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Date : 20061107

Dossier : T-753-99

Référence : 2006 CF 853

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

ENTRE :

MERCK & CO., INC. et MERCK FROSST CANADA & CO.

demanderesses

et

 

NU-PHARM INC., BERNARD SHERMAN et RICHARD BENYAK

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               Bernard Sherman (M. Sherman), défendeur dans la présente action, interjette appel d’une partie de l’ordonnance datée du 19 avril 2006 (l’ordonnance exécutoire) rendue par la protonotaire Roza Aronovitch (la protonotaire) à la suite de la requête présentée par Merck & Co, Inc. et Merck Frosst Canada & Co. (Merck ou les demanderesses) en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à M. Sherman de respecter l’ordonnance de production en date du 24 juin 2002 de la protonotaire.

 

[2]               Dans son ordonnance exécutoire, la protonotaire a enjoint à M. Sherman de produire tous les documents qui sont sous l’autorité, en la possession et sous la garde de Brantford Chemicals Inc. (BCI), filiale à cent pour cent d’Apotex Pharmaceutical Holdings Inc. (APHI), laquelle détient toutes les actions émises et en circulation d’Apotex Inc. (Apotex). Elle a de plus ordonné la production de documents précis sollicités par les demanderesses dans six demandes de production auxquelles M. Sherman a refusé d’accéder lors de l’interrogatoire préalable.

 

[3]               La protonotaire a ordonné à M. Sherman de produire les documents de BCI parce qu’elle a estimé que BCI était visée par l’expression [traduction] « groupe de sociétés Apotex » employée au paragraphe 2 de l’ordonnance de production.

 

Contexte

[4]               Le 29 avril 1999, les demanderesses ont produit une déclaration modifiée contre les défendeurs dans laquelle elles ont demandé un certain nombre de déclarations et des dommages‑intérêts pour la contrefaçon du brevet d’invention canadien 1,275,349 (le brevet 349), plus précisément :

[traduction]

1.    Un jugement déclaratoire portant que le brevet 349 a été contrefait par l’acquisition et la vente par la défenderesse Nu-Pharm Inc. de comprimés de maléate d’énalapril sous une forme posologique (les comprimés).

 

2.    Un jugement déclaratoire portant que la défenderesse Nu-Pharm, en acquérant et en vendant les comprimés, tout en connaissant l’existence du brevet 349 et des jugements de la Cour fédérale du Canada statuant que le brevet est valide et a été contrefait et accordant une injonction permanente interdisant la poursuite de la contrefaçon, et les défendeurs Sherman et Benyak, en utilisant la défenderesse Nu‑Pharm pour acquérir et vendre les comprimés et en l’incitant à faire ces acquisitions et ces ventes, ont sciemment et volontairement exercé des activités emportant contrefaçon du brevet 349.

 

3.    Un jugement déclaratoire portant que les défendeurs Sherman et Benyak sont personnellement responsables des activités emportant contrefaçon de la défenderesse Nu-Pharm en raison du fait qu’ils l’ont utilisée pour contrefaire le brevet 349 et transgresser l’injonction permanente de la Cour fédérale du Canada et qu’ils l’ont incitée à commettre ces violations.

 

 

[5]       En réponse à une requête de Merck visant à obtenir des défendeurs de nouveaux affidavits de documents plus complets, la protonotaire a rendu, en juin 2002, une ordonnance de production enjoignant à M. Sherman de divulguer les documents qui sont sous l’autorité, en la possession et sous la garde de toute personne morale contrôlée directement ou indirectement par lui et aux défendeurs de subir un contre‑interrogatoire sur leurs affidavits de documents conformément aux articles 227 et 225 des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles).

 

[6]        L’article 225 des Règles est libellé comme suit :

Ordonnance de divulgation

 

225. La Cour peut, sur requête, ordonner à une partie de divulguer dans l’affidavit de documents l’existence de tout document pertinent qui est en la possession, sous l’autorité ou sous la garde de l’une ou l’autre des personnes suivantes :

a) si la partie est un particulier, toute personne morale qui est contrôlée directement ou indirectement par la partie;

b) si la partie est une personne morale :

(i) toute personne morale qui est contrôlée directement ou indirectement par la partie,

(ii) toute personne morale ou tout particulier qui contrôle directement ou indirectement la partie,

(iii) toute personne morale qui est contrôlée directement ou indirectement par une personne qui contrôle aussi la partie, directement ou indirectement.

