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Date : 20061030

Dossier : T-1268-05

Référence : 2006 CF 1308

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2006

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

GUY BEAULIEU

Demandeur

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le demandeur, M. Guy Beaulieu, est à l’emploi de l’Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC) depuis sa création, le 1er novembre1999. Il travaillait auparavant pour le Ministère du Revenu du Canada, que l’ADRC a remplacé lors de l’adoption de la Loi sur l’Agence des douanes et du revenu du Canada, L.C. 1999, c. 17. Sa candidature n’ayant pas été retenue pour un poste de vérificateur/enquêteur de niveau AU-2, il a d’abord demandé une rétroaction individuelle, puis une révision de la décision, qui se sont toutes deux soldées par le maintien de la décision originale.

 

[2]               Par le biais de cette demande de contrôle judiciaire, M. Beaulieu cherche à faire renverser la décision prise dans le cadre du processus de révision, au motif que le Directeur du Bureau des services fiscaux de l’Est du Québec a erré en ne concluant pas au caractère arbitraire de l’évaluation qui a été faite de ses compétences. Il demande par voie de conséquence que sa demande de révision soit remise à un autre gestionnaire pour être réévaluée.

 

LES FAITS

[3]               M. Beaulieu a effectué des études en comptabilité et en administration à l’Université Laval, à la suite desquelles il est devenu membre de l’Ordre des comptables en management accrédités (CMA). Depuis janvier 2000, il a occupé divers postes de vérificateur/enquêteur de niveau AU-1; puis, à compter du 12 janvier 2004, il s’est vu confier un poste de niveau AU-2 et ce, jusqu’au 31 décembre 2004.

 

[4]               Le 25 novembre 2004, l’ADRC a affiché un Avis d’offre d’emploi pour combler un poste de niveau AU-2, vérificateur/enquêteur, Division des enquêtes, Bureau des services fiscaux de Québec, portant le numéro de sélection 2004-3554-QUE-1206-1002. Le demandeur a soumis sa candidature pour ce poste le 30 novembre 2004.

 

[5]               Le 20 décembre 2004, l’ADRC informe le demandeur que sa candidature rencontre les préalables exigés pour le poste et que sa candidature sera considérée à l’étape subséquente, soit l’étape de l’évaluation.

 

[6]               En décembre 2004 et en janvier 2005, l’ADRC a fourni aux candidats de l’information par rapport à la façon dont les compétences seraient évaluées. Une session a été offerte aux candidats, et de la documentation leur a été transmise par voie électronique, de façon à ce qu’ils puissent se préparer pour l’évaluation.

 

[7]               Le 6 janvier 2005, le demandeur a été invité à se présenter pour une entrevue d’événements comportementaux devant se tenir le 25 janvier. M. Robert Pelchat, consultant en compétence accrédité à l’ADRC, lui indique les compétences qui seront évaluées lors de l’entrevue, soit l’adaptabilité, la communication interactive efficace, le contrôle des situations difficiles ainsi que le raisonnement analytique, et il invite le demandeur à consulter la toile d’Infozone pour connaître les définitions de ces compétences.

 

[8]               Puis, suite à l’entrevue, le demandeur a soumis son portfolio de compétences dans les délais requis, de façon à ce que l’on puisse évaluer les deux autres compétences requises, soit l’orientation service à la clientèle et l’initiative.

 

[9]               Le 24 mars 2005, l’ADRC a informé le demandeur qu’il n’avait pas atteint le seuil requis à l’égard de toutes les compétences requises et que sa candidature ne pouvait donc être retenue pour les prochaines étapes de la procédure de sélection.

 

[10]           Insatisfait de son évaluation, M. Beaulieu s’est prévalu des recours prévus au Programme de dotation. Il a d’abord demandé la rétroaction individuelle, en indiquant dans le formulaire prescrit à cet effet qu’il contestait « l’ensemble des résultats, commentaires ou motifs soutenant les résultats qui [lui avaient] été attribués par l’évaluateur ». Afin de bien pouvoir se préparer, il demande toutes les grilles qui ont servi à l’évaluation de même que toute l’information pertinente.

 

[11]           M. Pelchat, qui a évalué le demandeur dans un premier temps, accepte de donner une rétroaction individuelle au demandeur. Il indique à ce dernier que toute l’information pertinente lui a déjà été communiquée. En ce qui concerne les grilles de correction, il lui répond que c’est le catalogue de compétence de l’ADRC disponible sur l’Infozone qui est utilisé.

