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Date : 20061109

Dossier : IMM‑1975‑06

Référence : 2006 CF 1356

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

ENTRE :

BALJIT KAUR PANNU

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Mme Pannu vit au Canada depuis 1988, année où elle s’y est installée après avoir quitté l’Inde. Après plusieurs événements que je relaterai plus loin, les deux répondants antérieurs de Mme Pannu ont été déclarés interdits de territoire, puis expulsés. Elle vit ici sans statut depuis décembre 1998, date à laquelle son permis de travail a expiré. En décembre 2004, Mme Pannu a présenté sa troisième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (demande CH), dans l’espoir que sa demande de résidence permanente soit traitée au Canada. L’agente d’immigration, Courtnay Petschulat, a refusé sa demande par sa décision du 29 novembre 2005. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LES FAITS

[2]               Mme Pannu est née en Inde le 20 février 1965. Elle a épousé son premier mari, un résident permanent du Canada, le 16 mars 1986, en Inde, à la faveur d’un mariage arrangé. Son mari, Iqbal Saroya, l’avait parrainée pour qu’elle obtienne la résidence permanente. Elle avait initialement été déclarée non admissible pour des raisons d’ordre médical, parce qu’elle souffrait d’une maladie de cœur. Cependant, elle avait obtenu un permis ministériel le 15 août 1988 en vertu de l’article 114 de l’ancienne Loi sur l’immigration.

 

[3]               Cependant, lorsque Mme Pannu est arrivée à Vancouver en 1988, M. Saroya purgeait une peine d’emprisonnement à Toronto pour tentative de meurtre. Mme Pannu est allée vivre chez des proches de M. Saroya pendant que celui‑ci purgeait sa peine. Il a obtenu une libération conditionnelle en 1991, à la suite de laquelle il passait ses jours auprès de sa famille et ses nuits dans une maison de transition comme l’y obligeait son certificat de libération conditionnelle. Il fut ensuite déclaré coupable de trois autres actes criminels en 1992 alors qu’il était en liberté conditionnelle : voies de fait graves, possession d’arme et voies de fait causant des lésions corporelles. Mme Pannu a continué de vivre dans la famille de M. Saroya pendant que celui‑ci purgeait sa seconde peine.

 

[4]               En 1991, Mme Pannu a subi une chirurgie cardiaque au Canada. M. Saroya a été renvoyé en Inde en 1995. Le divorce du couple a pris effet le 16 mai 1996. La mère de M. Saroya avait, semble‑t‑il, convaincu M. Saroya de ne pas contester la requête en divorce déposée par Mme Pannu.

 

[5]               Mme Pannu a par la suite présenté plusieurs demandes aux autorités de l’immigration :

1.         Demande CH n° 1 : Mme Pannu a sollicité en 1995 le droit d’établissement en alléguant des motifs d’ordre humanitaire. Sa demande a été rejetée, et elle a été priée de quitter le Canada au plus tard le 13 janvier 1996, date à laquelle le permis ministériel obtenu devait expirer.

2.         Demande d’asile : Elle a alors revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention en août 1996, en faisant valoir que M. Saroya finirait par la trouver et la tuer si elle retournait en Inde. Elle faisait aussi valoir qu’elle ne pourrait pas compter sur la protection de la police en Inde, courant plutôt le risque d’être violée par les policiers parce qu’elle était une femme seule. La Section du statut de réfugié (SSR) de la CISR a rejeté sa revendication du statut de réfugié par sa décision du 6 mai 1998. La SSR a estimé qu’il n’y avait aucun lien entre la situation de Mme Pannu et la « définition de réfugié au sens de la Convention », ni entre la situation de Mme Pannu et les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. La SSR a aussi conclu que les allégations de Mme Pannu concernant les menaces proférées par M. Saroya à son endroit avaient été inventées par elle aux fins de sa revendication du statut de réfugié.

3.         Examen de sa demande au titre de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (la demande CDNRSRC) : Mme Pannu a fait valoir que M. Saroya la tuerait si elle retournait en Inde et que la police ne ferait rien pour la protéger puisqu’elle était une femme seule. Cette demande a été rejetée en septembre 1999.