[Non souligné dans l’original.]

 

Order for disclosure

 

225. On motion, the Court may order a party to disclose in an affidavit of documents all relevant documents that are in the possession, power or control of

 

 

 

(a) where the party is an individual, any corporation that is controlled directly or indirectly by the party; or

(b) where the party is a corporation,

(i) any corporation that is controlled directly or indirectly by the party,

 

(ii) any corporation or individual that directly or indirectly controls the party, or

(iii) any corporation that is controlled directly or indirectly by a person who also directly or indirectly controls the party.

[Emphasis mine]

 

 

[7]       La protonotaire a rendu un jugement manuscrit en même temps que l’ordonnance de production. Elle y a dit qu’elle acceptait pour l’essentiel les observations faites par Merck dans le cadre de sa requête.

 

[8]        La protonotaire a conclu que Merck avait fait la démonstration du [traduction] « caractère insuffisant des affidavits de documents eu égard aux actes de procédure ». Elle a également ajouté que [traduction] « les faits présentés par Merck sont suffisants pour [la] convaincre qu’il existe des documents pertinents supplémentaires qui n’ont pas été produits ».[Non souligné dans l’original.]

 

[9]        Elle a affirmé que [traduction] « les affidavits de documents comportent certaines lacunes manifestes comme, par exemple, une documentation interne de Nu-Pharm insuffisante ». Elle a estimé que Nu-Pharm [traduction] « a, sans justification, adopté une stratégie minimaliste ». La protonotaire a été d’accord avec les demanderesses pour dire [traduction] « que les arguments invoqués par Nu-Pharm présentaient toujours une perspective indûment restrictive ». Selon elle, la pertinence en matière de production de documents est fonction de l’ensemble des actes de procédure.  À cet égard, elle a conclu :

[traduction] Ainsi, par exemple, Merck allègue dans sa déclaration modifiée que Nu‑Pharm a été constituée et utilisée pour obtenir un AC afin de commercialiser un produit emportant contrefaçon, et ce avec la participation des défendeurs et pour le bénéfice de ceux‑ci. Vu ces allégations, je n’estime pas fondé l’argument selon lequel il n’est pas nécessaire de produire les documents ayant trait à l’acquisition ou à l’aliénation de participations de Nu-Pharm avant la date de délivrance de l’AC à Nu-Pharm. [Non souligné dans l’original.]

 

[10]      Elle a rejeté l’argument de Nu-Pharm selon lequel la question de la production doit être examinée à l’interrogatoire préalable. Elle a dit que Merck subirait un préjudice si elle devait [traduction] « se présenter à l’interrogatoire préalable les mains vides en s’appuyant sur une production de documents manifestement insuffisante. Il ne s’agit pas que de quelques documents, mais d’une catégorie entière de documents grandement pertinents qu’on sait exister ou dont on peut présumer de l’existence ». [Non souligné dans l’original.]

 

[11]      Dans son jugement manuscrit, la protonotaire a également traité de l’affidavit de documents de M. Sherman. Elle a convenu qu’il était appropriée en l’espèce d’exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à l’alinéa 225a) étant donné qu’elle a [traduction] « conclu qu’il existait une relation de contrôle direct ou indirect entre Sherman et le “groupe de sociétés Apotex” ». [Non souligné dans l’original.]

 

[12]      Elle a ensuite défini comme suit le « groupe de sociétés Apotex » à la partie 2 de l’ordonnance de production :

[traduction] Ce terme inclut Apotex Inc. et la chaîne de sociétés décrite comme suit par Sherman : Apotex Inc. et la chaîne de sociétés diverses qui en sont propriétaires, lesquelles vont jusqu’à une fiducie dont je suis fiduciaire, qui est elle‑même propriétaire des actions de la société de portefeuille qui est propriétaire d’Apotex par l’entremise de cette chaîne de sociétés. J’ai le contrôle personnel et effectif de la chaîne de sociétés et j’exerce ce contrôle.