 

[12]           La rétroaction individuelle a eu lieu par téléphone le 25 avril 2005. S’il faut en croire le compte rendu qu’en a dressé M. Pelchat, ce dernier aurait d’abord confirmé au demandeur avoir reçu ses commentaires relativement à son évaluation. Il lui aurait ensuite expliqué la façon dont il a évalué les événements comportementaux, et discuté des compétences pour lesquelles le demandeur n’a pas obtenu la note de passage. Suite à cet exercice, M. Pelchat a confirmé son évaluation initiale et a conclu qu’il n’y aurait aucun changement aux rapports soumis.

 

[13]           Le 4 mai 2005, le demandeur écrit à monsieur André Paquin, Directeur du Bureau des services fiscaux de l’Est du Québec, pour lui demander une révision de la décision de M. Pelchat. M. Beaulieu allègue qu’il a reçu un traitement arbitraire au cours du processus de sélection. Il soutient notamment que le consultant en compétences n’a pas pris ses évaluations de rendement en considération, qu’il n’a pas pris de notes lors de l’entrevue, et qu’il l’a sous-évalué. Il se plaint tout particulièrement du fait que les candidats ont été évalués par différents évaluateurs et du fait que le Programme de dotation ne lui accorde pas le droit d’avoir accès aux résultats des autres candidats.

 

[14]           Suite à une rencontre entre M. Beaulieu et M. Paquin, ce dernier avise le demandeur, dans une lettre datée du 21 juin 2005, qu’il ne recommanderait pas de mesures correctives, parce qu’il n’avait aucune raison de croire que l’évaluation des compétences avait été effectuée de façon arbitraire. La portion pertinente de cette lettre se lit comme suit :

Conformément à la directive sur les recours en matière de dotation, mon rôle en tant que réviseur de la décision n’est pas de donner mon opinion sur la pertinence du niveau attribué au candidat lors de l’évaluation, mais de déterminer si celui-ci a été traité de façon arbitraire, c’est-à-dire de manière irraisonnée ou faite capricieusement, pas faite ou prise selon la raison ou le jugement.

 

Quoique vous soyez en désaccord avec la définition de certaines compétences et que vous croyiez que les exemples que vous avez présentés lors de votre entrevue méritent davantage au niveau de la cotation que celle qui vous a été attribué par l’évaluateur, je ne peux me substituer à son jugement. Je me suis plutôt attardé à rechercher des éléments qui auraient pu amener à une évaluation arbitraire de sa part.

 

J’ai procédé à une analyse de votre portfolio, fait l’écoute de l’enregistrement de votre entrevue et pris en considération les commentaires que vous avez formulés lors de notre rencontre du 14 juin dernier.

 

Après avoir revu l’ensemble du dossier, je n’ai pas de raison de croire que l’évaluation des compétences à l’intérieur de ce processus a été faite de façon arbitraire et, en conséquence, je ne recommande pas de mesures correctives.

 

 

[15]           Dans sa demande de révision, le demandeur avait demandé à M. Paquin de vérifier s’il existait des documents en la possession du consultant en compétences auxquels il n’aurait pas eu accès. Or, M. Paquin n’a pas jugé bon de répondre à cette demande et ne fait aucune allusion dans sa lettre à la divulgation de documents dont le consultant aurait pu prendre connaissance.

 

[16]           Dans l’affidavit qu’il a soumis à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, M. Beaulieu a allégué que trois évaluateurs différents avaient été retenus pour procéder à l’évaluation des candidats au concours. M. Pelchat aurait avoué au demandeur qu’il n’accordait « que très rarement » et « que dans des cas exceptionnels » une cote « 3 ». Il aurait par ailleurs appris, en discutant avec certains de ses collègues, qu’un autre évaluateur avait donné des cotes « 3 » environ sept fois, alors que lui et l’autre candidat évalués par M. Pelchat n’avaient obtenu aucune cote « 3 ».

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[17]           La présente demande de contrôle judiciaire me paraît soulever essentiellement trois questions :

·        Quelle devrait être la norme de contrôle applicable à la décision du Directeur?

·        Le Directeur a-t-il commis une erreur révisable en faisant défaut de conclure que l’évaluation des candidats par des évaluateurs différents était arbitraire et que les processus de sélection et/ou de dotation nécessitaient des mesures correctives?

 

·        Le Directeur a-t-il commis une erreur révisable en refusant de divulguer les résultats des autres candidats?

