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Date : 20061025

Dossier : IMM-625-06

Référence : 2006 CF 1285

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

 

ENTRE :

 

BHUPINDER SINGH KHUN KHUN

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente) par laquelle elle a rejeté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (demande CH) faite à partir du Canada.

 

L’HISTORIQUE

[2]               Le demandeur, un citoyen de l’Inde de confession sikhe, prétend avoir été arrêté illégalement et torturé par l’armée indienne parce qu’il aurait aidé des militants sikhs. En septembre 1990, il a quitté l’Inde, laissant derrière lui son épouse et ses deux enfants.

 

[3]               Le 6 octobre 1990, le demandeur est arrivé au Royaume‑Uni (R.‑U.) muni d’un visa de visiteur. Il a ultérieurement demandé l’asile et on le lui a refusé. Après avoir épuisé tous les moyens d’appel au R.‑U., le demandeur est arrivé au Canada le 27 juin 1997 et il a immédiatement demandé l’asile. Sa demande a été rejetée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 15 novembre 1999.

 

[4]               Le 24 février 2000, le demandeur a présenté une demande de dispense de visa fondée sur des considérations humanitaires. Le fondement de sa demande comportait deux volets : 1) le risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé en Inde (l’examen des risques avant renvoi n’était alors pas prévu dans la loi) et 2) son degré d’établissement au Canada.

 

[5]               Le 22 décembre 2005, près de six ans après le dépôt de la demande CH, l’agente a demandé une mise à jour au demandeur, lequel, le 6 janvier 2006, a présenté la mise à jour avec de nombreux documents.

 

[6]               Le 11 janvier 2006, Citoyenneté et Immigration Canada (Montréal) a apposé le cachet « reçus » sur les documents. La décision de rejeter la demande a été rendue par Charlaine Lapointe le 17 janvier 2006 et une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre le demandeur le jour même.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[7]               La principale question en litige en l’espèce consiste à savoir si l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en omettant d’apprécier correctement les éléments de preuve qui lui ont été soumis. À ce titre, la Cour examinera la question suivante :

L’agente a‑t‑elle tenu compte de tous les facteurs pertinents lorsqu’elle a évalué les motifs d’ordre humanitaire?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[8]               L’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, est toujours l’arrêt de principe en ce qui a trait à la norme de contrôle des décisions rendues quant à des demandes CH. Dans l’arrêt Baker, la juge Claire L’Heureux-Dubé a procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle détaillée avant de décider que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[9]               Plus récemment, la juge Caroline Layden‑Stevensen, dans Agot c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 607, a présenté, au paragraphe 8, un résumé utile des principes établis en ce qui a trait aux demandes CH :

[…] La décision du représentant du ministre en ce qui concerne une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire est une décision discrétionnaire : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (l'arrêt Baker). La norme de contrôle judiciaire applicable à ces décisions est celle de la décision raisonnable simpliciter (arrêt Baker). Dans le cas d'une demande de dispense fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, le fardeau de la preuve incombe au demandeur (Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 94, [2003] A.C.F. no 139, le juge Gibson, citant les jugements Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 34 Imm.L.R. (2d) 91 (C.F. 1re inst.) et Patel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 36 Imm.L.R. (2d) 175 (C.F. 1re inst.)). La pondération des facteurs pertinents ne ressortit pas au tribunal appelé à contrôler l'exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 (Suresh); Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.) (Legault)). Les lignes directrices ministérielles n'ont pas force de loi et ne lient pas le ministre et ses représentants, mais elles sont accessibles au public et la Cour suprême les a qualifiées de très utiles à la Cour (Legault). Les décisions relatives à des raisons d'ordre humanitaire doivent être motivées (Baker). Il serait excessif d'exiger des agents de révision, en tant qu'agents administratifs, qu'ils motivent leurs décisions avec autant de détails que ceux que l'on attend d'un tribunal administratif qui rend ses décisions à la suite d'audiences en règle (Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2001), 282 N.R. 394 (C.A.F.)).

 

[10]           La norme de contrôle applicable en l’espèce est donc celle de la décision raisonnable.

 

L’ANALYSE

[11]           Comme le demandeur n’a soulevé aucun argument en rapport avec la décision de l’agente selon laquelle il n’était aucunement justifié d’accorder une dispense pour des raisons de sécurité, la Cour n’examinera que les motifs fournis à l’appui du rejet de la demande CH présentée sur le fondement du degré d’établissement.

 

[12]           Le critère permettant de déterminer si une dispense doit être accordée pour des considérations humanitaires a été énoncé dans Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1906, au paragraphe 26, dans lequel le juge Denis Pelletier a écrit que la procédure applicable aux demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire « n'est pas destinée à éliminer les difficultés; elle est destinée à accorder une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives ». C’est pourquoi il a également souligné ce qui suit au paragraphe 12 :

[…] Il semblerait donc que les difficultés qui déclencheraient l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire pour des raisons d'ordre humanitaire doivent être autres que celles qui découlent du fait que l'on demande à une personne de partir une fois qu'elle est au pays depuis un certain temps. Le fait qu'une personne quitterait des amis, et peut-être des membres de la famille, un emploi ou une résidence ne suffirait pas nécessairement pour justifier l'exercice du pouvoir discrétionnaire en question.