           

En plus des actes de procédure et de la documentation concernant les sociétés, pour laquelle on peut présumer de l’existence, j’estime qu’il existe une preuve convaincante que les documents pertinents pour le litige visés par l’ordonnance qui suit peuvent être produits en vertu du paragraphe 225a) des Règles. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[13]      On m’a fait remarquer au cours des plaidoiries que la description du « groupe de sociétés Apotex » venait de la réponse donnée par M. Sherman lorsqu’il a été contre‑interrogé sur l’affidavit qu’il a souscrit le 30 septembre 1999.

 

[14]      On avait demandé à M. Sherman s’il existait une entente avec Apotex Inc. au moment où les droits de vote acquis par l’actionnaire ont été transférés à une autre personne. Il avait répondu que non. L’avocat de Merck lui avait alors demandé si la réponse était la même à l’égard d’Apotex Pharmaceutical Holdings Inc., ce à quoi M. Sherman avait répondu (dossier de requête de M. Sherman, onglet 4, page 53) ce qui suit : [traduction]« Oui, je vous ai dit que je contrôle toute cette chaîne de sociétés. Apotex Inc. et la chaîne de sociétés diverses qui en sont propriétaires, lesquelles vont jusqu’à une fiducie dont je suis le fiduciaire, qui est elle‑même propriétaire des actions de la société de portefeuille qui est propriétaire d’Apotex par l’entremise de cette chaîne de sociétés. J’ai le contrôle personnel et effectif de la chaîne de sociétés et j’exerce ce contrôle ».

 

[15]      Après avoir décrit le « groupe de sociétés Apotex » dans son jugement manuscrit, la protonotaire a rejeté une partie de la demande de Merck au motif qu’elle était trop générale :

[traduction] […] cela dit, la demande de Merck à l’égard de « toute société » contrôlée directement ou indirectement par Sherman est trop générale et imprécise. Pour ce motif, je refuse de l’accueillir. Je ne dis pas pour autant que la production n’est pas pertinente et qu’on ne puisse pas la demander lors de l’interrogatoire préalable. Je ne fais que laisser cette question pour l’interrogatoire préalable. Certaines sociétés ayant des liens avec Sherman sont mentionnées dans la demande de production de Merck, mais Merck n’a pas fourni de preuve suffisante justifiant une ordonnance aussi générale et exhaustive que celle qui est demandée. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[16]     Au paragraphe 2 de l’ordonnance de production, la protonotaire a ordonné ce qui suit :

 

                   [traduction] Les défendeurs fournissent de nouveaux affidavits de documents plus complets dressant la liste de tous les documents sous leur autorité, en leur possession et sous leur garde, notamment, dans le cas de Sherman, ceux qui sont sous l’autorité, en la possession ou sous la garde du « groupe de sociétés Apotex » et produisent ces documents sous une forme non expurgée, sous réserve de revendications de privilège.

 

 

[17]      La protonoraire Aronovitch a ensuite énuméré neuf catégories de documents et a conclu, au paragraphe 3, que [traduction] « les présentes requête et ordonnance n’empêchent pas les parties de présenter de nouvelles requêtes concernant les productions de documents après la clôture des actes de procédure et la production de nouveaux affidavits de documents ».

 

[18]      Concernant cette question, la protonotaire a écrit ce qui suit dans son ordonnance exécutoire en date du 19 avril 2006 :

[traduction] La Cour estime que l’expression « groupe de sociétés Apotex » figurant dans l’ordonnance du 24 juin incluait Brantford Chemicals Inc. (BCI), filiale à cent pour cent d’Apotex Pharmaceutical Holding Inc. (APHI), et que M. Sherman doit par conséquent produire tous les documents qui sont sous l’autorité, en la possession et sous la garde de BCI conformément au paragraphe 2 de l’ordonnance du 24 juin (la décision BCI).

 

 

[19]      Elle n’a pas motivé sa décision.

 

[20]      Merck a par ailleurs inclus dans le dossier de requête soumis à la protonotaire de la documentation produite par M. Sherman qui visait à démontrer que BCI avait participé d’une certaine façon à l’introduction de la version générique de l’énalapril sur le marché canadien.

