés à l’appui de sa conclusion. Il ne s’ensuit pas nécessairement qu’une décision contraire aurait été déraisonnable. Un autre tribunal aurait pu apprécier la preuve de façon assez différente et aurait pu tirer une conclusion différente. La question devant la Cour n’est pas de savoir ce qu’elle aurait fait si elle avait été en mesure d’évaluer de manière indépendante les conditions dans le pays. Le présent contrôle judiciaire n’est pas un appel où les conditions dans le pays peuvent être examinées à nouveau.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 20 décembre 2005 par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié soit rejetée. Il n’y aucune question de portée générale à certifier.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-197-06

 

INTITULÉ :                                                   JEANETTE AUGISTINA SCOTLAND ALIAS JEANETTE AUGUST SCOTLAND

                                                                        c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 18 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 24 OCTOBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clementina Costa-D’Aguiar

 

POUR LA DEMANDERESSE

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Clementina Costa-D’Aguiar

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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