 

[6]               Cependant, avant que soit connue la décision concernant la demande CDNRSRC, Mme Pannu avait rencontré et épousé son second mari. En octobre 1998, elle quittait Toronto pour aller vivre en Colombie‑Britannique. Le 27 juin 1999, elle épousait Guriqbal Singh Pannu, un immigrant ayant obtenu le droit d’établissement. Le 17 juillet 1999, il présentait une demande de parrainage pour qu’elle obtienne la résidence permanente. Mme Pannu a bénéficié en août de la même année, au Canada, du parrainage de son mari. Le 20 octobre 2000, naissait la fille du couple, Gurneet Kaur Pannu.

 

[7]               Toutefois, M. Pannu fut par la suite déclaré interdit de territoire. Il avait menti dans sa demande d’immigration, en prétendant qu’il était le fils à charge d’une femme qui n’était pas sa mère. Sa mère était décédée en 1987. Une mesure d’expulsion fut prononcée contre M. Pannu le 12 septembre 2001. Mme Pannu, qui était incluse dans la mesure de renvoi, a présenté par la suite une autre série de demandes :

4.    Appel, interjeté avec M. Pannu, devant la Section d’appel de l’immigration : Le couple a fait appel de la mesure de renvoi, en vertu de l’alinéa 70(1)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration. Cet alinéa donnait à la Section d’appel de l’immigration de la Commission le pouvoir d’annuler une mesure de renvoi ou de surseoir à l’exécution de celle-ci, de par sa compétence en equity. La Commission pouvait tenir compte des difficultés qu’un résident permanent risquait de rencontrer à l’étranger en cas de renvoi du Canada. L’appel a été rejeté par la décision du 26 avril 2002.

5.    Demande CH et demande d’ERAR, présentées avec M. Pannu : Le couple a présenté en juin 2002 une demande CH et, en juin 2003, une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Les deux demandes ont été rejetées en janvier 2004. Le couple a signé un accord de séparation le 22 décembre 2004.

6.    Demande de contrôle judiciaire, déposée avec M. Pannu, à l’égard de la décision de rejet de la demande d’ERAR : La demande de contrôle judiciaire déposée par le couple a été rejetée le 26 novembre 2004.

7.    Demande d’asile n° 2 déposée par Mme Pannu uniquement : Mme Pannu a de nouveau sollicité l’asile le 12 novembre 2003. Sa demande a été refusée le 21 octobre 2004, pour des motifs liés à sa crédibilité.

8.    Demande CH n° 3, déposée par Mme Pannu uniquement : Mme Pannu a déposé le 24 décembre 2004 une troisième demande CH, en application du paragraphe 25(1) de la LIPR. Cette demande a été rejetée le 29 novembre 2005. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[8]               L’agente a admis que Mme Pannu s’était jusqu’à un certain degré établie au Canada, mais elle a estimé que [traduction] « c’[était] un degré d’établissement auquel on peut naturellement s’attendre de sa part » (Dossier de la demanderesse, page 9). Elle a aussi relevé que les parents et les frères et sœurs de Mme Pannu vivaient en Inde, que celle-ci était actuellement sans travail et qu’elle ne subvenait pas à ses propres besoins au Canada. L’agente est donc arrivée à la conclusion que la rupture des liens de Mme Pannu avec le Canada n’aurait pas un effet pénible au point de justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

 

[9]               L’agente a ensuite considéré les diverses prétentions de la demanderesse. S’agissant du risque et des difficultés appréhendés, l’agente s’est référée à la décision défavorable de l’examen des risques avant renvoi rendue contre Mme Pannu et son second mari (leur demande d’ERAR a été rejetée en 2004). L’agent d’ERAR avait conclu que le couple disposait à New Delhi d’une possibilité de refuge intérieur. Cependant, Mme Pannu a prétendu que cette possibilité n’existait que pour le couple. Maintenant qu’ils étaient séparés, New Delhi n’offrait plus, selon elle, une telle possibilité.