 

[21]      Lors de son contre‑interrogatoire en septembre 1999, M. Sherman a admis que

[traduction] 

1. APHI, société qu’il contrôlait, détenait en 1997 toutes les actions de Nu‑pharm et qu’il contrôlait Nu‑Pharm par l’intermédiaire de la société APHI;

 

2. BCI est une filiale à cent pour cent d’APHI qu’il contrôle.

 

[22]      M. Sherman a subi un interrogatoire préalable qui s’est échelonné sur huit jours, du 26 avril au 5 mai 2004. Soutenant que l’ordonnance de production avait été respectée, il a refusé de produire les documents que Merck cherche à obtenir au moyen de l’ordonnance exécutoire.

 

Analyse

[23]      L’avocate de M. Sherman fait valoir que la protonotaire a commis une erreur en comptant BCI parmi le « groupe de sociétés Apotex » parce qu’il est absolument nécessaire de détenir des droits de propriété sur Apotex Inc. pour faire partie de cette catégorie de sociétés. Elle soutient que BCI n’appartient pas à ce groupe parce qu’elle n’est pas la société mère d’Apotex Inc., mais seulement une société sœur, Apotex Inc. et BCI étant des filiales à cent pour cent d’APHI, la société mère.

 

[24]      Pour parvenir à sa conclusion, la protonotaire a dû, au dire de l’avocate de M. Sherman, commettre une des trois erreurs suivantes :

a) elle a conclu de façon injustifiée que BCI détient des droits de propriété directs ou indirects sur Apotex Inc.;

b) elle a mal interprété et mal appliqué l’ordonnance de production en ne suivant pas la définition de « groupe de sociétés Apotex » qui pose l’exigence d’un droit de propriété;

c) elle a en fait modifié l’ordonnance de production pour inclure BCI alors qu’il n’y a pas eu de requête en ce sens conformément aux articles 225, 397 ou 399 des Règles.

 

 

[25]      Selon l’avocate de M. Sherman, la protonotaire a commis une erreur en ordonnant la production comme suite au refus de son client d’accéder aux six demandes de production. Elle n’aurait pas dû contraindre son client à répondre à ces demandes parce qu’aucune d’elles ne vise l’une des neuf catégories de documents énumérées à la partie 2 de l’ordonnance de production.

 

1. La norme de contrôle

[26]      Les deux avocats conviennent que la partie de l’ordonnance en date du 19 avril 2006 visée par le présent appel ne faisait pas intervenir le pouvoir discrétionnaire de la protonotaire et que, par conséquent, le critère bien connu énoncé à l’arrêt R.c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, n’est pas applicable.

 

[27]      Dans les circonstances, l’avocate de M. Sherman soutient que les critères de contrôle habituels en matière d’appel sont applicables aux appels des ordonnances des protonotaires qui ne font pas intervenir de pouvoir discrétionnaire, à savoir que la décision correcte est de rigueur pour les points de droit et les conclusions de fait tirées de façon abusive ou arbitraire ou découlant d’une erreur manifeste ou dominante. Elle cite à l’appui la décision Canada (Ministre du Revenu national) c. la Succession de feu Corriveau, 2004 (C.F.) 1 C.T.C. 104.

 

[28]      La position de l’avocat de Merck à cet égard est plus nuancée. Il déclare que, selon la jurisprudence, on est en présence d’une question de droit lorsqu’une conclusion suppose l’application d’un critère juridique à des faits. Se fondant sur les arrêts Housen c. Nikolaisen, [2002] R.C.S. 235, et Elder Grain c. Ralph Misener, 2005 CAF 139, il affirme que la question de l’interprétation de l’ordonnance de production est une question de droit, mais que celle de savoir si certains documents doivent ou non être produits conformément à l’ordonnance de production est une question mixte de fait et de droit.

 

[29]      Citant l’arrêt Housen, précité, et la décision Succession de feu Corriveau, précitée, il fait valoir qu’une question mixte de fait et de droit est assujettie à la norme de l’erreur manifeste ou dominante, à moins que le protonotaire n’ait clairement commis une erreur de principe en décidant du critère juridique applicable, auquel cas l’erreur peut équivaloir à une erreur de droit.

