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Date : 20061027

Dossier : IMM-1211-06

Référence : 2006 CF 1299

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

IVAN DANIEL DUQUE BENCOMO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

1.         Introduction

[1]               Le demandeur, M. Ivan Daniel Duque Bencomo, demande le contrôle judiciaire de la décision rendue à son encontre le 10 février 2006 par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR). La CISR a conclu que M. Bencomo n’était ni un « réfugié au sens de la Convention » ni une « personne à protéger ».

 

2.         Les faits

[2]               Le demandeur est un citoyen du Venezuela âgé de vingt-neuf ans qui présente une demande d’asile en tant que « réfugié sur place » en raison de ses opinions politiques imputées et de son appartenance à un certain groupe social, à savoir sa famille.

 

[3]               Le demandeur a quitté le Venezuela en 1997 pour aller faire des études aux États-Unis puis au Canada. Le père du demandeur et son frère jumeau, Gabriel Duque, sont censés être des activistes de longue date au sein du MAS (Parti socialiste) au Venezuela. Le demandeur est revenu chez lui au Venezuela à plusieurs reprises entre 1997 et février 2001.

 

[4]               En décembre 2001, le demandeur a été arrêté au Canada et accusé des infractions d’agression sexuelle grave et de séquestration. Le demandeur a été reconnu coupable de ces crimes le 19 février 2004 et condamné à deux années d’emprisonnement. Le demandeur a toutefois interjeté appel, et il a été mis en liberté en attendant l’audition de l’appel.

 

[5]               Le demandeur est venu au Canada au moyen d’un visa d’étudiant. Le visa est venu à expiration en 2003, mais on n’a pas alors demandé au demandeur de quitter le pays en raison de l’appel en matière criminelle en instance. Un rapport relatif à l’interdiction de territoire a été déposé le 14 juillet 2004, la mesure de renvoi étant suspendue dans l’attente de l’audition de l’appel.

 

[6]               En juin 2005, les parents du demandeur sont venus au Canada pour assister à sa collation des grades. Ils ont alors informé le demandeur que des membres des Cercles Bolivariens, dirigés par Hugo Chavez, s’en étaient pris à eux et à son frère jumeau. Le demandeur a aussi appris que, le 7 mars 2005, son frère jumeau se serait fait tirer une balle dans le bras. Pour ce motif, le demandeur soutient craindre d’être persécuté du fait que son père et son frère jumeau militent depuis longtemps au sein du MAS, un parti d’opposition au Venezuela. Le demandeur dit craindre d’être ciblé comme il ressemble, bien sûr, à son frère jumeau. Après leur visite en juin 2005 au Canada, les parents du demandeur sont retournés au Venezuela. Ils résident maintenant à Bogota, en Colombie.

 

[7]               Le demandeur a présenté sa demande d’asile le 7 juillet 2005.

 

3.         La décision contestée de la CISR

[8]               La CISR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté une preuve crédible et vraisemblable étayant ses allégations de crainte de persécution.

 

[9]               La CISR a conclu que le demandeur s’était montré vague et imprécis quant à la participation de son frère et de son père au sein du MAS. La CISR a d’ailleurs relevé le fait que le demandeur n’est pas lui-même ni n’a jamais été membre de ce parti. De plus, il n’a pas vécu au Venezuela depuis 1997 et il n’y a effectué aucune visite depuis 2001.

 

[10]           Lorsque les parents du demandeur ont présenté une demande pour se faire délivrer un visa d’entrée au Canada, ils ont mentionné n’avoir que deux enfants, dont un seul né en 1976, l’année de naissance du demandeur. L’existence même du frère jumeau du demandeur était ainsi mise en question. Les parents du demandeur ont en outre déclaré à Immigration Canada qu’ils n’avaient pas de famille au Canada. Le demandeur n’a pu expliquer pourquoi ses parents n’avaient pas mentionné avoir deux enfants nés en 1976. La CISR n’a pas cru que le demandeur disait la vérité et a conclu que celui‑ci n’avait pas de frère jumeau. La CISR a conclu que cette incohérence dans son récit minait encore davantage la crédibilité du demandeur et la vraisemblance de sa crainte alléguée de préjudice en cas de retour au Venezuela.