 

L’ANALYSE

[18]           Pour bien situer le litige et pour répondre adéquatement aux questions identifiées dans le paragraphe précédent, il convient de procéder à un rapide survol du Programme de dotation de l’ADRC.

 

[19]           Comme nous l’avons vu précédemment, l’ADRC a été établie en 1999. Le paragraphe 53(1) de la Loi sur l’Agence des douanes et du revenu du Canada confère à l’ADRC une compétence exclusive pour nommer son personnel, et le paragraphe 54(1) oblige l’ADRC à « élaborer un programme de dotation en personnel régissant notamment les nominations et les recours offerts aux employés ». Ces dispositions ont pour effet de soustraire l’ADRC à l’application des dispositions de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, c. P-33.

53. (1) L’Agence a compétence exclusive pour nommer le personnel qu’elle estime nécessaire à l’exercice de ses activités.

 

(2) Les attributions prévues au paragraphe (1) sont exercées par le commissaire pour le compte de l’Agence.

 

54. (1) L’Agence élabore un programme de dotation en personnel régissant notamment les nominations et les recours offerts aux employés.

 

(2) Sont exclues du champ des conventions collectives toutes les matières régies par le programme de dotation en personnel.

53. (1) The Agency has the exclusive right and authority to appoint any employees that it considers necessary for the proper conduct of its business.

 

(2) The Commissioner must exercise the appointment authority under subsection (1) on behalf of the Agency.

 

54. (1) The Agency must develop a program governing staffing, including the appointment of, and recourse for, employees.

 

(2) No collective agreement may deal with matters governed by the staffing program.

 

 

[20]           Conformément à ces dispositions législatives, l’ADRC a adopté un Programme de dotation. Ce programme prévoit que le processus de sélection est l’un des principaux mécanismes de promotion du personnel. Cette procédure comprend trois étapes principales : l’évaluation préalable des qualités, l’évaluation et le placement (P4.3-3).

 

[21]           L’évaluation préalable consiste pour le jury de sélection à déterminer si un candidat remplit les conditions préalables indiquées dans l’avis de possibilité d’emploi ou dans l’énoncé des exigences en matière de dotation (P4.3.2-1). Seuls les candidats qui répondent aux conditions essentielles seront retenus pour une évaluation, qui constitue la deuxième étape du processus de sélection (P4.3.2-2).

 

[22]           La présente affaire ne concerne que la deuxième étape, c’est-à-dire l’évaluation, qui consiste à déterminer si le candidat possède les compétences ou qualités requises pour le poste. Le Programme de dotation précise bien qu’il s’agit d’une évaluation individuelle et non comparative :

P4.3.3-2 L’évaluation consiste en une comparaison des compétences ou qualités du candidat aux critères d’évaluation établis plutôt qu’en une comparaison (ou classement) des candidats.

 

[23]           À cette étape du processus de dotation, deux recours sont offerts aux candidats insatisfaits. Le premier, la rétroaction individuelle, est une étape obligatoire avant de pouvoir passer à toute autre forme de recours (P5.0-5). Il ne s’agit pas là simplement d’un recours, mais également d’un élément clé du processus de gestion des carrières, qui vise à donner aux employés un avis sur leurs besoins de perfectionnement (P5.0-6).

 

[24]           Le deuxième recours, à l’étape de l’évaluation d’un processus de sélection, est la révision de la décision (P5.0-7). Lors de ce processus, le superviseur de la personne autorisée ou son délégué est chargé d’effectuer l’examen et de prendre une décision.

 

[25]           Les candidats qui sont jugés qualifiés sont inscrits dans une réserve de candidats qualifiés à partir de laquelle l’Agence peut procéder à des placements. Le « placement » est l’étape finale du processus de sélection. Le gestionnaire pourra choisir une personne parmi les candidats qualifiés en fonction des besoins opérationnels particuliers de l’organisation (P 4.3.4-1). Il est bien précisé que le placement ne résulte pas d’un classement des candidats selon le mérite :

P4.3.4-2 Le placement consiste à comparer les compétences de chaque candidat aux critères de placement établis, plutôt qu’à classer les candidats.

 

 

[26]           À cette dernière étape du processus de dotation, le candidat qualifié qui n’a pas été retenu pour un poste pourra se prévaloir de trois recours : la rétroaction individuelle, la révision de la décision et l’examen par un tiers indépendant. Comme son nom l’indique, cet examen est fait par une personne de l’extérieur de l’ADRC et donne lieu à une décision exécutoire n’établissant pas de précédent (P5.0-9).