 

[30]      Dans le contexte de l’espèce, je ne vois pas une grande différence entre les positions des parties sur la question de la norme de contrôle.

 

[31]      L’avocat de Merck reconnaît que la norme de contrôle pour les questions mixtes de droit et de fait peut être celle de la décision correcte lorsqu’il y a eu « application d’une norme incorrecte, […] omission de tenir compte d’un élément essentiel d’un critère juridique ou […] une autre erreur de principe semblable » (voir l’arrêt Housen, précité, au paragraphe 36).

 

[32]      Concernant le « groupe de sociétés Apotex », il soutient que la protonotaire a appliqué le critère approprié, en tenant compte de l’ensemble des faits disponibles quant à la propriété et au contrôle de BCI, pour décider si BCI faisait partie de ce groupe.

 

[33]      À l’inverse, l’avocate de M. Sherman prétend que la protonotaire n’a pas appliqué le bon critère (le critère de la propriété) ou a commis une erreur de fait manifeste et dominante en concluant que BCI avait des droits de propriété sur Apotex Inc.

 

[34]      À mon sens, la principale question en litige dans le présent appel est de savoir si la protonotaire a appliqué le critère juridique approprié. Il s’agit d’une question de droit devant être évaluée selon la norme de la décision correcte. Quant aux conclusions de fait, elles doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

 

2. Analyse et conclusions

[35]      La protonotaire a rendu son ordonnance exécutoire alors qu’elle était chargée de la gestion de la présente action. Récemment, dans l’arrêt Bande de Sawridge c. Canada, 2006 CAF 228, aux paragraphes 21, 22 et 23, le juge Evans a confirmé la ligne de conduite à suivre dans les appels de décisions rendues par le juge responsable de la gestion de l’instance :

21              D’abord, la Cour est fort peu disposée à modifier les décisions rendues par un juge durant la gestion d’une instance antérieure à son instruction, surtout s’il s’agit d’une affaire complexe, ancienne et difficile comme celle‑ci. Le juge responsable de la gestion de l’instance est un familier du dossier depuis quelque temps, et il en aura donc acquis une connaissance d’ensemble, connaissance qu’un tribunal supérieur, saisi d’un appel portant sur un point donné, ne saurait, en profondeur ou en étendue, posséder.

 

22              Les juges qui accomplissent essentiellement des fonctions de gestion d’instances sont à juste titre investis d’une « liberté d’action » par les tribunaux d’appel, afin de pouvoir avancer dans ce qui se révèle souvent un travail difficile, exigeant à la fois patience, souplesse, fermeté, ingéniosité, outre un souci général d’équité envers toutes les parties. Ces qualités sont tout à fait évidentes au vu de la manière dont les juges Hugessen et Russell se sont acquittés de leurs tâches dans la présente affaire.

 

23              Selon moi, la Cour devrait garder à l’esprit les considérations ci‑dessus, à la fois lorsqu’elle déterminera et lorsqu’elle appliquera les normes de contrôle régissant les divers aspects de la décision du juge Russell, en application de l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33.

 

 

[36]      Je suis d’avis d’adopter cette ligne de conduite pour les décisions de gestion d’instance rendues par les protonotaires et, à cet égard, de suivre la décision du juge Gibson Microfibres Inc. c. Annabel Canada Inc. et. al., (2001) 16 C.P.R. (4th) 12.

 

a) BCI, société appartenant au « groupe de sociétés Apotex »

[37]      L’avocate de M. Sherman a déclaré que l’ordonnance de production de la protonotaire doit être interprétée de façon restrictive et qu’il faut donner au terme « groupe de sociétés Apotex » son sens courant et ordinaire, citant à l’appui la décision Re Afton Food Group Ltd., [2006] O.J. no 1950 (C.S.J.), et l’arrêt New Era Cap Co. c. Capish? Hip-Hop Inc., [2006] CAF 66.