 

[11]           La CISR a conclu que la crédibilité du demandeur était également mise en question par la documentation soumise au soutien de sa demande d’asile. La CISR note que le demandeur avait bien produit une lettre du parti MAS faisant état de la participation de son père à ses activités, mais on y disait simplement que le père du demandeur était un membre de la « direction nationale » et non pas un Coordonnateur national. La lettre d’affiliation du frère du demandeur est exactement de même teneur que celle de son père, bien que le frère soit plus jeune que le père et soit plutôt membre de l’aile jeunesse du parti. Le demandeur n’a produit aucun article de journal venant confirmer les activités politiques de son père. La CISR a jugé que cela minait de manière générale la crédibilité du demandeur. Ce dernier a également produit la lettre d’un avocat adressée, semble-t-il, au père et traitant des problèmes avec la police de la famille du demandeur. La CISR n’a accordé aucune valeur à cette lettre, le demandeur soutenant que les problèmes de sa famille découlaient du parti politique au pouvoir et de ses partisans plutôt que de la police. La CISR a conclu qu’elle n’estimait pas véridique la motivation avancée par le demandeur.

 

[12]           La CISR a également conclu que les allégations du demandeur étaient invraisemblables au vu de la preuve documentaire sur la situation qui règne au Venezuela. La CISR a jugé invraisemblable que le parti MAS n’ait rien fait alors que le père et le frère du demandeur subissaient le type de persécution en cause, étant donné le rôle joué de longue date par le père au sein du parti.

 

[13]           La CISR a finalement conclu que, puisque le demandeur n’avait jamais été actif au plan politique, il pouvait tout simplement vivre dans son pays ailleurs qu’à Caracas. La CISR a conclu qu’en ces circonstances, il y avait pour le demandeur une possibilité de refuge intérieur (PRI) valable.

 

4.         Les questions en litige

[14]           On a soulevé les questions qui suivent dans le cadre du présent litige.

 

A.        Le tribunal a-t-il enfreint les principes de justice naturelle en ne fournissant pas les services d’un traducteur?

B.         La CISR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a tiré ses conclusions quant à la crédibilité?

C.        La CISR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur disposait d’une PRI?

 

A.        Le tribunal a-t-il enfreint les principes de justice naturelle en ne fournissant pas les services d’un traducteur?

 

[15]           L’audience s’est déroulée en anglais, tel que le demandeur l’avait demandé dans son FRP. Le demandeur soutient avoir demandé des services d’interprétation anglais-espagnol au début de l’audience, de tels services n’étant pas disponibles. Le défendeur n’est pas d’accord et déclare pour sa part que le demandeur a demandé que l’audience se déroule en anglais et n’a pas sollicité les services d’un interprète. Le demandeur prétend qu’il peut lire et comprendre l’anglais lorsqu’il n’est pas bousculé et ne se trouve pas dans une situation stressante. Il soutient avoir consenti à aller de l’avant sans disposer d’un interprète, contrairement à ce qu’il souhaitait, parce qu’il sentait que le commissaire le pressait en ce sens. Le demandeur croit qu’il se serait mieux débrouillé avec l’aide d’un interprète. J’ai examiné le dossier avec soin et je n’ai pu trouver aucun élément qui puisse étayer la prétention du demandeur.

 

[16]           À la page deux de la transcription d’audience, on peut voir que le président de l’audience a déclaré : [traduction] « Aucune demande, aucune demande en bonne et due forme n’a été présentée aujourd’hui pour les services d’un interprète. Si je comprends bien, vous estimez pouvoir aller de l’avant aujourd’hui en anglais? » Le demandeur a alors répondu : [traduction] « Ouais, je peux. » On ne trouve par ailleurs dans la transcription aucune indice de la moindre pression exercée sur le demandeur, comme il le prétend, par la Commission.

 

[17]           La preuve ne permet pas de démontrer qu’une demande a été présentée pour des services de traduction, ou que de tels services étaient nécessaires pour que l’instruction soit équitable. Il me faut donc conclure qu’on n’a pas enfreint les principes de justice naturelle en l’espèce.

 

B.         La CISR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a tiré ses conclusions quant à la crédibilité?

[18]           Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux conclusions quant à la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable. Voir Thavarathinam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2003 CF 1469; [2003] A.C.F. nº 1866 (C.A.F.) (QL), paragraphe 10 et Aguebor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), [1993] A.C.F. nº 732 (C.A.F.) (QL), paragraphe 4.