 

[27]           Peu importe le type de recours prévu par le Programme de dotation, l’objectif consiste à faire en sorte que l’employé ne soit pas traité de façon arbitraire. La Directive sur les recours en matière de dotation (la Directive) est d’ailleurs formelle à cet égard. On y précise en effet, sous la rubrique « Motifs de recours » :

Dans tous les cas, les motifs de recours à une rétroaction individuelle, à un processus de révision de la décision ou à une révision par une tierce partie indépendante sont que l’employé se prévalant d’un recours a fait l’objet d’un traitement arbitraire.  On doit mettre l’accent sur le traitement dont l’individu a fait l’objet durant le processus et non sur l’évaluation des autres candidats ou employés.

 

 

[28]           Quant au terme arbitraire, on le définit comme suit à la rubrique mentionnée ci-dessus :

[(…)] « de manière irraisonnée ou faite capricieusement; pas faite ou prise selon la raison ou le jugement; non basée sur le raisonnement ou une politique établie; n’étant pas le résult[a]t d’un raisonnement appliqué aux considérations pertinentes; discriminatoire (c’est-à-dire différence dans le traitement ou méconnaissance des privilèges normaux d[u]s aux personnes à cause de leur race, âge, sexe, nationalité, religion ou affiliation syndicale). »

 

 

[29]           C’est donc dans ce cadre législatif et administratif qu’il faut évaluer la décision prise par M. Paquin et déterminer s’il a erré en concluant que le demandeur n’avait pas été traité arbitrairement au cours du processus de sélection. Pour répondre à cette question, il faut d’abord se demander quelle est la norme de contrôle applicable.

 

[30]           Cette Cour a eu l’occasion, dans deux décisions antérieures, d’examiner la norme de contrôle applicable à la décision qui résulte d’une séance de rétroaction (Anderson c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2003 CFPI 667, [2003] A.C.F. no 924 (QL)) ainsi qu’à la décision découlant d’un examen par un tiers indépendant (Canada (Customs and Revenue Agency) v. Kapadia, 2005 CF 1568, [2005] A.C.F. no 2086 (QL)). Je n’ai cependant pu retracer aucune décision portant sur le recours en révision qui est ici en cause.

 

[31]           L’approche pragmatique et fonctionnelle nous invite à rechercher l’intention du législateur au moyen des quatre facteurs contextuels identifiés par la Cour suprême notamment dans les décisions U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982 et Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226. Ces facteurs sont la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel, l’expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige, l’objet de la loi et de la disposition particulière, et la nature de la question posée.

 

[32]           On peut d’abord constater que la loi est muette quant à un éventuel contrôle des décisions rendues à la suite d’un recours, que ce soit par voie de contrôle judiciaire ou d’appel. Le Programme de dotation et les lignes directrices sont également silencieux à cet égard. Ce facteur ne permet donc pas de tirer quelque conclusion que ce soit quant à la sévérité de la norme de contrôle applicable.

 

[33]           S’agissant de l’expertise du décideur par rapport à celle de cette Cour eu égard à la question à être tranchée, le constat suivant s’impose. M. Paquin, en tant que directeur régional du Bureau des services fiscaux et superviseur de M. Beaulieu, possède fort probablement une vaste expérience quant à l’expertise requise pour remplir le poste auquel aspirait M. Beaulieu. En tant que gestionnaire, il est certainement appelé à se prononcer régulièrement sur les définitions de tâches des principales catégories de ses employés, sur les aptitudes requises pour s’acquitter adéquatement de ces tâches et sur la révision des décisions prises par les jurys de sélection. Il faut également présumer qu’il connaît bien le mandat de l’ADRC, son organisation interne ainsi que les diverses facettes de ses ressources humaines. Il est également familier, de par ses fonctions, avec le processus de dotation et les besoins opérationnels de l’Agence. Enfin, il a eu l’immense avantage

de rencontrer M. Beaulieu, de discuter avec lui de ses doléances, et de prendre connaissance de l’enregistrement de l’entrevue avec l’évaluateur.

 

Compte tenu de tous ces éléments, je n’ai aucune hésitation à conclure que cette Cour devrait faire preuve de prudence avant d’écarter les conclusions de M. Paquin. Ce dernier était particulièrement bien placé pour déterminer si M. Beaulieu avait été évalué de façon arbitraire ou non, étant donné son expérience et sa connaissance de l’ADRC.