 

[38]      Se fondant sur l’arrêt Re Smoky River Coal Limited, [2001] ABCA 209, de la Cour d’appel de l’Alberta, l’avocat de Merck fait valoir qu’il convient d’interpréter les ordonnances de production de façon contextuelle et téléologique.

 

[39]      Je privilégie la position suivant laquelle les ordonnances de production des protonotaires doivent être interprétées de façon contextuelle et téléologique.

 

[40]      Cela fait maintenant déjà plus de six ans que la protonotaire gère la présente action. L’affaire est complexe et le but de l’ordonnance de production était de remédier à ce qui était, à son avis, un problème de divulgation de documents par les défendeurs. Il s’agissait de documents dont on pouvait présumer de l’existence et qui étaient pertinents pour l’action. Fait important à ajouter, la protonotaire s’est appuyée sur l’article 225 des Règles pour ordonner à M. Sherman de produire les documents parce qu’il contrôle le « groupe de sociétés Apotex ».

 

[41]      La question en litige dans cette partie de l’appel est de savoir quel critère régit l’interprétation de l’ordonnance de production, à savoir le critère de la propriété, comme le prétend l’avocate de M. Sherman, ou celui du contrôle, préconisé par l’avocat de Merck, pour définir les sociétés appartenant au « groupe de sociétés Apotex » qui n’étaient pas expressément désignées comme telles mais que la protonotaire a considérées, sur le fondement de la réponse donnée par M. Sherman à l’interrogatoire préalable, comme en faisant partie.

 

[42]      Je n’hésite pas à conclure que la protonotaire a appliqué le bon critère pour statuer dans son ordonnance exécutoire que BCI faisait partie du « groupe de sociétés Apotex », définies comme étant les sociétés contrôlées par M. Sherman faisant partie de la chaîne de sociétés ayant des droits de propriété sur Apotex Inc., lesquelles comprennent la société mère directe, APHI.

 

[43]      L’ordonnance de production a été rendue conformément à l’article 225 des Règles, qui est formulé sous l’angle du contrôle. Le but de l’ordonnance de production était de dénouer l’impasse relative à la production des documents par les défendeurs dans l’action. La protonotaire a tiré la conclusion de fait que M. Sherman contrôlait le « groupe de sociétés Apotex ». Comme nous l’avons vu, il ne fait pas de doute qu’APHI fait partie de ce groupe et, vu les faits de l’espèce, le « groupe de sociétés Apotex » comprend la filiale à cent pour cent d’APHI, soit BCI, contrôlée elle aussi par M. Sherman. Celui‑ci a admis qu’il contrôlait aussi à la période pertinente Nu‑Pharm Inc., société sœur de BCI. Nous avons également vu qu’il a reconnu, lors du contre‑interrogatoire sur l’affidavit qu’il a souscrit en septembre 1999, que BCI était une filiale à cent pour cent d’APHI.

 

[44]      J’estime en outre que BCI était expressément visée par l’ordonnance de production de la protonotaire où elle a ordonné, au paragraphe 2, que [traduction] « [l]es défendeurs fournissent de nouveaux affidavits de documents plus complets dressant la liste de tous les documents sous leur autorité, en leur possession et sous leur garde, notamment, dans le cas de Sherman, ceux qui sont sous l’autorité, en la possession ou sous la garde du « groupe de sociétés Apotex ». Les faits de l’espèce indiquent clairement que BCI était contrôlée par APHI.

 

 

b) La question de la classification

 

[45]      Dans son ordonnance exécutoire datée du 19 avril 2006, la protonotaire a ordonné à M. Sherman de produire les documents qui sont en la possession, sous l’autorité ou sous la garde de BCI visés par les demandes de production de Merck.

 

[46]      L’avocate de M. Sherman s’est opposée à la production de six articles qu’on pourrait, selon elle, séparer pour plus de commodité en deux groupes, à savoir le groupe A, qui vise les articles 116, 151, 176 et 199, et le groupe B, qui concerne les articles 146 et 152. Elle fait valoir que les décisions de la protonotaire étaient trop générales et que leur portée excédait celle des neuf catégories identifiées dans l’ordonnance de production.

