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Date : 20061107

Dossier : IMM-5182-06

Référence : 2006 CF 1331

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

ENTRE :

CELIAFLOR GALLARDO

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

INTRODUCTION

[1]               [4]        […] Bien que dans certains cas, la menace à la vie ou à la sécurité d'une personne soit un critère trop élevé, le préjudice que l'on fait valoir doit, à tout le moins, être digne de foi et ne pas reposer sur la spéculation. Dans ce sens, l'existence d'un préjudice irréparable se fonde sur des faits précis. En l'espèce, je suis incapable de conclure qu'un préjudice irréparable sera causé […]

 

(Xu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1634 (QL).)

 

 

[2]               Le critère à trois volets quant à l’octroi d’un sursis est entièrement satisfait en l’espèce. Si le sursis n’est pas accordé en l’espèce, quand, alors, sera‑t‑il accordé? Et si ce n’est pas à la demanderesse en l’espèce, alors à qui sera‑t‑il accordé? Et, si ce n’est pas dans les circonstances en l’espèce, alors dans quelles circonstances sera‑t‑il accordé?

 

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[3]               Il s’agit d’une requête déposée en rapport avec une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rendue par un représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (CIC) de n’accorder aucune dispense dans le cadre d’une demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires présentée depuis le Canada. La demanderesse sollicite une ordonnance sursoyant à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle renvoi jusqu’à ce la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire soit tranchée.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[4]               Que la présente demande visant l’obtention d’une ordonnance de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre la demanderesse satisfasse ou non au critère à trois volets quant à l’octroi d’un sursis parce que la demanderesse a soulevé une question sérieuse à trancher, la demanderesse subirait un préjudice irréparable si elle était renvoyée du Canada. Selon la prépondérance des inconvénients, compte tenu des deux parties, le sursis devrait être ordonné. (Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 6 Imm.L.R. (2d) 123 (C.A.F.), [1988] A.C.F. no 587 (QL).)


 

L’ANALYSE

A – Une question sérieuse à trancher

[5]               La Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale se sont toujours montrées peu exigeantes quant à la preuve à fournir eu égard au volet « question sérieuse à trancher » d'une requête en sursis. La Cour a toujours conclu qu’il suffit de démontrer que la demande dont est saisie la Cour n’est ni futile, ni vexatoire (Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc., [1989] 2 C.F. 451 (C.A.), [1989] A.C.F. no 14 (QL); North American Gateway Inc. c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1997] A.C.F. no 628 (C.A.) (QL); Copello c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1998] A.C.F. no 1301 (1re inst.) (QL).)

 

[6]               Le critère de la question sérieuse à trancher est « très peu important » dans le cadre d’une demande de sursis. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 134, [2003] A.C.F. no 427 (C.A.)

[20]      […] À mon avis, ces arguments satisfont aux exigences peu élevées de la cause qui a des chances de réussir dans le contexte d'une demande de sursis.

 

[7]               La « question sérieuse » a également été décrite comme étant une question qui n’est « ni futile, ni vexatoire ». La Cour a jugé qu’il n’est pas nécessaire de déterminer à la présente étape si la question satisfait ou si les questions satisfont au critère relatif à l’autorisation du contrôle judiciaire (Sowkey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 67, [2004] A.C.F no 51 (QL).).

 


La première question sérieuse à trancher : aucune décision n’a été reçue

[8]               L’ensemble de documents que la demanderesse a reçu le 6 septembre 2006 comprenait une décision relative à l’examen des risques avant renvoi (ERAR) avec motifs ainsi qu’une lettre datée du 16 août 2006 renvoyant à une décision qui a été rendue quant à sa demande fondée sur des considérations humanitaires (CH). Il ne s’agissait pas de la décision elle-même. La demanderesse a ensuite reçu, le 19 octobre 2006, un deuxième ensemble de documents, daté du 16 octobre 2006, qui, espérait-elle, serait la décision et les motifs. Il s’agissait de la réponse à la demande de production des motifs écrits du tribunal administratif faite par la Cour en vertu de l’article 9 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés. Ce deuxième ensemble de documents était essentiellement constitué d’une copie des mêmes documents que la demanderesse avait reçus le 6 septembre 2006. La demanderesse n’a jamais reçu aucune décision concernant sa demande CH.