 

[13]           Dans ses motifs, l’agente a reconnu ce qui précède lorsqu’elle a établi quelle était la norme à respecter quant à savoir si le demandeur en l’espèce aurait à surmonter des « difficultés inhabituelles, injustifiées » ou « excessives » s’il devait présenter sa demande de résidence permanente à partir de l’étranger.

 

[14]           En lisant les motifs fournis par l’agente, il ressort nettement que celle‑ci a consacré la plus grande partie de son temps à l’analyse des risques, laquelle n’est pas en jeu en l’espèce.

 

[15]           En examinant la question de savoir si l’incapacité prolongée à quitter le Canada a entraîné l’établissement, l’agente a estimé, en deux courts paragraphes, que le demandeur a occupé un emploi de façon continue depuis qu’il avait été autorisé à travailler au Canada et qu’il avait subvenu aux besoins financiers de sa famille. Elle a également reconnu que le demandeur exploitait une entreprise qui employait des citoyens canadiens et qu’il a acheté une maison, des éléments qui ont tous un effet positif sur le degré d’établissement de ce dernier.

 

[16]           Dans le troisième et dernier paragraphe de cette brève analyse, avant la « Conclusion », l’agente a conclu ce qui suit à la page 4 de sa décision :

[traduction]

 

Compte tenu de tout cela, il faut reconnaître qu’il a osé démarrer une entreprise et a acheté une maison avant d’obtenir un statut juridique au Canada. Bien qu’il serait certainement ennuyeux pour lui de quitter le Canada pour présenter sa demande à partir de l’étranger, je ne peux pas conclure qu’il aurait à surmonter des difficultés exceptionnelles pour faire cela.

 

Conclusion

 

Combinés ensemble, ces faits n’établissent pas qu’il aurait à surmonter des difficultés « inhabituelles, injustifiées » ou « excessives » s’il présentait sa demande de résidence permanente à partir de l’étranger. Je ne peux pas conclure que le demandeur a démontré qu’il courrait un risque suffisant ou qu’il aurait à surmonter des difficultés suffisantes pour justifier une dispense de visa en vertu de la politique L25 de la LIPR. La dispense de visa est donc rejetée.

 

[17]           Selon moi, cette décision est déraisonnable compte tenu des éléments de preuve fournis.

 

[18]           Le demandeur a présenté une demande CH le 24 février 2000. Cinq ans plus tard, le 10 février 2005, sans qu’on le lui demande, le demandeur a envoyé une mise à jour de son dossier. Le demandeur a ensuite reçu une lettre datée du 22 décembre 2005 dans laquelle on lui demandait de fournir des renseignements à jour. Il a alors fourni une série de documents qui ont été reçus le 11 janvier 2006.

 

[19]           Dans l’ensemble, l’agente a reçu plus de 700 pages de documents concernant le dossier du demandeur. Toutefois, comme il est souligné à la page 1 de sa décision, l’examen du dossier a commencé le 17 janvier 2006 et s’est terminé par une décision rendue le même jour. De plus, seulement trois courts paragraphes ont été consacrés à la question de l’établissement.

 

[20]           En examinant l’ensemble de ces documents, je me demande comment une personne a pu les examiner en une seule journée. Même si j’étais prêt à accepter que l’agente a examiné tous les documents soumis, il ne fait selon moi aucun doute que leur analyse a été incomplète et qu’elle ne constituait pas une évaluation adéquate des éléments de preuve.

 

[21]           Le demandeur a attendu pendant près de six ans avant que sa demande CH ne soit traitée. Il a fait ce que tout le monde aurait dû faire : il a durement travaillé à créer une entreprise, il a acheté une maison et il a pris soin de sa famille. Après avoir reconnu ces faits, l’agente a néanmoins conclu que le demandeur avait pris le risque de créer une entreprise et d’acheter une maison avant d’obtenir un statut juridique au Canada.

 

[22]           À ce titre, la Cour estime que la décision de l’agente était déraisonnable. Après avoir attendu pendant six ans avant d’obtenir une réponse, le demandeur avait droit à ce que l’on fasse une évaluation équitable de sa situation c’est‑à‑dire une évaluation complète des éléments de preuve en tenant compte des motifs d’ordre humanitaire. Ce ne fut pas le cas.

 

[23]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

 


JUGEMENT

 

  • La présente demande est accueillie;
  • La décision de l’agente d’immigration est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour que celui‑ci rende une nouvelle décision;
  • Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Pierre Blais »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-625-06

 

INTITULÉ :                                       BHUPINDER SINGH KHUN KHUN

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 10 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BLAIS

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 25 OCTOBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

Kristina Dragaitis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 

 

Waldman & Associates

Toronto

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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