 

[34]           Le troisième facteur, à savoir l’objet de la loi, milite cependant en faveur d’une moins grande retenue. Les dispositions relatives au recours ne font pas intervenir des questions générales de politique publique ou la pondération d’intérêts conflictuels entre divers groupes. Ce qui est en cause ici, c’est la résolution d’un différend entre un employeur et l’un de ses employés. Il est vrai que l’obtention d’une promotion n’est pas un droit en soi. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un litige qui se rapproche davantage du paradigme judiciaire conventionnel que d’un débat « polycentrique », pour reprendre les termes du juge Bastarache dans l’arrêt Pushpanathan, précité. En d’autres termes, l’issue d’un tel différend repose davantage sur les faits portés à l’attention du décideur que sur de grandes considérations de politique sociale.

 

[35]           Reste la nature du problème en cause. Il m’apparaît clairement que la question de savoir si la décision du jury de sélection de ne pas retenir la candidature de M. Beaulieu était arbitraire est une question mixte de droit et de fait. Pour répondre à cette question, M. Paquin devait en effet appliquer une norme juridique, telle que définie dans la Directive, aux faits particuliers portés à son attention dans le cadre du recours formulé par le demandeur. Un tel type de question requiert normalement un degré de déférence qui s’apparente à la norme intermédiaire de contrôle.

 

[36]           Ayant soupesé ces différents facteurs, j’en suis venu à la conclusion que la norme de contrôle applicable à la décision prise par M. Paquin est celle de la décision simplement déraisonnable. Cela signifie que cette Cour ne doit intervenir que dans la mesure où la décision dont on demande la révision n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. Comme l’affirmait le juge Iacobucci dans l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, aux paragraphes 55 et 56 :

55     La décision n'est déraisonnable que si aucun mode d'analyse, dans les motifs avancés, ne pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l'a fait. Si l'un quelconque des motifs pouvant étayer la décision est capable de résister à un examen assez poussé, alors la décision n'est pas déraisonnable et la cour de révision ne doit pas intervenir (Southam, par. 56). Cela signifie qu'une décision peut satisfaire à la norme du raisonnable si elle est fondée sur une explication défendable, même si elle n'est pas convaincante aux yeux de la cour de révision (voir Southam, par. 79).

 

56     Cela ne signifie pas que chaque élément du raisonnement présenté doive passer individuellement le test du caractère raisonnable. La question est plutôt de savoir si les motifs, considérés dans leur ensemble, sont soutenables comme assise de la décision. Une cour qui applique la norme de la décision raisonnable doit toujours évaluer si la décision motivée a une base adéquate, sans oublier que la question examinée n'exige pas un résultat unique précis. De plus, la cour ne devrait pas s'arrêter à une ou plusieurs erreurs ou composantes de la décision qui n'affectent pas la décision dans son ensemble.

 

[37]           C’est donc en ayant ces paramètres à l’esprit que j’examinerai les prétentions du demandeur qui, rappelons le, sont de deux ordres. M. Beaulieu soutient en effet que M. Paquin a commis une erreur en ne concluant pas que l’évaluation à laquelle il a été soumis était arbitraire, et en refusant de lui divulguer les résultats des autres candidats.

 

[38]           Le demandeur prétend essentiellement qu’il a été évalué de façon arbitraire parce que les candidats au concours pour lequel il avait postulé ont été évalués par trois évaluateurs différents, et qu’ils avaient des normes d’évaluation différentes. Il soutient plus particulièrement, dans son affidavit, que l’évaluateur à qui son dossier avait été assigné lui aurait avoué « n’accorder que très rarement une cote « 3 » et ce, que dans des cas exceptionnels ». Or, en discutant avec certains de ses collègues, il aurait appris qu’un des deux autres évaluateurs avait donné des cotes « 3 » environ sept fois, alors que lui et l’autre candidat évalué par M. Pelchat n’avaient obtenu aucune cote « 3 ».

[39]           Cette thèse se heurte, à mon avis, à plusieurs obstacles. D’abord, cette allégation de M. Beaulieu ne trouve appui que sur du ouï-dire. Il n’y a rien dans la preuve qui permet de corroborer cette affirmation. Les prétentions du demandeur auraient à la limite été plus crédibles s’il avait déposé au soutien de sa demande un ou des affidavits de ses collègues confirmant ses dires. En se basant sur du ouï-dire, le demandeur prive le défendeur de la possibilité de contre-interroger les personnes directement impliquées sur la véracité de cette information.