 

[47]      Les articles du groupe A ont tous trait à BCI et à ses certificats d’analyse concernant la granulation de l’énalapril ou les composés à base d’énalapril, à ses résultats aux tests sur l’énalapril, à ses registres de réception de la matière première relativement à tous les produits à base d’énalapril et au transfert à BCI de l’ingrédient actif des comprimés d’énalapril.

 

[48]      Les articles du groupe B ont eux‑aussi trait à BCI et se rapportent aux livres comptables et aux paiements en espèces effectués à des sociétés identifiées.

 

[49]      Les décisions de la protonotaire sont au cœur même de sa compétence en matière de gestion de l’instance et elles ne doivent être modifiées que dans les cas les plus évidents.

 

[50]      Compte tenu de la preuve dont la protonotaire disposait pour la requête sollicitant l’ordonnance exécutoire ainsi que de l’ordonnance de production de 2002 et du fait que la protonotaire avait une connaissance approfondie de l’historique et des détails de l’action, j’estime que M. Sherman ne s’est pas acquitté du lourd fardeau qui lui incombait pour réussir à faire infirmer les décisions de la protonotaire.

 

[51]      De plus, comme l’avocat de Merck l’a fait remarquer, la catégorie (iv) du paragraphe 2 de l’ordonnance de production a une portée large et pourrait aussi servir à étayer les décisions de la protonotaire, sans compter que la formulation du début du paragraphe 2 est elle aussi très large.

 

[52]      Je suis d’avis de rejeter l’appel de M. Sherman.

POST-SCRIPTUM

 

[1]        Les présents motifs de l’ordonnance sont la version intégrale des motifs confidentiels de l’ordonnance rendus le 6 juillet 2006 conformément à l’ordonnance de confidentialité datée du 4 octobre 1999.

 

[2]        La Cour a sondé les avocats des parties pour savoir s’ils avaient des objections à ce que les motifs soient rendus publics sans caviardage.

 

[3]        L’avocate de M. Sherman m’a demandé de retrancher un certain nombre de paragraphes de la version confidentielle principalement au motif que ces paragraphes ont comme source le contre‑interrogatoire de M. Sherman tenu plusieurs années plus tôt mais dont la transcription est cotée confidentielle.

 

[4]        Je refuse de faire droit à la demande de l’avocate de M. Sherman pour les motifs suivants.

 

[5]        Premièrement, la présente action a fait l’objet d’un grand nombre de décisions procédurales rendues par des membres de la Cour. Aucuns des motifs n’ont été expurgés. Deuxièmement, l’avocate de M. Sherman ne m’a pas convaincu que le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2002] 2 R.C.S. 522, a été respecté.

 

[6]        Je ne vois pas comment, en l’espèce, le préjudice – minime à mon avis – que pourrait subir M. Sherman pourrait avoir préséance sur le principe de la transparence des débats judiciaires.


 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que l’appel interjeté contre l’ordonnance exécutoire de la protonotaire, en date du 19 avril 2006, soit rejeté avec dépens.

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-753-99

 

INTITULÉ :                                       MERCK & CO., INC. ET AL. c. NU-PHARM INC.

                                                            ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 20 JUIN 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE   

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE LEMIEUX

 

DATES DES MOTIFS ET

DE L’ORDONNANCE :                   LE 6 JUILLET 2006 (MOTIFS CONFIDENTIELS)

                                                            LE 7 NOVEMBRE 2006 (MOTIFS PUBLICS)

 

COMPARUTIONS :

 

FRANK McLAUGHLIN

MEIGHAN LEON

 

POUR LES DEMANDERESSES

ANDREA L. BURKE

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

BERNARD SHERMAN

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McCARTHY TÉTRAULT s.r.l.

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LES DEMANDERESSES

DAVIES WARD PHILLIPS & VINEBERG s.r.l.

TORONTO (ONTARIO)

 

GOODMANS s.r.l.

TORONTO (ONTARIO)

 

LAX O'SULLIVAN SCOTT s.r.l.

TORONTO (ONTARIO)

POUR LE DÉFENDEUR

BERNARD SHERMAN

 

POUR LA DÉFENDERESSE

NU-PHARM INC.

 

POUR LE DÉFENDEUR RICHARD BENYAK

 

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