 

[10]           L’agente d’immigration a décidé que le casier judiciaire de M. Saroya ne constituait pas à lui seul une preuve suffisante pour conclure que ce dernier chercherait à faire du mal à Mme Pannu si elle retournait en Inde. L’agente a estimé qu’aucune des déclarations de culpabilité prononcées contre M. Saroya ne concernait un préjudice subi par Mme Pannu, et il n’existait aucune preuve de violence familiale, mises à part les propres déclarations de Mme Pannu et les lettres reçues de ses proches. L’agente n’a constaté l’existence d’aucune preuve convaincante autonome montrant que M. Saroya avait tenté de communiquer avec Mme Pannu depuis leur divorce en 1996.

 

[11]           L’agente d’immigration a reconnu que la condition des femmes en Inde n’était « pas idéale » (Dossier de la demanderesse, page 10). Cependant, la preuve relative aux femmes battues en Inde n’était pas utile, l’agente ayant conclu que Mme Pannu n’était pas une femme battue. L’agente n’était pas d’avis qu’il était raisonnable de penser que M. Saroya trouverait Mme Pannu et chercherait à lui faire du mal du seul fait de ses antécédents d’homme violent.

 

[12]           L’agente a aussi fait mention d’une lettre produite par le père de Mme Pannu et elle a estimé que cette lettre n’était pas confirmée par la preuve. Dans la lettre, le père de Mme Pannu informait sa fille que M. Saroya s’était présenté chez lui pour savoir à quel moment elle reviendrait en Inde. Il écrivait à Mme Pannu que sa vie serait en danger si elle revenait en Inde, ajoutant qu’elle et sa fille ne pourraient pas compter sur lui pour être logées et nourries en Inde (dossier certifié du Tribunal, pages 39 et 40). L’agente a accordé peu de poids à cette lettre, parce qu’elle ne venait pas d’une personne désintéressée. Elle a aussi conclu que cette lettre ne s’accordait pas avec la preuve accompagnant la demande CH – selon cette preuve, la demanderesse avait vécu avec son père avant d’arriver au Canada en 1988 et elle maintenait un contact avec ses parents en Inde.

 

[13]           Dans l’ensemble, l’agente d’immigration n’a pas été persuadée que les prétendues difficultés équivaudraient à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[14]           Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agente a dit que c’était là un facteur important pour sa décision, mais non un facteur déterminant. Selon elle, il n’était pas établi que les besoins de base de Gurneet ne pourraient pas être satisfaits en Inde. À son âge (elle a eu six ans le 20 octobre 2006), elle avait la capacité de s’adapter. Elle avait reçu un enseignement préscolaire à l’école Khalsa de Surrey, elle parlait le panjabi et elle fréquentait avec sa mère la Société canadienne Singh Sabha Gurdwara. Finalement, l’agente, constatant que Gurneet avait en Inde une famille étendue, est arrivée à la conclusion suivante (Dossier de la demanderesse, page 11) :

[traduction] J’ai passé en revue les conditions ayant cours en Inde et je suis d’avis que la demanderesse n’a pas prouvé qu’elle‑même et sa fille sont personnellement et directement exposées à des difficultés sérieuses. Je suis également d’avis que la demanderesse n’a pas établi que les difficultés générales entraînées par l’obligation de se réinstaller et de s’établir à nouveau dans un autre pays auraient sur sa fille d’importantes répercussions négatives pouvant équivaloir à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

 

ARGUMENTATION DE LA DEMANDERESSE

 

[15]           Mme Pannu fait valoir que l’agente n’a accordé aucun poids à son degré d’établissement au Canada. Elle dit aussi que l’agente n’a pas tenu compte de la preuve en concluant qu’elle ne serait pas exposée à un risque si elle retournait en Inde. Plus précisément, elle conteste la conclusion de l’agente selon laquelle il lui sera possible de compter sur ses parents pour subvenir à ses besoins en Inde. Elle soutient que, même si elle vivait avec eux avant de venir au Canada, et même si elle a conservé des liens avec eux, ses parents la traiteront différemment maintenant qu’elle est une femme divorcée. À cet égard, elle affirme que l’agente n’a pas tenu compte de la preuve produite au sujet du traitement réservé aux femmes divorcées en Inde.

