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Date : 20061109

Dossier : IMM‑325‑06

Référence : 2006 CF 1359

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

CHIH‑YIN LAI

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui lui a refusé le statut de résidente permanente.

 

Le contexte

[2]               La demanderesse a obtenu le droit d’établissement au Canada le 17 août 1996, à l’âge de neuf ans. Elle est arrivée au Canada en tant que personne à charge de son père, mais elle et sa famille sont retournées à Taiwan dans les 12 jours qui ont suivi leur arrivée. Les parents de la demanderesse sont retournés à Taiwan pour y vivre et y travailler. Elle‑même y est retournée pour y fréquenter l’école. Entre 1996 et 2002, la famille est revenue au Canada occasionnellement, mais n’y a pas établi sa résidence. À une certaine date, la famille a acheté un appartement à Burnaby, mais elle ne l’a jamais occupé et elle a fini par le vendre.

 

[3]               Ce n’est qu’en août 2002 que la demanderesse est revenue au Canada pour y entreprendre ses études secondaires en Colombie‑Britannique. Elle avait alors quinze ans. Ses parents ont continué de vivre et de travailler à Taiwan et, à toutes fins utiles, ils semblent avoir abandonné tout projet d’établir leur résidence au Canada ou d’obtenir la citoyenneté canadienne.

 

[4]               Sauf quelques vacances prises à Taiwan, la demanderesse a toujours vécu en Colombie‑Britannique depuis août 2002, où elle poursuit des études secondaires à plein temps. Durant cette période, elle a vécu chez des amis de sa famille, mais a été soutenue financièrement par ses parents.

 

[5]               En 2004, la demanderesse a sollicité à Taiwan un document de voyage qui lui permettrait de revenir au Canada en tant que résidente permanente. Cette demande a été rejetée par un agent des visas, qui a estimé qu’elle n’avait pas rempli les conditions de résidence prévues par la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Ces dispositions l’obligeaient à résider effectivement au Canada durant un minimum de 730 jours au cours des cinq années antérieures. À ce stade, la demanderesse avait été physiquement présente au Canada durant seulement 443 jours au cours de ladite période de cinq ans.

 

La décision de la SAI

[6]               La demanderesse a contesté devant la Commission la décision de l’agent des visas de lui refuser un permis de retour pour résident permanent, en invoquant trois motifs :

1.         les modifications apportées aux règles de résidence par l’entrée en vigueur de la LIPR en 2002 n’auraient pas dû s’appliquer à son cas. Autrement dit, les règles de résidence prévues par l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2 (l’ancienne Loi) s’appliquaient encore;

2.         si les règles de résidence de la LIPR s’appliquaient effectivement à son cas, alors elles étaient contraires à l’article 7 de la Charte et elles ne pouvaient pas lui être opposées; et

3.         l’agent des visas avait commis une erreur en affirmant que les motifs d'ordre humanitaire invoqués par la demanderesse étaient insuffisants pour justifier dans son cas une mesure spéciale.

 

[7]               La décision de la Commission renferme une analyse détaillée et réfléchie des antécédents et des objets de la LIPR, et elle prête une attention particulière à ses dispositions transitoires. La Commission a examiné attentivement tous les arguments avancés au nom de la demanderesse et les a rejetés.

 

[8]               La demanderesse a fait valoir que les règles de résidence prévues par la LIPR ne devraient pas s’appliquer à elle parce que ce serait alors donner un effet rétrospectif ou rétroactif à la législation – un effet que le législateur n’a pu envisager. Cet argument a été rejeté par la Commission, pour les motifs suivants :

[30]    Lorsque ces dispositions sont interprétées ensemble, il est évident que le législateur a prévu des dispositions particulières au titre de la Loi et du Règlement relativement à l’obligation de résidence, qui s’appliquaient immédiatement à tous les résidents permanents. Tenant compte de ces dispositions dans le contexte des objectifs énoncés dans la Loi et dans le REIR, ainsi que du principe fondamental énoncé dans Chiarelli, à mon avis, le législateur avait manifestement l’intention que les dispositions de la Loi et du Règlement relatives à l’obligation de résidence s’appliquent aux personnes qui étaient résidents permanents au sens de l’ancienne Loi et que toute partie de la période antérieure à l’entrée en vigueur de la Loi fasse partie de la période quinquennale à prendre en compte dans le calcul effectué pour déterminer si l’obligation de résidence avait été respectée. Selon les principes d’interprétation des lois établis, toute autre interprétation rendrait certaines dispositions de la Loi et du Règlement redondantes ou sans objet, situation qui n’aurait pas été conforme à l’intention du législateur. Lorsque je lis, dans leur sens grammatical et courant, les termes précis utilisés dans les dispositions pertinentes de la Loi et du Règlement de manière à se fondre harmonieusement avec les dispositions de la Loi et du Règlement ainsi qu’avec l’objectif et l’intention du législateur, je suis convaincue que les dispositions de la Loi et du Règlement relatives à l’obligation de résidence exigent explicitement d’être interprétées comme si elles s’appliquaient rétrospectivement aux personnes qui étaient résidents permanents au sens de l’ancienne Loi.