 

[9]               Dans la mesure où la lettre du 16 août 2006 est la décision CH, ce qui n’est pas le cas, la demanderesse se trouve à avoir reçu la décision. Autrement, la demanderesse n’a pas encore reçu la décision concernant sa demande CH.

 

La deuxième question sérieuse à trancher : l’insuffisance des motifs

[10]           La Cour fédérale a statué que « [d]es décisions passe-partout […] sont extrêmement douteuses et vont sans aucun doute donner naissance à des allégations que la Commission ne s'est pas vraiment arrêtée à l'examen des faits précis de la revendication ». (Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 C.F. 771 (1re inst.), [2003] A.C.F. no 586 (QL).)

 

[11]           Un agent est tenu de donner des motifs suffisants quant à ses conclusions « en termes clairs et explicites » (Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 228 (QL); Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (QL).)

 

[12]           Non seulement, en l’espèce, le représentant n’a donné aucun motif suffisant en termes clairs et explicites, il n’a tout simplement donné aucun motif.

 

[13]           Dans la mesure où la lettre du 16 août 2006 comprend des motifs écrits quant à la décision négative, ce qui n’est pas le cas, ces motifs sont insuffisants. La lettre d’une page ne comprend aucun motif quant à la décision, elle ne fait que mentionner que les circonstances de la demande de Mme Gallardo ont été examinées. Le paragraphe 3 de la lettre est ainsi libellé :

[traduction]

 

Le 16 août 2006, un représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a examiné les circonstances de votre demande et a décidé qu’aucune dispense ne sera accordée quant à votre demande.

 

[14]           On ne s'acquitte pas de l'obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion. Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l'examen des facteurs pertinents. (Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports), [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), [2000] A.C.F. no 1685 (QL), paragraphes 21 et 22.)

 

[15]           Par conséquent, pour que des motifs soient suffisants, ils doivent mentionner le raisonnement du décideur et non pas uniquement ses conclusions. La lettre du 16 août 2006 ne comprend aucun raisonnement et la décision faisant l’objet du présent contrôle ne répond pas à la norme exigée.

 

[16]           La Cour d’appel, dans l’arrêt Via Rail Canada, susmentionné, a mentionné les motifs supplémentaires suivants quant à l’importance de la production de motifs écrits suffisants :

[18]      Les motifs garantissent aussi aux parties que leurs observations ont été prises en considération.

 

[19]      De plus, les motifs permettent aux parties de faire valoir tout droit d'appel ou de contrôle judiciaire à leur disposition. Ils servent de point de départ à une évaluation des moyens d'appel ou de contrôle possibles. Ils permettent à l'organisme d'appel ou de révision d'établir si le décideur a commis une erreur et si cette erreur le rend justiciable devant cet organisme. Cet aspect est particulièrement important lorsque la décision est assujettie à une norme d'examen fondée sur la retenue.

 

[17]           La demanderesse n’a pas pu faire valoir tout droit d’appel ou de contrôle judiciaire à sa disposition car on ne lui a fourni aucun motif quant à la décision défavorable en matière de considérations humanitaires. Il s’agit d’une question sérieuse.

 

[18]           La Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (QL), à propos de la question des motifs des décisions :

[38]      Toutefois, les tribunaux et les auteurs ont maintes fois souligné l'utilité des motifs pour assurer la transparence et l'équité de la prise de décision. Quoique l'arrêt Northwestern Utilities traite d'une obligation légale de motiver des décisions, le juge Estey fait l'observation suivante, à la page 706, sur l'utilité d'une règle de common law qui exigerait la production de motifs :

 

Cette obligation est salutaire : elle réduit considérablement les risques de décisions arbitraires, raffermit la confiance du public dans le jugement et l'équité des tribunaux administratifs et permet aux parties aux procédures d'évaluer la possibilité d'un appel [...]

