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Date : 20061026

Dossier : IMM-7766-05

Référence : 2006 CF 1287

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2006

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS

 

 

ENTRE :

 

ARASAPATKUNARAS KATHIRAVELU

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) à l’égard d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), le 5 décembre 2005, a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.

 

L’HISTORIQUE

[2]               Le demandeur, un Tamoul sri‑lankais, est arrivé au Canada le 18 juin 2005 et a demandé l’asile. Il a une femme et trois enfants qui vivent toujours au Sri Lanka.

 

[3]               Au Sri Lanka, le demandeur travaillait comme fermier. Il a également travaillé pendant un certain nombre d’années pour le ministère de la Santé; il faisait de la pulvérisation dans les régions infestées par la malaria. Pour faire ce travail, il devait faire l’aller‑retour entre des régions contrôlées par le gouvernement et des régions contrôlées par les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (les TLET). Le demandeur prétend que, au cours de son emploi, les TLET l’obligeaient parfois à pulvériser dans des régions dont ils avaient le contrôle. Le demandeur se faisait systématiquement arrêter et interroger aux points de contrôle de l’armée.

 

[4]               Le demandeur prétend que, en 2001, il a été arrêté, interrogé et torturé par l’armée à la suite de l’explosion d’une mine antipersonnel dans son village.

 

[5]               Exaspéré de se faire extorquer de l’argent et de céder sa terre gratuitement aux TLET, le demandeur a décidé de vendre une partie de sa terre afin de se procurer les fonds nécessaires pour quitter le pays. Le demandeur prétend que, après que les TLET eurent été informés qu’il voulait vendre sa terre et tenter de ne payer aucune « taxe » sur le produit de cette vente, ils ont menacé de le tuer s’il vendait sa terre à leur insu. Plutôt que de vendre sa terre, le demandeur en a transféré la propriété à son frère et ils ont emprunté de l’argent afin de payer un passeur qui ferait sortir le demandeur du Sri Lanka.

 

[6]               Le demandeur a également déclaré que, s’il était contraint de retourner au Sri Lanka, il serait détenu à l’aéroport et serait torturé par les forces de sécurité.

 

[7]               Avant la tenue de l’audience sur le bien‑fondé de la demande de M. Kathiravelu, l’avocat du demandeur a demandé à la Commission la permission de faire l’interrogatoire principal de son client plutôt que ce soit le tribunal qui le fasse comme le veut la procédure régulière qui consiste à laisser le tribunal interroger le demandeur d’asile en premier.

 

[8]               Cette demande a été rejetée et la demande d’asile a été entendue le 24 octobre 2005, selon la procédure régulière, par la juge Barbara Berger (la commissaire).

 

[9]               La commissaire a interrogé le demandeur en détail. Le demandeur déclare que l’interrogatoire de la commissaire fut très pénible et c’est pour cette raison que, après l’audience, son avocat l’a envoyé consulter un psychologue. Le rapport du psychologue ainsi qu’une demande de tenue d’une autre audience devant un autre commissaire ont ensuite été soumis à la Commission. Le 2 décembre 2005, la Commission a rejeté cette demande au motif que le rapport avait été reçu un mois après la tenue de l’audience et que la commissaire avait déjà rendu sa décision quant à celle‑ci.

 

[10]           Le 5 décembre 2005, la commissaire a officiellement rendu sa décision et a rejeté la demande de M. Kathiravelu.

 

 

LA QUESTION EN LITIGE

[11]           La question suivante a été examinée par la Cour dans le cadre de la présente demande :

La commissaire a-t-elle, à tort, entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l'ordre inversé des interrogatoires?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[12]           En examinant la question de savoir si la commissaire a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, il n’y a pas lieu de faire une analyse détaillée afin de décider quelle est la norme de contrôle indiquée. Au contraire, la Cour doit examiner cette question en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce et si elle estime qu’il y a eu manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale, il n’y aura pas lieu de faire preuve de retenue à l’égard des décisions de la Commission et la demande d’annulation de la décision sera accueillie.