 

 

La Commission a conclu aussi que la demanderesse n’avait pas de droits acquis au titre de l’ancienne Loi de telle sorte que la présomption d’intégrité de tels droits n’intervenait pas.

 

[9]               L’argument de la demanderesse fondé sur la Charte a été lui aussi rejeté par la Commission, sur le fondement suivant :

[59]    Je détermine que l’allégation de l’appelante, selon laquelle il y a eu atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne, n’est pas fondée; elle n’a par conséquent pas réussi à démontrer que la question à trancher fait intervenir un droit garanti à l’article 7. Les articles de l’ancienne Loi et de l’ancien Règlement qui régissent l’obligation de résidence prévoient un moyen permettant aux résidents permanents qui satisfont aux exigences de ces dispositions d’entrer et de rester au Canada, mais entraînant la perte du statut de résident permanent pour ceux qui omettent de respecter ces exigences. Le législateur a le droit d’édicter une telle loi, et tous les résidents permanents, y compris ceux qui étaient résidents permanents au sens de l’ancienne Loi, sont assujettis à ces obligations de résidence. En édictant ces dispositions, le législateur n’a pas interféré avec le droit de l’appelante de prendre des décisions personnelles fondamentales, car les décisions de cette dernière devaient être prises dans le contexte de ses obligations relatives à l’obligation de résidence au titre de la législation, qui pouvait être modifiée n’importe quand. De plus, l’appelante ne perd pas automatiquement son statut de résident si elle ne respecte pas les exigences en matière d’obligation de résidence. Elle a le droit d’en appeler, et d’autres options s’offrent à elle. De plus, si l’appelante perd son statut de résident permanent, il ne lui est pas interdit de manière permanente d’entrer au Canada; elle ne va faire l’objet que d’une mesure d’interdiction de séjour, qui ne constitue pas un empêchement à une autre réadmission légale au Canada. D’autres options s’offrent à l’appelante pour entrer ou rester au Canada à la suite de toute décision personnelle qu’elle pourrait prendre relativement à son lieu de résidence, d’études, de travail ou de voyage.

 

[60]    À mon avis, les conséquences de l’application rétrospective des dispositions de la Loi et du Règlement relatives à l’obligation de résidence pour les personnes qui étaient résidents permanents avant l’entrée en vigueur de la Loi ne sont pas assimilables à une atteinte aux droits garantis par la Charte. L’appelante n’a pas réussi à démontrer qu’il y avait eu atteinte à ses droits à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne consécutivement à l’application rétrospective des dispositions relatives à l’obligation de résidence prévues dans la Loi et le Règlement.

 

 

Puis la Commission a estimé, subsidiairement, qu’une atteinte aux droits garantis à la demanderesse par l’article 7 de la Charte ne serait pas contraire aux principes de justice fondamentale. Dans une grande mesure, cette conclusion s’appuyait sur la reconnaissance, par le législateur, des motifs d’ordre humanitaire comme moyen accessoire de remplir les conditions de résidence permanente, outre le droit de faire appel ou d’obtenir un contrôle judiciaire.

 

[10]           Si la Commission a rejeté les affirmations de la demanderesse selon lesquelles elle était fondée à une mesure spéciale pour motifs d’ordre humanitaire, c’est en raison de plusieurs constats, dont les suivants :

1.         les longues absences de la demanderesse du Canada durant la quasi‑totalité de la période comprise entre 1996 et 2002;

2.         l’absence du Canada de la famille immédiate de la demanderesse, depuis le retour de la demanderesse au Canada en 2002;

3.         l’intérieur supérieur de la demanderesse à rester auprès de ses parents à Taiwan, eu égard en particulier au fait qu’elle continuait de compter sur eux pour subvenir à ses besoins, financiers ou autres;

4.         le témoignage quelque peu ambigu de la demanderesse à propos de ses motivations et intentions dans le choix de son lieu de résidence, du moins après qu’elle eut atteint l’âge de quatorze ans;

5.         la preuve relativement faible du niveau d’établissement de la demanderesse au Canada depuis 2002, y compris ses nombreux retours à Taiwan pour y passer des vacances et le fait qu’elle n’a pas de liens sociaux ici;

6.         l’absence d’une preuve de réelles difficultés si la demanderesse retournait à Taiwan pour y vivre auprès de ses parents; et

7.         la possibilité pour la demanderesse de revenir au Canada pour y terminer ses études à la faveur d’un visa d’étudiant ou, plus tard, à titre de résidente permanente de son propre chef.