 

L'importance des motifs a récemment été réitérée par la Cour dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 180 et 181.

 

[39]      On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu'elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d'une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision. Les motifs permettent aussi aux parties de voir que les considérations applicables ont été soigneusement étudiées, et ils sont de valeur inestimable si la décision est portée en appel, contestée ou soumise au contrôle judiciaire : R. A. Macdonald et D. Lametti, « Reasons for Decision in Administrative Law » (1990), 3 C.J.A.L.P. 123, à la page 146; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.), au paragraphe 38. Il est plus probable que les personnes touchées ont l'impression d'être traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis : de Smith, Woolf & Jowell, Judicial Review of Administrative Action (5éd. 1995), aux pages 459 et 460. Je suis d'accord qu'il s'agit là d'avantages importants de la rédaction de motifs écrits.

 

[19]           La demanderesse a soulevé une question sérieuse à propos de la suffisance des motifs invoqués par CIC lorsqu’elle a rejeté la demande CH de la demanderesse.

 

B – Préjudice irréparable

[20]           Si elle est expulsée, la demanderesse subirait un préjudice irréparable car elle ne pourrait pas continuer à prendre les médicaments d’importance vitale contre le diabète qu’elle prend actuellement au Canada. Elle ne pourrait pas en acheter aux Philippines en raison de leur coût élevé. Les parents de la demanderesse subiraient un tort irréparable si elle était expulsée vers les Philippines. Ils dépendent de l’aide de la demanderesse en ce qui a trait à la qualité de vie de la mère de cette dernière.

 

[21]           Les deux parents et les quatre frères de la demanderesse vivent tous au Canada. Ses quatre frères et ses parents sont citoyens canadiens. À l’exception d’un frère qui vit à Toronto, les autres membres de sa famille résident tous à Ottawa. La mère de la demanderesse est âgée de 72 ans et son père vient tout juste d’avoir 77 ans. La demanderesse a conservé deux adresses et réside actuellement avec sa mère et son père au 1909 Chemin Russell, appartement no 703, à Ottawa.

 

[22]           La mère de la demanderesse, Mme Corazon Agpoon, a subi de nombreuses opérations en raison de maladies occasionnées par le diabète et elle s’est fait amputer la jambe gauche en raison de ces maladies. La demanderesse et son père sont les « jambes de la mère de la demanderesse » car ils la déplacent en fauteuil roulant et lui apportent leur aide dans leur appartement du Chemin Russell.

 

[23]           La demanderesse souffre elle‑même du diabète, maladie qui fut diagnostiquée chez elle en 1996, aux Philippines. Elle croît qu’elle est née diabétique. Elle prend actuellement du METFORMIN, un médicament sur ordonnance, pour traiter son diabète. Elle prend trois comprimés par jour de ce médicament qui coûte au Canada environ 17,5 ¢ par comprimé (5,5 ¢ par jour). Lorsqu’elle travaillait au Canada, elle était capable d’acheter ces comprimés. Toutefois, comme les dispositions en vue de son renvoi ont été entreprises, elle a dû arrêter de travailler parce que son permis de travail lui a été retiré. Lorsqu’elle n’aura plus de comprimés, il faudra qu’elle demande à sa famille de l’aider à en acheter d’autres. Si elle peut travailler, elle n’aura pas besoin de cette aide de la part de sa famille.

 

[24]           Le coût du METFORMIN aux Philippines est d’environ 75 pesos par comprimé. La demanderesse le sait parce qu’elle prenait du METFORMIN aux Philippines avant d’arriver au Canada. Si elle continuait à prendre son médicament aux Philippines, il lui en coûterait environ 225 pesos par jour ou environ 5,48 $CAN par jour (41 pesos = 1 $CAN). Elle déclare que cela équivaut à 170,12 $CAN par mois, un montant qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de payer aux Philippines.