 

Au demeurant, il n’existe aucune preuve tangible du fait que M. Pelchat utilise des critères d’évaluation différents de ses collègues ou note plus sévèrement les candidats qui se présentent devant lui. Dans l’affidavit déposé par le Procureur général au soutien de sa défense, Mme Annie Lanteigne, consultante en psychologie industrielle et organisationnelle à la Direction générale des ressources humaines de l’ADRC, indique qu’après avoir vérifié les résultats pour certaines compétences, il n’y avait pas de différences significatives entre les trois consultants mentionnés par M. Beaulieu. Il est vrai que l’on n’a pas examiné les résultats d’évaluation pour toutes les compétences, ce qui pourrait laisser croire que des différences significatives pourraient être apparues pour certaines d’entre elles. Mais rien ne me permet d’en arriver à cette conclusion. En effet, le demandeur n’a pas jugé bon de contre-interroger Mme Lanteigne sur son affidavit, et il n’a d’ailleurs pas soulevé cette hypothèse dans ses représentations écrites et orales. D’autre part, il serait étonnant que M. Pelchat fasse preuve d’une plus grande sévérité que ses collègues dans ses évaluations pour certaines compétences seulement.

 

[40]           Ceci étant dit, il est bien possible que les consultants en compétence n’aient pas tous exactement les mêmes standards lorsqu’ils évaluent des candidats. En fait, il ne saurait en aller autrement à partir du moment où l’évaluation ne mesure pas uniquement des données objectives, mais fait plutôt intervenir un certain degré de subjectivité. Comme il est impossible, dans une vaste organisation comme l’ADRC, de ne faire appel qu’à un seul consultant pour évaluer tous les candidats aux divers concours qui sont ouverts chaque année, la seule autre option qui s’offre pour minimiser les éléments de subjectivité consiste à s’assurer que tous les candidats sont évalués en fonction des mêmes critères. C’est précisément ce que l’ADRC a tenté de faire, comme en font foi les paragraphes suivants de l’affidavit de Mme Lanteigne :

3.    Tous les Consultants en compétences obtiennent leur accréditation suite à une formation intensive au cours duquel ils doivent démontrer qu’ils ont acquis les habilités et les connaissances nécessaires (i.e., techniques de codage et d’entrevue) pour procéder à l’évaluation des compétences organisationnelles et comportementales. Ils doivent aussi démontrer qu’ils peuvent procéder à l’évaluation des outils d’évaluation standardisés (i.e., Portfolio des compétences, Entrevue d’événements comportementaux). Suite à leur accréditation, ils doivent en plus participer aux activités mensuelles de calibration nationale. Ces activités permettent à l’Agence du revenu du Canada de vérifier que les résultats attribués par les Consultants respectent les normes d’évaluation standardisées et que les évaluations des compétences sont uniformes.

 

4.    M. Robert Pelchat, Consultant en compétences a reçu la formation requise et il est accrédité depuis le 1 avril 2002 pour fournir une évaluation standardisée des compétences organisationnelles et comportementales.

 

5.    Tous les Consultants en compétences utilisent les mêmes outils de référence pour effectuer l’évaluation des compétences organisationnelles et comportementales. Ils utilisent le Répertoire des compétences tel que publié sur le site intranet des compétences de l’Agence du revenu du Canada. En plus, il existe des notes supplémentaires pour chaque compétence qui est réservé à l’utilisation des Consultants en compétences accrédités uniquement.  Cette information qui est protégée par l’article 22 de la Loi sur l’accès à l’information, permet aux consultants d’interpréter correctement l’échelle de gradation de chaque compétence.

 

[41]           J’ajouterais également que l’ « aveu » de M. Pelchat, si tant est qu’il ait fait cette déclaration, est pour le moins ambigu. Le fait qu’un consultant soit moins enclin à donner des notes très élevées ne signifie pas pour autant qu’il fera nécessairement échouer plus de candidats, ou qu’il conclura plus facilement qu’un candidat n’a pas répondu à une question. À ce chapitre, et sur la base du dossier qui est devant moi, je ne peux que conjecturer sur les véritables implications de l’ « aveu » qu’aurait fait M. Pelchat et sur les conséquences réelles qui auraient pu en résulter pour M. Beaulieu.