 

[16]           Mme Pannu dit que l’agente n’a pas tenu compte du rapport du psychologue et qu’elle a donné des motifs insuffisants pour rejeter la lettre de son père. Elle dit aussi que l’agente a appliqué le mauvais critère dans l’évaluation de sa demande CH. Elle fait valoir que l’agente a utilisé le critère applicable à une demande d’ERAR, c’est‑à‑dire celui qui sert à évaluer si l’auteur de la demande est exposé à un risque pour sa vie ou à des peines cruelles et inusitées, plutôt que celui qui sert à déterminer s’il est exposé à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[17]           La demanderesse fait aussi valoir que l’agente s’est servie du mauvais critère lorsqu’elle a évalué l’intérêt supérieur de sa fille. Invoquant la décision Arulraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 529, elle affirme que l’agente a commis une erreur en appliquant le critère des difficultés « inhabituelles, injustifiées ou excessives » pour évaluer l’intérêt supérieur de Gurneet. Dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, le juge Robert Décary écrivait ce qui suit, au paragraphe 9 : « … le concept de “difficultés injustifiées” n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles s’exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés ».

 

[18]           Finalement, Mme Pannu soutient que l’agente aurait dû tenir compte de sa possible non‑admissibilité pour raisons médicales lorsqu’elle a évalué ses arguments fondés sur des motifs d’ordre humanitaire, d’une part, et l’intérêt supérieur de sa fille, d’autre part.

 

ARGUMENTATION DU DÉFENDEUR

[19]           Le ministre fait valoir que l’annulation de la décision de l’agente nécessiterait d’apprécier à nouveau le poids qu’elle a accordé à diverses preuves se rapportant à la demande CH de Mme Pannu. Il rejette l’argument de Mme Pannu selon lequel l’agente n’a pas tenu compte des preuves produites. D’après lui, l’agente a, au contraire, simplement jugé que les motifs d’ordre humanitaire invoqués ne suffisaient pas à justifier l’acceptation de la demande de Mme Pannu.

 

[20]           Quant au degré d’établissement de Mme Pannu, le ministre fait valoir que l’agente a expressément tenu compte des facteurs qui favorisaient Mme Pannu, mais qu’elle a conclu qu’ils n’étaient pas suffisamment solides pour établir l’existence de difficultés. C’était là une conclusion discrétionnaire qu’elle était fondée à tirer.

 

[21]           En ce qui concerne les prétendus risques ou difficultés que connaîtrait la demanderesse en Inde, le ministre dit que l’agente a tenu compte à la fois du statut de Mme Pannu en tant que femme divorcée et de ses allégations de mauvais traitements de la part de M. Saroya. L’agente était fondée à dire que la preuve produite était insuffisante pour conclure qu’elle serait victime de mauvais traitements ou exposée à des risques. Plus exactement, il n’était pas établi que M. Saroya avait tenté de la contacter directement depuis leur divorce.

 

[22]           S’agissant du rapport du psychologue, le ministre dit que ce rapport relate simplement ce que Mme Pannu avait dit au psychologue. L’obligation de se référer à telle ou telle preuve dépendant de sa pertinence, l’agente n’a commis aucune erreur en ne tenant pas compte du rapport.

 

[23]           Le ministre dit que Mme Pannu présente les arguments mêmes qui avaient été jugés irrecevables dans toutes ses demandes antérieures. Il écrit ce qui suit : [traduction] « Ses allégations de risque ne se sont pas améliorées avec le temps, et cela était attesté par l’absence d’une preuve objective confirmant ce risque. Le raisonnement de l’agent d’ERAR n’était pas déraisonnable. » (Dossier du défendeur, page 11).

 

[24]           Selon le ministre, Mme Pannu accorde plus d’importance à la forme qu’au fond lorsqu’elle dit que l’agente a appliqué le mauvais critère dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de sa fille. Dans l’ensemble, il dit que l’agente a agi raisonnablement parce qu’elle a été réceptive, attentive et sensible au degré probable de difficultés que Gurneet rencontrerait en Inde.