 

[25]           Lorsque la demanderesse prenait du METFORMIN aux Philippines, elle n’avait pas d’emploi. Son père et son frère Florentino (marié et père de trois enfants au Canada) l’aidaient à acheter son médicament. Même si ses frères et son père pouvaient l’aider dans le passé, Florentino ne serait plus capable de continuer à l’aider si elle retournait aux Philippines. Florentino vient tout juste de perdre son emploi et est lui‑même sans emploi et il a une famille à faire vivre. Le père de la demanderesse serait incapable de l’aider si elle retournait aux Philippines. Il reçoit une petite pension de sécurité de la vieillesse et son revenu total combiné avec celui de la demanderesse n’est que de 1 700,00 $ par mois. Cette pension mensuelle n’a augmenté que de 5 $ par année depuis 2001 (la dernière année où la demanderesse était aux Philippines) et ses dépenses ont encore augmenté au cours des cinq dernières années. Il y a cinq ans, il était capable d’apporter son aide, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

 

[26]           La demanderesse n’a que trois années de scolarité et ne possède que très peu d’expérience professionnelle. Lorsqu’elle vivait aux Philippines, elle était sans emploi et les seuls emplois qu’elle a occupés au Canada ont été des emplois de trieuse dans une buanderie et de femme de ménage. Si elle était déportée aux Philippines, il est probable qu’elle ne trouverait pas d’emploi, compte tenu de ses compétences et de ses études.

 

[27]           La demanderesse déclare que si elle était capable d’obtenir un emploi rémunéré au salaire minimum, le plus qu’elle pourrait gagner, compte tenu de ses études et de son expérience serait 15 000 pesos par mois ou 365,85 $CAN par mois (41 pesos =1 $CAN). La demanderesse réalise que ces montants ne sont pas étayés par des données officielles figurant dans la présente requête, mais ils fournissent la preuve par le biais de son affidavit de ce qu’elle sait sur la situation qui prévaut aux Philippines (notamment en ce qui a trait à la capacité de gagner leur vie des Philippins qui gagnent le salaire minimum), ayant vécu là-bas pendant près de 43 ans avant d’arriver au Canada. De plus, son propre mari gagne 15 000 pesos comme chauffeur aux Philippines.

 

[28]           Il en coûterait à la demanderesse presque la moitié de son salaire mensuel aux Philippines pour acheter du METFORMIN si elle était capable de trouver un emploi rémunéré à 15 000 pesos par mois, emploi que la demanderesse a été auparavant incapable de trouver et de conserver aux Philippines.

 

[29]           La demanderesse reconnaît qu’elle a un mari et trois enfants qui vivent aux Philippines. Son mari travaille comme chauffeur et gagne, comme il a été mentionné, 15 000 pesos par mois. Il fait vivre la famille au complet (lui-même et les trois enfants, âgés de 19, 25 et 26 ans, qui vivent avec lui) avec son salaire mensuel de 365,85 $ par mois. Les trois enfants vont encore à l’école, malgré leur âge. L’école n’est pas gratuite aux Philippines. Il faut payer pour envoyer ses enfants à l’école publique. Si la demanderesse était déportée, le coût mensuel du METFORMIN équivaudrait presque à la moitié du revenu mensuel de son mari. La demanderesse est certaine qu’un montant supplémentaire de 170,12 $ par mois au titre du coût de ses médicaments constituerait un coût additionnel que la famille ne pourrait pas supporter.

 

[30]           Si la demanderesse était autorisée à demeurer au Canada, elle pourrait travailler – comme elle l’a déjà fait (femme de ménage) – et elle aurait les moyens d’acheter, sans aide, son médicament sur ordonnance. La norme de preuve que la Cour doit appliquer est celle de la prépondérance des probabilités. La Cour n’a pas à être convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, un préjudice se produira, elle n’a tout simplement qu’à être convaincue qu’il se produira probablement.