 

Les points en litige

1.         Compte tenu des points soulevés, quelle norme de contrôle est applicable?

2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur quand elle a dit que les règles de résidence fixées par la LIPR s’appliquaient au cas de la demanderesse?

3.         La Commission a‑t‑elle commis des erreurs susceptibles de contrôle dans son évaluation des motifs d’ordre humanitaire?

4.         Une question devrait‑elle être certifiée?

 

Analyse

La norme de contrôle

[11]           S’agissant de savoir si la Commission a commis une erreur en appliquant les règles de résidence fixées par la LIPR, je fais mienne la conclusion à laquelle est arrivée la Cour dans la décision Chu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. n° 1119, 2006 CF 893, où elle a jugé que la norme de contrôle est celle de la décision correcte (voir les paragraphes 58 et 59).

 

[12]           Comme les arguments avancés au nom de la demanderesse à propos de la conclusion de la Commission portant sur les motifs d'ordre humanitaire sont tous tributaires des faits ou de la preuve, j’adopte, pour la norme de contrôle, l’analyse qu’a effectuée le juge en chef dans la décision Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 1465, 2005 CF 1218. Selon lui, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer dans les cas semblables est celle de la décision manifestement déraisonnable (voir les paragraphes 24 à 31).

 

Les règles de résidence prévues par la LIPR sont‑elles applicables?

[13]           La demanderesse fait valoir que les conditions de résidence prévues par la LIPR n’auraient pas dû être appliquées à son cas, en disant que la LIPR est entrée en vigueur en 2002, après qu’elle eut obtenu le droit d’établissement au Canada. Elle soutient que, si les nouvelles règles de résidence sont appliquées à son cas, elle est injustement privée de son droit « acquis » de bénéficier des règles de résidence telles qu’elles existaient dans l’ancienne Loi.

 

[14]           Je n’entends pas analyser en profondeur les points soulevés au nom de la demanderesse portant sur la question de la rétroactivité, parce que les mêmes arguments ont tous été examinés et rejetés catégoriquement par la juge Elizabeth Heneghan dans la décision Chu, précitée – un précédent dont les circonstances sont identiques à celles dont il s’agit ici. Je considère comme un énoncé correct de l’état du droit sur la question à la fois le raisonnement de la Commission, évoqué plus haut, et les motifs exposés par la juge Heneghan dans la décision Chu, précitée, aux paragraphes 67 et 68 (et non aux paragraphes 23 et 24, comme il est erronément indiqué) :

67.    Je rejette les arguments de la demanderesse qui prétend qu’elle avait un droit acquis à ce que son statut de résidente permanente soit évalué selon le critère du désistement élaboré relativement à l’ancienne loi. Je suis d’avis que le statut de résident permanent est par nature souple. Il est accordé par l’État, qui exerce le pouvoir de réglementer l’admission de non‑citoyens au Canada. Il peut être perdu, par suite des agissements de l’intéressé. Il n’aboutit pas automatiquement au statut de citoyen. Il est fondamentalement différent des droits qui découlent d’un contrat de droit privé, ce dont il s’agissait dans l’arrêt Dikranian.

 

68.    Je reconnais avec le défendeur que le régime légal actuel, instauré par la LIPR, comporte des effets rétrospectifs, en ce qui concerne l’observation des conditions de résidence. La loi écarte la présomption de non‑rétroactivité des lois puisqu’elle dit sans équivoque qu’elle s’applique aux questions d’immigration à compter du 28 juin 2002. Dans l’arrêt Benner, la Cour suprême du Canada a reconnu qu’il n’y a aucun droit acquis à ce qu’une demande d’asile soit jugée selon un ensemble particulier de règles. Dans la décision McAllister, la Cour a fait les observations suivantes au paragraphe 53 :

 

À mon avis, M. McAllister, ayant présenté une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention, n’avait aucun droit, acquis ou inscrit, à ce que cette revendication soit étudiée conformément aux règles en vigueur au moment de la présentation; il n’avait plutôt que le droit de voir sa revendication étudiée selon les règles en vigueur au moment de l’étude. Il était une personne qui n’avait pas le droit d’entrer ou de demeurer au Canada, sauf comme le prévoit la Loi sur l’immigration et, à mon avis, toute revendication présentée en vue d’entrer ou de demeurer dans le pays est assujettie à la loi applicable au moment de l’examen de cette revendication, et non au moment de sa présentation.