 

[25]           Finalement, s’agissant de l’argument de la demanderesse relatif à sa non‑admissibilité pour raisons médicales, le ministre dit que Mme Pannu n’a fait aucune mention de son état de santé dans sa demande CH. L’agente n’avait donc aucun élément sur lequel fonder une conclusion en la matière.

 

POINTS LITIGIEUX

La demande de contrôle judiciaire soulève essentiellement deux points :

1. Quelle norme de contrôle faut‑il appliquer?

2. L’agente a‑t‑elle suffisamment tenu compte de tous les facteurs pertinents dans sa décision portant sur la demande CH?

 

ANALYSE

[26]           Le paragraphe 11(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), oblige les ressortissants étrangers à obtenir un visa avant d’arriver au Canada. En présentant une demande CH, Mme Pannu sollicitait une dispense de l’application du paragraphe 11(1). Selon le paragraphe 25(1) de la LIPR, l’étranger peut demander un visa après son arrivée au Canada, à condition de prouver que des circonstances d’ordre humanitaire, ou l’intérêt public, justifient cette dispense. Or, il est communément admis que le recours au paragraphe 25(1) est une mesure exceptionnelle et pas simplement un autre moyen pour l’étranger de demander le statut de résident permanent au Canada.

 

[27]           Il n’y a pas désaccord entre les parties sur le fait que la norme de contrôle devant être appliquée est celle de la décision raisonnable, comme il a été établi dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. La Cour ne modifiera donc pas la décision de l’agente à moins qu’elle ne se révèle dépourvue d’un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener l’agente à tirer de la preuve la conclusion à laquelle elle est arrivée (Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, aux paragraphes 48 et 49; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56).

 

[28]           Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, le juge La Forest décrivait très précisément les rôles respectifs du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire en matière d’immigration. Il s’est exprimé ainsi, au paragraphe 38 :

Cette norme tient dûment compte des diverses obligations du Parlement, du ministre et du tribunal de révision. Le Parlement a pour tâche d’établir, conformément aux limites fixées par la Constitution, les critères et procédures applicables en matière d’expulsion. Le ministre doit rendre une décision conforme à la fois à la Constitution et aux critères et procédures établis par le Parlement. Enfin, le rôle du tribunal appelé à contrôler la décision du ministre consiste à déterminer si celui‑ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution. Si le ministre a tenu compte des facteurs pertinents et respecté ces limites, le tribunal doit confirmer sa décision. Il ne peut l’annuler, même s’il aurait évalué les facteurs différemment et serait arrivé à une autre conclusion.

 

 

 

 

[29]           Avant de considérer le fond des prétentions de la demanderesse, il importe de se rappeler que la mesure prévue par l’article 25 de la LIPR est un recours exceptionnel qui relève du pouvoir discrétionnaire du ministre. Un demandeur n’est pas fondé à obtenir un résultat particulier, même si  des motifs impérieux d’ordre humanitaire sont en jeu. Le ministre peut confronter les considérations d’ordre humanitaire avec les motifs d’intérêt public qui pourraient exister pour refuser l’octroi d’un recours exceptionnel. C’est à l’auteur d’une demande CH qu’il appartient de porter à l’attention de l’agent d’immigration toute preuve pertinente et de le convaincre que, dans son cas particulier, l’obligation d’obtenir un visa de la manière ordinaire, c’est‑à‑dire depuis l’étranger, lui causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Sans doute le Canada est‑il un pays plus attrayant où vivre que celui vers lequel l’intéressé doit être renvoyé, mais cette considération est hors de propos dans l’appréciation d’une demande CH (arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, aux paragraphes 14 à 20; Serda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, aux paragraphes 20 à 23; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38).