 

L’ANALYSE

L’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

 

[13]           La présente question en litige porte essentiellement sur les directives aux commissaires relatives à l’interrogatoire des demandeurs d’asile prévues aux Directives no 7. Les dispositions pertinentes des Directives no 7 sont le paragraphe 19, lequel mentionne que l’ordre inversé des interrogatoires constitue la norme pour de telles procédures, et le paragraphe 23, lequel permet à la Commission d’examiner la possibilité de changer l’ordre des interrogatoires. Le paragraphe 23 est ainsi libellé :

 

23. Le commissaire peut changer l’ordre des interrogatoires dans des circonstances exceptionnelles. Par exemple, la présence d’un examinateur inconnu peut intimider un demandeur d’asile très perturbé ou un très jeune enfant au point qu’il n’est pas en mesure de comprendre les questions ni d’y répondre convenablement. Dans de telles circonstances, le commissaire peut décider de permettre au conseil du demandeur de commencer l’interrogatoire. La partie qui estime que de telles circonstances exceptionnelles existent doit soumettre une demande en vue de changer l’ordre des interrogatoires avant l’audience. La demande est faite conformément aux Règles de la SPR.

 

23. The member may vary the order of questioning in exceptional circumstances. For example, a severely disturbed claimant or a very young child might feel too intimidated by an unfamiliar examiner to be able to understand and properly answer questions. In such circumstances, the member could decide that it would be better for counsel for the claimant to start the questioning. A party who believes that exceptional circumstances exist must make an application to change the order of questioning before the hearing. The application has to be made according to the RPD Rules.

 

[14]           Au cours de la dernière année, le caractère équitable de l’inversion des interrogatoires et l’entrave possible à l’exercice du pouvoir discrétionnaire découlant de l’application des Directives no 7 ont fait l’objet de litiges devant la Cour fédérale, plus particulièrement dans Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 8, et Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 631, lesquelles décisions ont donné lieu à des décisions contradictoires. Dans Thamotharem, le juge en chef Edmond P. Blanchard a conclu que les Directives no 7 entravent illégalement le pouvoir discrétionnaire des commissaires quant à savoir s’ils doivent inverser ou non l’ordre des interrogatoires. Toutefois, dans Benitez, le juge Richard Mosley a conclu que les Directives no 7 n’étaient pas obligatoires et que, par conséquent, les commissaires n’étaient pas liés par elles. À ce titre, rien n’indiquait que les Directives no 7 entravaient le pouvoir discrétionnaire des commissaires de déterminer la procédure adéquate à suivre dans le cadre de l’audition d’une demande d’asile. La décision Thamotharem fait présentement l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale.

 

[15]           Cela dit, on s’entend dans ces deux jugements pour affirmer que, en général, l’inversion de l’ordre des interrogatoires ne contrevient pas aux principes de la justice naturelle, tant et aussi longtemps que les commissaires sont libres d’examiner s’il est équitable d’inverser l’ordre des interrogatoires en fonction des faits de l’espèce et tant qu’ils peuvent changer l’ordre des interrogatoires s’ils estiment qu’il convient de le faire. Pour ce faire, les commissaires ne doivent subir aucune entrave dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de décider s’ils doivent accorder une dérogation.

 

[16]           Le demandeur prétend que la commissaire a commis une erreur en concluant que les Directives no 7 exigent que l’on fasse une évaluation psychologique du demandeur avant d’inverser l’ordre des interrogatoires. Peu importe l’objectif que visait l’administration avec les Directives no 7, le paragraphe 23 n’exige pas que l’on fasse une évaluation psychologique et, à ce titre, la commissaire a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en imposant une exigence qui n’existe pas.

 

[17]           Après avoir lu attentivement la décision et après avoir examiné la partie pertinente de la transcription de l’audience, la Cour est d’accord avec le demandeur pour affirmer que la commissaire a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire dans le cas qui nous occupe.

 

[18]           La commissaire a conclu ce qui suit aux pages 1 et 2 de sa décision :

Le tribunal a statué que dans sa décision d’accepter l’ordre des interrogatoires, il avait toujours tenu compte de la situation spécifique du demandeur d’asile. Le tribunal a estimé qu’en l’instance, il n’était pas nécessaire d’inverser l’ordre des interrogatoires fixé à la ligne directrice 7. La commissaire a fait remarquer qu’après neuf ans à la SPR, elle possédait une solide expérience de l’interrogation des personnes qui pourraient être victimes de torture et des personnes peu scolarisées, soit une forte proportion des demandeurs d’asile.