 

[19]           La CISR a prêté foi à l’identité du demandeur. Parmi les pièces d’identité au dossier auxquels la CISR a prêté foi, il y avait le certificat de naissance du demandeur où il est clairement fait référence au frère jumeau de ce dernier, Ivan Gabriel. Le demandeur soutient – le défendeur étant du même avis – que la CISR a commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas de frère jumeau. Il semble également que la CISR admette qu’Ivan Gabriel Ben Como a demandé un visa d’entrée pour le Canada. Il n’y a donc guère de doute qu’on peut conclure au vu du dossier en l’existence d’un frère jumeau du demandeur, contrairement à ce qu’a pu conclure la CISR. La CISR a donc commis une erreur en tirant une telle conclusion et, par conséquent, a aussi commis une erreur en mettant en cause pour ce motif la crédibilité du demandeur. Tout en reconnaissant qu’il y a eu erreur, le défendeur soutient que celle‑ci n’avait cependant pas un caractère déterminant puisque la conclusion de la CISR quant à la crédibilité se fondait également sur d’autres facteurs, ce qui la rend raisonnable. Voici certains de ces facteurs :

a.                   Le témoignage du demandeur était vague quant aux activités politiques de son père et de son frère.

b.                   Le demandeur n’a pas produit d’articles de journaux venant confirmer les activités politiques de son père.

c.                   La lettre du parti ne fournit pas suffisamment de détails sur les activités politiques de son père.

d.                  Une lettre similaire du parti portant sur les activités politiques de son frère n’a guère de vraisemblance étant donné son jeune âge.

e.                   Les parents du demandeur n’ont pas mentionné le nom de ce dernier dans leur demande de visa, et le demandeur n’a pu expliquer pourquoi ses parents avaient déclaré ne pas avoir de famille au Canada.

 

[20]           Je ne puis admettre la prétention du défendeur. Bien qu’il ait été loisible pour la CISR de tirer les conclusions qui précèdent, j’estime que sa conclusion erronée quant à l’inexistence du frère jumeau du demandeur constitue un élément central de sa conclusion sur la crédibilité. On peut lire ceci à cet égard, à la page 3 des motifs de la CISR :

Selon Immigration Canada, le 8 décembre 2004, Ivan Gabriel Bencomo, censément le frère jumeau du demandeur d’asile, a demandé un visa pour venir au Canada, visa qui lui a été refusé. Tout bien considéré, Immigration Canada semble croire que le frère jumeau n’existe pas. Le demandeur d’asile maintient le contraire, mais il ne peut expliquer pourquoi ses parents n’auraient pas indiqué la naissance de deux enfants en 1976. Le tribunal croit que le demandeur d’asile ne dit pas la vérité. L’invention du frère mine encore plus sa crédibilité et la vraisemblance de toute crainte d’un préjudice s’il retourne au Venezuela. Le tribunal estime que le demandeur d’asile n’est pas un témoin sincère.

 

[21]           La CISR a commis une erreur en concluant pour ce motif que le demandeur manquait de crédibilité d’une manière générale. L’existence du frère jumeau constitue un élément central de la demande d’asile du demandeur en tant que « réfugié sur place », la crainte de persécution de ce dernier découlant de la possibilité qu’on le confonde avec son jumeau en raison de leur ressemblance. La conclusion erronée de la CISR relativement à l’existence du frère jumeau met en cause le fondement même de la demande d’asile et vicie la décision en son entier. La CISR, en tirant la conclusion en question, a commis une erreur ouvrant droit à révision. 

 

[22]           Compte tenu que la conclusion qui précède permet de trancher l’affaire, il n’est pas nécessaire que j’examine l’autre question soulevée dans le cadre du présent contrôle judiciaire. 

 

7.         Conclusion

[23]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire sera renvoyée à la CISR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

 

[24]           Ni l’une ni l’autre partie n’a proposé la certification d’une question, et la Cour n’en certifiera aucune.

 


ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est accueillie.

 

2.         L’affaire est renvoyée au CISR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

 

3.         Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1211-06

 

INTITULÉ :                                       Ivan Daniel Duque Bencomo c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 19 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 27 OCTOBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen J. Fogarty                                                                    POUR LE DEMANDEUR

 

Claudia Gagnon                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stephen J. Fogarty                                                                    POUR LE DEMANDEUR

288, rue St-Jacques

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

 

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