 

[30]           Quant à son degré d’établissement au Canada, Mme Pannu fait valoir que la manière dont l’agente a évalué cet élément était déraisonnable parce qu’elle n’a pas accordé un poids suffisant au nombre d’années que Mme Pannu a passées au Canada, à ses emplois antérieurs, à ses liens avec la communauté sikh, enfin aux liens importants qu’elle a avec le Canada du fait que sa fille y est née. Toutefois, après un examen attentif des motifs exposés par l’agente, je suis d’avis qu’elle a bien pris tous ces facteurs en considération. D’après elle, Mme Pannu s’est jusqu’à un certain degré établie au Canada, mais pas au‑delà de ce qu’on attendrait normalement d’une personne qui a habité dans ce pays durant dix‑huit ans. L’agente a relevé que Mme Pannu ne semble pas avoir de proches au Canada, étant donné que ses parents et frères et sœurs habitent en Inde et qu’elle est actuellement sans travail. Bien qu’elle n’y soit pour rien (elle n’a pas de permis de travail depuis 1999) et bien qu’elle ne puisse être blâmée pour l’échec de ses deux mariages, l’agente a estimé que la rupture de ses liens sociaux et professionnels au Canada n’aurait aucun effet négatif important qui puisse justifier une dispense pour motifs d'ordre humanitaire. C’est là une conclusion que l’agente pouvait légitimement tirer de la preuve qu’elle avait devant elle, et il m’est impossible de dire que cette conclusion était déraisonnable. Quoi qu’il en soit, il convient de se rappeler que le degré d’établissement n’est que l’un des facteurs qu’un agent d’immigration doit prendre en compte pour savoir si un demandeur subira des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives en cas de retour dans son pays d’origine.

 

[31]           Selon Mme Pannu, l’agente a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte du rapport d’un psychologue qui attestait les menaces et mauvais traitements venant de son premier mari, M. Saroya. Elle dit aussi que l’agente n’a pas expliqué suffisamment les raisons pour lesquelles elle n’a pas tenu compte d’une lettre que lui avait envoyée son père. Mais, après examen des motifs de l’agente, je suis d’avis que les prétentions de Mme Pannu sont infondées. D’abord, le rapport du psychologue ne faisait que relater le récit de Mme Pannu. Il ne pouvait pas être considéré comme une preuve convaincante de violence familiale, car il s’agissait essentiellement d’une preuve par ouï‑dire. L’agente n’avait donc pas l’obligation d’en faire état expressément. Ainsi que l’écrivait la Cour d'appel fédérale dans l’arrêt Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, au paragraphe 9, « un décideur n’est pas tenu d’expliquer, pour chaque preuve produite, les raisons pour lesquelles il n’a pas accepté telle ou telle d’entre elles. Il faut considérer l’importance relative de cette preuve par rapport aux autres éléments sur lesquels est fondée la décision ».

 

[32]           Quant à la lettre du père de Mme Pannu, l’agente en a effectivement fait mention, mais elle a estimé que c’était là un document intéressé. Selon elle, la lettre ne s’accordait pas avec le fait que M. Saroya n’avait jamais cherché, au cours des 15 années antérieures, à communiquer directement avec Mme Pannu, et rien ne donnait à entendre que leur relation avait été marquée par des épisodes de violence familiale. Cette conclusion ne m’apparaît pas déraisonnable.

 

[33]           Mme Pannu a allégué le même risque de la part de M. Saroya en cas de retour en Inde que celui qu’elle avait allégué en 1996 au moment de présenter sa demande d’asile, qui a été rejetée. Elle a fait cette même allégation dans sa demande CH et sa demande d’ERAR de 2002, et elle l’a faite encore une fois devant la Commission à l’occasion de l’appel déposé par son second mari à l’encontre de la mesure de renvoi. Dans cet appel, la Commission a jugé que le témoignage de Mme Pannu – plus précisément celui qui concernait les prétendus mauvais traitements qu’elle avait subis – n’était pas crédible et ne s’accordait pas avec le reste de sa déposition ni avec les dépositions des autres témoins. Comme l’a dit le ministre, ses allégations de risque ne se sont pas améliorées  avec le temps, et cela était attesté par l’absence d’une preuve objective confirmant ce risque.

 

[34]           Mme Pannu dit aussi que l’agente n’a pas tenu compte de sa nouvelle condition de femme divorcée, ni de la preuve du traitement réservé aux femmes divorcées en Inde. Mais une lecture attentive de la décision de l’agente montre que cette dernière a bel et bien pris ce facteur en considération. Elle écrivait d’ailleurs ce qui suit (Dossier de la demanderesse, page 10) : [traduction] « La demanderesse a produit un accord de séparation, ainsi qu’un bref d’assignation et un acte introductif d’instance se rapportant au divorce d’avec son mari, M. Pannu. Je tiendrai donc compte des difficultés qu’elle pourrait connaître si elle devait retourner en Inde seule avec sa fille ».