 

[31]           Dans Xu, précitée, la Cour a mentionné que, afin de conclure qu’il y a préjudice irréparable, le présumé préjudice ne doit pas reposer sur la spéculation :

 

[4]        […] Bien que dans certains cas, la menace à la vie ou à la sécurité d'une personne soit un critère trop élevé, le préjudice que l'on fait valoir doit, à tout le moins, être digne de foi et ne pas reposer sur la spéculation. Dans ce sens, l'existence d'un préjudice irréparable se fonde sur des faits précis […]

 

 

[32]           Le besoin de la demanderesse quant à son médicament est étayé par la preuve déposée au dossier – la lettre du Dr Rahman, à la pièce l. Le peu de scolarité et le peu d’expérience de travail de la demanderesse sont également fondés sur le témoignage de la demanderesse quant à l’histoire de sa vie. Le coût du médicament est également vérifiable et un témoignage sous serment a également été rendu. Ces éléments ne reposent pas sur la spéculation et ils peuvent tous être établis selon la prépondérance des probabilités. Ce qui repose sur la spéculation c’est de savoir si le frère de la demanderesse trouvera un emploi et s’il sera capable d’aider à l’achat du médicament et si la demanderesse trouvera elle‑même un emploi aux Philippines. La preuve indique que la demanderesse n’a occupé aucun emploi là‑bas dans le passé. Selon la prépondérance des probabilités, le préjudice occasionné par le fait de ne pas avoir les moyens d’acheter le médicament aux Philippines se produira vraisemblablement. S’il se produit et que la demanderesse ne peut pas prendre le médicament, celle‑ci estime alors qu’elle court le risque de subir un préjudice physique.

 

[33]           Le fait que la mère de la demanderesse ait été amputée de la jambe gauche parce qu’elle souffrait du diabète doit également être pris en compte. Ce fait ajoute au préjudice irréparable que subirait la demanderesse car elle sait ce qui est arrivé à sa propre mère qui souffre de cette maladie. Elle a déclaré qu’elle avait peur que la même chose lui arrive. Il n’est pas question de spéculation lorsque la demanderesse a été déclarée diabétique et qu’elle prend des médicaments sur ordonnance afin de traiter cette maladie.

 

[34]           Bien que la Cour ait décidé que le fait que le traitement soit dispendieux dans un autre pays ne constitue pas en soi un préjudice irréparable, elle n’a pas écarté la possibilité que, avec une preuve appropriée quant au coût, il pourrait y avoir préjudice irréparable (Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 FC 909, [2005] A.C.F. no 1133 (QL).)

 

[35]           La Cour, dans John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 365, [2002] A.C.F. no 466 (QL), a décidé que si la demanderesse était incapable de se procurer des médicaments à Saint‑Vincent pour sa fille qui souffrait d’une grave maladie, la demanderesse subirait un préjudice irréparable car cela aurait pour effet d’occasionner une détérioration de la santé de sa fille

 

[36]           La Cour a également décidé qu’il pourrait y avoir préjudice irréparable lorsque le renvoi d’une personne du Canada pourrait nuire à la santé de cette personne ou à son accès à un traitement médical en cours si la Cour est convaincue qu’il y a une cause défendable en contrôle judiciaire d’une décision relative à une demande d’établissement au Canada pour des considérations humanitaires (Voir Samokhvalov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 345 (QL))

 

[37]           Bien que les faits de l’espèce n’aient pas trait à un traitement médical en cours mais plutôt à la simple prescription d’un médicament coûteux, lorsque les faits sont décortiqués de façon simple, la santé de la demanderesse serait compromise si elle est renvoyée du Canada et qu’elle est incapable de défrayer le coût de son médicament sur ordonnance aux Philippines. Il y a une cause défendable en contrôle judiciaire et lorsque la preuve de ces éléments est faite (préjudice pour la santé + cause défendable), le préjudice irréparable est établi.