 

[42]           Enfin, et c’est ce qui me paraît le plus important, il appert clairement du survol que j’ai fait du régime de dotation à l’ADRC que le principe du mérite tel que conçu sous la Loi sur l’emploi dans la fonction publique ne s’applique pas avec autant de rigueur ici. Le principe que l’on semble vouloir mettre de l’avant est celui de la compétence. Par conséquent, le Programme de dotation n’impose pas un exercice de comparaison entre les candidats. Ainsi, à l’étape de l’évaluation préalable des qualités, la seule question pertinente est celle de savoir si un candidat possède à la face même de son dossier les conditions essentielles du poste. La décision prise est objective par nature, en ce sens qu’un candidat remplit ou ne remplit pas les conditions essentielles du poste. Lors de la deuxième étape, l’évaluation consiste en une comparaison des compétences ou qualités du candidat avec les critères d’évaluation établis, plutôt qu’en une comparaison (ou classement) des candidats (P4.3.3-2).

 

[43]           Lors de l’audition, le demandeur a tenté de faire valoir que le classement des candidats, dans l’hypothèse même où il ne serait pas pertinent à l’étape de l’évaluation, pourrait avoir un impact à l’étape du placement. Encore une fois, je ne peux souscrire à cet argument. Comme je l’ai indiqué plus haut, le placement lui-même ne consiste pas à classer les candidats mais bien à choisir parmi les candidats qui se sont qualifiés celui ou celle qui répond aux besoins opérationnels de l’organisation. Ce n’est que dans la situation où un placement serait effectué en tenant compte des résultats d’évaluation que l’application des critères en vertu desquels cette évaluation a été faite deviendra pertinente.

 

[44]           C’est précisément dans ces circonstances que Mme la juge Eleanor Dawson a eu à se prononcer dans le cadre de la décision Sargeant c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2002 CFPI 1043, [2002] A.C.F. no 1372 (QL). Dans cette affaire, le gestionnaire avait choisi cinq candidats admissibles au placement en ne tenant compte que de leurs résultats à l’étape de l’évaluation. Appelée à se prononcer sur la décision d’un évaluateur indépendant qui avait conclu ne pouvoir ordonner la divulgation des documents relatifs à l’évaluation parce que son rôle se limitait à l’examen de l’étape du placement, Mme la juge Dawson a estimé que cet argument ne tenait pas compte du fait que le choix du gestionnaire avait effectivement créé un lien entre l’étape de l’évaluation et celle du placement. Ma collègue a cependant bien pris soin de circonscrire la portée de son jugement, en insistant sur le fait que les demandeurs auraient été privés de la possibilité d’exercer un recours efficace dans les circonstances de cette affaire s’ils n’avaient pu obtenir les documents relatifs à l’évaluation pour contester un placement prenant exclusivement appui sur les résultats de cette évaluation. Les commentaires qu’elle formule au paragraphe 44 de ses motifs m’apparaissent déterminants dans la solution du présent litige :

Deuxièmement, toute révision effectuée à l’étape de l’évaluation ne pourrait porter que sur les résultats individuels du seul requérant parce que le programme de dotation interdit la communication de tous renseignements à cette étape, à l’exception de ceux qui ont trait à sa propre évaluation. Bien que cette situation soit logique à l’étape de l’évaluation parce qu’un individu n’est évalué qu’en fonction des critères d’évaluation, en l’espèce, elle ne tient pas compte de la possibilité que les normes d’évaluation n’aient pas été appliquées uniformément, de sorte que d’autres candidats ont obtenu un note trop élevée. Cet aspect devient pertinent lorsqu’on se sert des résultats d’une évaluation dans un autre but que pour simplement déterminer si un individu a le droit d’être inscrit à un répertoire de préqualification.

 

Voir aussi, dans la même veine : Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2004 CF 507, [2004] A.C.F. no 649 (QL).

 

 

[45]           Quant à l’argument du demandeur voulant que le Directeur ait commis une erreur en refusant de lui communiquer les résultats des autres candidats, il doit évidemment être considéré sans mérite compte tenu des objectifs visés au moment de l’étape de l’évaluation. Puisque la logique qui prévaut à cette étape n’est pas de comparer les candidats entre eux mais bien de les jauger en fonction des critères d’évaluation retenus, les dossiers des autres candidats ne peuvent être d’aucun secours au candidat qui souhaiterait établir le caractère arbitraire de l’évaluation. La clause P4.3.3-8 du Programme de dotation est d’ailleurs sans équivoque à cet égard :

L’accès à l’information est régi par la Loi sur l’accès à l’information et la Loi sur la protection des renseignements personnels, et le candidat aura seulement accès à l’information relative à son évaluation personnelle.

 

 

[46]           Cet énoncé de principe est repris et explicité dans la Directive sur les recours en matière de dotation, dont la section 4 portant sur la divulgation des données se lit comme suit :

·        En ce qui concerne le Programme de dotation, les recours sont assujettis à la Loi sur l’accès à l’information et à la Loi sur la protection des renseignements personnels.