 

[35]           Il est vrai que les motifs de l’agente ont principalement porté sur les allégations de mauvais traitements faites par Mme Pannu, mais l’on ne devrait pas s’en surprendre. La plupart des arguments de Mme Pannu visaient eux aussi à étayer les mauvais traitements qu’elle prétendait avoir subis. L’agente a aussi estimé que l’affirmation de Mme Pannu selon laquelle son père ne subviendrait pas à ses besoins ni à ceux de sa petite‑fille à leur retour en Inde n’était pas appuyée par les faits ni par la preuve. Elle a relevé en particulier que, d’après sa demande CH, la demanderesse habitait chez son père avant d’arriver au Canada et semblait avoir maintenu des relations avec ses parents. Encore une fois, ce n’était pas là une conclusion déraisonnable de la part de l’agente.

 

[36]           L’avocat de Mme Pannu a aussi prétendu que l’agente avait appliqué le mauvais critère lorsqu’elle s’était demandé si Mme Pannu avait avancé des motifs suffisants d’ordre humanitaire. Il a fait porter son argument sur le dernier paragraphe des motifs de l’agente, où celle‑ci écrivait ce qui suit :

[traduction] J’ai considéré comme un tout l’ensemble des renseignements se rapportant à cette demande. Après examen attentif des motifs avancés par la demanderesse, je ne suis pas persuadée qu’il existe des motifs suffisants d’ordre humanitaire pour que j’approuve cette demande de dispense. Une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire n’a pas pour objet de servir de solution de rechange pour l’immigration au Canada. Je suis d’avis que la demanderesse serait en mesure de présenter une demande d’immigration au Canada en recourant à la procédure habituelle, c’est‑à‑dire en présentant sa demande depuis l’étranger, sans qu’il soit nécessaire pour elle de présenter une demande de dispense d’application des règles habituelles au motif que l’application de telles règles l’exposerait à un risque pour sa vie ou pour sa sécurité personnelle.

 

 

[37]           Je ne crois pas que la mention, dans la dernière phrase, du risque pour la vie ou la sécurité personnelle soit la preuve que l’agente a appliqué le mauvais critère. En premier lieu, l’agente pouvait certainement adopter les conclusions de fait de sa décision d’ERAR dans l’analyse qu’elle faisait de la demande CH (Liyanage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1045, au paragraphe 41). Deuxièmement, après lecture du paragraphe entier, il apparaît clairement que l’agente arrivait à la conclusion que la demanderesse ne connaîtrait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives puisqu’il n’existait aucune preuve objective d’un risque personnalisé. Non seulement l’agente a correctement exposé, au tout début de ses motifs, le critère d’appréciation des demandes CH, mais aussi elle a conclu de la manière suivante son examen des risques et difficultés allégués par la demanderesse :

[traduction] Au vu de la preuve que j’ai devant moi, je suis d’avis que la demanderesse n’a pas produit une preuve convaincante permettant d’établir qu’elle est exposée à un risque personnalisé pour sa vie ou à une menace venant de son ex‑mari pour la sécurité de sa personne si elle devait retourner en Inde. Pareillement, je suis d’avis que la demanderesse n’a pas produit une preuve suffisamment concluante pour établir que les difficultés afférentes à son retour en Inde équivalent à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

 

 

[38]           Par conséquent, je suis d’avis que l’agente a appliqué le bon critère dans l’appréciation de la demande CH de Mme Pannu. La même conclusion vaut pour les observations de l’agente relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant. Mme Pannu fait valoir que l’agente d’immigration a mal appliqué ici la notion de « difficultés injustifiées », et elle invoque à cette fin l’extrait suivant de la décision de l’agente :