 

Jusque là, son analyse était raisonnable. Elle poursuit en affirmant ce qui suit :

En l’absence d’évaluation psychologique du demandeur d’asile, la Commission a considéré que les motifs présentés par le conseil étaient insuffisants pour justifier un changement dans l’ordre des interrogations tel que fixé au paragraphe 19 de la ligne directrice 7.

 

[19]           Ce renvoi à une évaluation psychologique soulève la question suivante : est‑il nécessaire, en toutes circonstances, qu’une telle évaluation soit faite pour que l’on puisse changer l’ordre des interrogatoires? Un examen attentif des paragraphes 19 et 23 des Directives no 7 permet de conclure avec certitude que ceux‑ci ne prévoient pas une telle exigence.

 

[20]           Néanmoins, comme la décision de ne pas permettre le changement dans l’ordre des interrogatoires a été rendue avant la tenue de l’audience, il est intéressant d’examiner la transcription d’un enregistrement de ce que la commissaire a affirmé à ce moment précis (pages 769-770 du dossier du tribunal) :

[traduction]

 

Bon, je ne dispose d’aucune évaluation psychologique qui indiquerait que votre client souffre de problèmes psychologiques assez sérieux pour que l’ordre des interrogatoires soit inversé. Je crois que le demandeur est très peu scolarisé, mais il n’y a rien d’inhabituel à ce que le tribunal ait affaire à des demandeurs qui sont très peu scolarisés. La majorité des demandeurs qui viennent d’Asie et d’Afrique, je dois évaluer leurs demandes, ne possèdent pas un niveau élevé d’instruction. Et je ferai mon interrogatoire le plus simplement possible, comme je le fais d’ordinaire, sans tenter d’intimider le demandeur, mais plutôt en tentant de le mettre à l’aise. Donc, je ne vois aucune raison exceptionnelle en l’espèce qui justifierait que l’ordre de l’interrogatoire soit inversé, ce que je permets parfois lorsque je suis saisie d’une preuve psychologique évidente que cela est important pour le demandeur. Je n’accueillerai donc pas votre demande. (Non souligné dans l’original)

 

[21]           Selon moi, la raison pour laquelle la commissaire n’a pas accordé la dérogation et qu’elle n’a pas changé l’ordre des interrogatoires est qu’il aurait fallu qu’elle fasse faire une évaluation psychologique car dans le passé [traduction] « elle a parfois accepté lorsqu’elle était saisie d’une preuve psychologique suffisante que cela était important pour le demandeur ».

 

[22]           Selon moi, il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle judiciaire. Je suis d’accord avec la commissaire lorsqu’elle affirme qu’une évaluation psychologique constitue un élément de preuve suffisant pour que l’on puisse changer l’ordre des interrogatoires. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec elle lorsqu’elle affirme que pour que l’on puisse permettre un changement dans l’ordre des interrogatoires, une évaluation psychologique doit être faite. Je fonde cette conclusion sur son affirmation qu’elle n’a consenti dans le passé à changer l’ordre des interrogatoires que lorsqu’elle était saisie d’une preuve psychologique car cela signifie qu’elle a créé un nouveau critère pour évaluer les circonstances exceptionnelles prévues par le paragraphe 23 des Directives no 7 et, ce faisant, elle a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

 

[23]           Ayant décidé d’accueillir la demande au motif que la commissaire a, à tort, entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, il ne sera pas nécessaire de traiter les autres arguments soulevés par les deux parties. L’audience aurait pu être différente si elle n’avait pas été entachée par cette décision interlocutoire fondée sur un critère erroné.

 

[24]           À des fins de conformité avec les autres décisions rendues par la Cour concernant les Directives no 7, je vais certifier la question suivante :

La mise en vigueur des Directives no 7 a‑t‑elle créé une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des commissaires de la Section de la protection des réfugiés?

 

 


JUGEMENT

  • La présente demande est accueillie;
  • La décision de la Commission est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen;
  • La question suivante est certifiée :

La mise en vigueur des Directives no 7 a‑t‑elle créé une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des commissaires de la Section de la protection des réfugiés?

 

 

 

 

« Pierre Blais »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7766-05

 

INTITULÉ :                                       KATHIRAVELU

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 10 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BLAIS

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 26 OCTOBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia

 

POUR LE DEMANDEUR

Anshumala Juyal

                              POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto

 

                               POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

                             POUR LE DÉFENDEUR

 

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