·        En ce qui regarde la rétroaction individuelle et le processus de révision de la décision, les personnes autorisées ne peuvent divulguer des renseignements personnels sur d’autres employés sans le consentement express écrit.

·        Les renseignements concernant l’évaluation ou le traitement d’un autre candidat lors du processus de sélection sont considérés comme renseignements personnels et ne peuvent être divulgués.

·        Les personnes autorisées doivent divulguer tous les renseignements pertinents à l’employé, sauf l’information susceptible de compromettre la sécurité nationale, de mettre en danger l’intégrité de toute méthode d’évaluation normalisée et l’information qui contreviendrait aux dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

 

 

[47]           Appelé à se prononcer sur la raisonnabilité du Programme de dotation et sur les mécanismes de recours qu’il renferme, le juge James Russell écrivait au paragraphe 122 dans la décision Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Agence des douanes et du revenu), précitée :

Ainsi, pour ce qui est de participer au Programme tel qu’il est décrit dans les directives, et pour ce qui est d’exercer un recours, l’employé n’a pas besoin des renseignements personnels relatifs à d’autres candidats. Partant, on peut difficilement affirmer qu’il est déraisonnable pour le Programme d’exclure tels renseignements de « l’ensemble des renseignements utiles pour l’employé qui exerce un recours ».

 

[48]           Il est vrai que dans la décision Sargeant, précitée, Mme la juge Dawson a écrit, au paragraphe 39 de ses motifs :

On trouve un appui supplémentaire en faveur de cette conclusion dans les passages des Lignes directrices qui obligent l’examinateur à donner effet aux principes de l’équité procédurale et qui précisent que des renseignements personnels portant sur d’autres employés peuvent être obtenus si cette demande est justifiée. L’équité procédurale commande que les intéressés aient une possibilité raisonnable de faire valoir leur point de vue. Pour que les demandeurs puissent faire entièrement et équitablement valoir leur point de vue, il est nécessaire qu’ils aient accès aux renseignements relatifs à l’étape de l’évaluation dans la mesure où ces renseignements se rapportent aux résultats obtenus par chaque candidat lors de l’évaluation.

 

[49]           Or, ces commentaires ont été formulés dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire portant sur la décision d’un tiers indépendant à l’étape du placement. Les Lignes directrices pour la présentation et le traitement des plaintes pour révision par un tiers indépendant, citées par madame la juge au paragraphe 10 de ses motifs, établissent ce qui suit :

L’accès aux renseignements personnels sera régi par la Loi sur la protection des renseignements personnels et par la Loi sur l’accès à l’information. Ces renseignements seraient normalement fournis par le gestionnaire. Le plaignant et l’examinateur auront accès aux renseignements personnels concernant le plaignant. Le plaignant et l’examinateur auront accès aux renseignements personnels concernant les autres employés si leur consultation est justifié, c’est-à-dire si la nature de la plainte le justifie et si un fonctionnaire de l’Agence donne son approbation. [Non souligné dans l’original]

 

 

[50]           Cette disposition n’a pas d’équivalent dans la Directive sur les recours en matière de dotation. Bref, l’évaluation et le placement sont deux étapes bien distinctes du processus de dotation, avec leur logique propre, et les recours mis à la disposition des candidats insatisfaits, de même que les textes qui les encadrent, le reflètent bien. C’est pourquoi il faut se garder d’importer à une étape donnée les principes applicables à une autre étape.

 

[51]           Pour tous ces motifs, je rejette donc la demande de contrôle judiciaire. La défenderesse a droit à ses dépens, en conformité avec la colonne III du Tableau du Tarif B des Règles des Cours fédérales.

 

 

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1-         La demande de contrôle judiciaire est rejetée. La défenderesse aura droit à ses dépens, en conformité avec la colonne III du Tableau du Tarif B des Règles des Cours fédérales.

 

 

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1268-05

 

INTITULÉ :                                       Guy Beaulieu c. Le Procureur Général du Canada

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 27 juin 2006

 

MOTIFS  DU JUGEMENT ET

JUGEMENT:                                     Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      le 30 octobre 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sean T. McGee

Julie C. Skinner

 

POUR LE DEMANDEUR

Richard Casanova

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nelligan O’Brien Payne S.R.L.

Ottawa, Ontario

 

POUR LE DEMANDEUR

Ministère de la Justice

Ottawa, Ontario

POUR LES DÉFENDEURS

 

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