[traduction] Je suis également d’avis que la demanderesse n’a pas établi que les difficultés générales entraînées par l’obligation de se réinstaller et de s’établir à nouveau dans un autre pays auraient sur sa fille d’importantes répercussions négatives pouvant équivaloir à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[39]           Il est bien établi que l’agente d’immigration avait l’obligation d’évaluer les difficultés que risquaient de rencontrer Mme Pannu et sa fille si elles devaient retourner en Inde afin d’y présenter une demande de résidence permanente au Canada (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817). En procédant à cette évaluation, l’agente se devait d’être « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, l’agente n’était pas tenue de voir dans l’intérêt supérieur de l’enfant un facteur prépondérant ou déterminant lorsqu’elle s’est demandé si une dispense d’application des règles habituelles était justifiée dans les circonstances considérées. Ainsi que l’écrivait le juge Décary dans l’arrêt Legault, précité, au paragraphe 12 :

Bref, l’agent d’immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, précité, au paragraphe 75), mais une fois qu’il l’a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances de l’espèce. La présence d’enfants, contrairement à ce qu’a conclu le juge Nadon, n’appelle pas un certain résultat. Ce n’est pas parce que l’intérêt des enfants voudra qu’un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui, comme le constate à juste titre le juge Nadon, sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n’a pas voulu, à ce jour, que la présence d’enfants au Canada constitue en elle‑même un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays […]

 

 

 

[40]           Je reconnais avec le ministre que l’argument de la demanderesse fait prédominer la forme sur le fond. Il est vrai que l’agente n’a pas considéré l’intérêt supérieur de Gurneet séparément de son appréciation du niveau de difficultés que rencontrerait Gurneet si elle retournait en Inde avec sa mère. Mais, comme l’écrivait le juge Décary dans l’arrêt Hawthorne, précité, au paragraphe 4, ce sont là en réalité deux aspects d’une même analyse :

On détermine l’« intérêt supérieur de l’enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l’enfant si son parent n’était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l’enfant, soit advenant le renvoi de l’un de ses parents du Canada, soit advenant qu’elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l’étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d’une même médaille, celle‑ci étant l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

 

 

[41]           Essentiellement, ce qui importe véritablement, ce ne sont pas les mots employés par l’agente, mais la question de savoir si elle a été effectivement réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur de Gurneet. Tout en relevant qu’il appartenait à Mme Pannu de choisir de retourner ou non en Inde avec Gurneet, l’agente a décidé de se concentrer sur le scénario le plus probable, celui du départ de Mme Pannu avec son enfant. L’agente a alors conclu que, si Gurneet devait retourner en Inde, elle s’adapterait à la vie dans ce pays étant donné qu’elle parle le panjabi, qu’elle a suivi un enseignement préscolaire à l’école Khalsa de Surrey et qu’elle a été exposée à la culture panjabi par l’entremise de la communauté sikh à Surrey. Ce n’était pas là une conclusion déraisonnable.

 

[42]           Finalement, Mme Pannu a fait valoir que l’agente a commis une erreur en ne considérant pas qu’elle pouvait être jugée inadmissible pour raisons médicales si elle était contrainte de solliciter depuis l’Inde la résidence permanente au Canada. Je reconnais avec le ministre qu’il est injuste de blâmer l’agente parce qu’elle n’a pas trancher un point à propos duquel Mme Pannu n’avait produit aucune preuve dans sa demande. Même si l’agente avait voulu évaluer la situation médicale de Mme Pannu, elle n’aurait disposé d’aucun élément de preuve pour se prononcer en la matière.

 

[43]           Je suis donc d’avis, pour tous les motifs susmentionnés, de rejeter la demande de contrôle judiciaire. Il n’a été proposé aucune question à certifier, et aucune question ne sera donc certifiée.

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’a été proposé aucune question à certifier, et aucune question n’est donc certifiée.

 

"Yves de Montigny"

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1975‑06

 

INTITULÉ :                                       Baljit Kaur Pannu c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

           

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 1er NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 9 NOVEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Christopher Elgin                                                                      POUR LA DEMANDERESSE

 

Helen Park                                                                               POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elgin, Cannon & Associates                                                      POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Vancouver (C.‑B.)

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

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