 

[38]           La demanderesse est très proche de ses parents ainsi que de ses quatre frères et sœurs au Canada. Comme il a été mentionné, la demanderesse vit actuellement avec ses parents. La demanderesse a fourni son propre témoignage par affidavit ainsi que le témoignage par affidavit de son père quant à l’aide indispensable qu’elle fournit à sa mère invalide. Elle espère que, en plus de la présente preuve, le bon sens veut qu’un membre de la famille comme elle, qui vit avec sa mère, fournisse de l’aide physique indispensable à sa mère qui est incapable de marcher. Son père est âgé de 77 ans et, logiquement, n’a pas la même capacité que la demanderesse pour aider sa mère. Le père de la demanderesse a présenté une preuve à cet effet.

 

[39]           Un courant jurisprudentiel étaye la notion qu’un préjudice irréparable puisse être causé aux membres de la famille du demandeur, si le demandeur est renvoyé (Richards c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 890 (QL); Goodman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1876 (C.F.P.I.) (QL); Charles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 171 F.T.R. 304, [1999] A.C.F. no 1149 (Q.L.)).

 

[40]           Il est reconnu que d’autres causes étayent la notion que le préjudice irréparable doit être établi en rapport avec la demanderesse si celle‑ci était renvoyée. Dans la cause en l’espèce, un préjudice irréparable serait causé à la demanderesse ainsi qu’à ses parents si elle était renvoyée. En plus des motifs susmentionnés concernant l’incapacité de la demanderesse d’assumer le coût du METFORMIN aux Philippines, elle perdrait également l’avantage de savoir qu’elle ne peut plus continuer à aider sa mère dans son vieil âge.

 

[41]           Les faits en l’espèce (particulièrement la proximité de la famille et l’aide fournie à sa mère par la demanderesse) ne constituent pas le préjudice habituel causé par un renvoi. Le préjudice est précis et expliqué en détails dans l’affidavit de la demanderesse ainsi que dans l’affidavit de son père en rapport avec la dépendance que la mère de la demanderesse a en raison de sa déficience.

 

[42]           Bien que la demanderesse ait un mari et trois enfants aux Philippines, elle n’a pas reçu le même type d’appui de leur part que celui qu’elle a reçu de la part de ses parents et de ses quatre frères et sœurs au Canada, qui sont tous les six citoyens canadiens. La demanderesse est séparée de son mari et de ses enfants adultes depuis plus de cinq ans. Bien qu’il ait été jugé dans un certain nombre de causes que la perte du soutien familial ou l’éclatement possible de la famille ne constituent pas en eux‑mêmes un préjudice irréparable, la présente cause comprend des facteurs additionnels, qui, considérés dans leur ensemble, constituent un préjudice irréparable si la demanderesse était renvoyée du Canada.

 

C – La prépondérance des inconvénients

[43]           La Cour a récemment défini la prépondérance des inconvénients comme étant une évaluation quant à savoir quelle partie souffrirait le plus :

[3]        […] Autrement dit, il faut déterminer si le demandeur subira un préjudice plus grand que l'intimé si la mesure de redressement provisoire ne lui est pas accordée.

 

(Copello c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), [1998] A.C.F. no 1301 (1re inst.) (QL) par le juge James Hugessen.)

 

[44]           Reconnaissant que chaque affaire est un cas d’espèce, compte tenu de son fonds, la prépondérance des inconvénients favorise nettement la demanderesse et ne porte pas atteinte aux intérêts du ministre pendant qu’il attend la réponse prévisible qui sera donnée en temps opportun par la Cour quant à la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision CH du représentant.

 

CONCLUSION

[45]           Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, la demande de sursis à l’exécution de l’ordonnance de renvoi est accueillie jusqu’à ce que la demande d’autorisation de contrôle judiciaire soit tranchée.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de sursis à l’exécution de l’ordonnance de renvoi soit accueillie jusqu’à ce que la demande d’autorisation de contrôle judiciaire soit tranchée.

 

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5182-06

 

INTITULÉ :                                       CELIAFLOR GALLARDO

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 7 NOVEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Russell Kaplan

 

POUR LA DEMANDERESSE

Jennifer Francis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Russell Kaplan

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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