 

 

[15]           Je ne partage pas l’avis selon lequel la décision Chu est erronée ou constitue une mauvaise interprétation de la jurisprudence applicable. La demanderesse n’avait pas un droit acquis à l’application des anciennes règles de résidence. Le statut dont elle jouissait en vertu de l’ancienne Loi dépendait de son aptitude à observer lesdites règles à ce moment‑là et à établir qu’elle continuait à s’y conformer. Lorsque les règles en question ont été modifiées par la LIPR, elle n’avait aucun droit à ce qu’elles demeurent applicables à son cas. Il est tout simplement inexact de dire que les droits de la demanderesse « se sont figés » à la date à laquelle elle a obtenu le droit d’établissement au Canada.

 

[16]           Le statut légal de la demanderesse était aussi tout à fait différent de celui dont il s’agissait dans l’arrêt Dikranian c. Québec (Procureur général), [2005] A.C.S. n° 75, 2005 CSC 73. Dans cet arrêt, la Cour suprême a jugé que « le simple droit de se prévaloir d’un texte législatif abrogé, dont jouissent les membres de la communauté ou une catégorie d’entre eux à la date de l’abrogation d’une loi, ne peut être considéré comme un droit acquis » (voir paragraphe 39). Les droits de l’appelant s’étaient figés parce que le contrat en cause avait été signé avant l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions légales. Ici, le statut de la demanderesse comme résidente permanente n’était pas fixé d’une façon permanente à la date de l’acquisition de son droit d’établissement, mais était plutôt assujetti aux règles juridiques régissant le maintien de ce statut.

 

[17]           J’adopte donc sans réserve le jugement rendu par la Cour dans l’affaire Chu, ainsi que la décision rendue par la Commission dans la présente affaire, et je rejette les arguments de la demanderesse portant sur l’interprétation des dispositions législatives.

 

Les arguments de la demanderesse au regard de la Charte

[18]           Lorsque cette affaire m’a été soumise, l’avocat de la demanderesse a voulu soulever un point relevant de l’article 7 de la Charte, mais a reconnu qu’il n’avait pas signifié dans le délai requis un avis aux divers procureurs généraux, comme le requiert l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7. Il a sollicité une prorogation du délai pour pouvoir se conformer à cette obligation, mais j’ai estimé que la Cour n’avait pas le pouvoir de prononcer une telle mesure. Puisque je n’ai pas été saisi valablement de cet aspect du dossier, je m’abstiendrai d’y donner suite sauf à faire observer que les mêmes arguments furent étudiés, puis rejetés, dans la décision Chu, précitée.

 

Les arguments en faveur d’une mesure fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[19]           La demanderesse a avancé plusieurs arguments pour contester la conclusion de la Commission portant sur les motifs d’ordre humanitaire.

 

[20]           Elle admet que la Commission a comme il convient pris acte de ce que l’on appelle les facteurs Ribic (voir la décision Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.C.A.I. n° 4), mais elle fait valoir que ces facteurs n’ont pas été « validement pris en compte ».

 

[21]           Selon la demanderesse, la Commission n’a pas précisé si, dans son examen des circonstances entourant l’inobservation de l’obligation de résidence, elle appliquait les règles de la LIPR ou les règles de l’ancienne Loi. Je partage l’avis du défendeur selon lequel la Commission appliquait manifestement les règles de la LIPR, puisqu’elle avait déjà jugé que ces règles s’appliquaient rétroactivement au cas de la demanderesse.

 

[22]           La demanderesse a aussi fait valoir que la Commission avait commis une erreur dans sa manière de considérer la question de l’« intention de renoncer à la résidence permanente au Canada ». L’emploi par la Commission d’une double négation lorsqu’elle a décidé ce point est maladroit, mais je ne suis pas convaincu que la Commission a commis une erreur. Ce sur quoi réfléchissait la Commission était la difficulté de discerner, chez une enfant à charge et relativement jeune, une intention qui lui fût vraiment propre. Le témoignage produit par la demanderesse devant la Commission concordait avec la conclusion de la Commission selon laquelle ses intentions au regard du Canada étaient inextricablement liées à celles de ses parents, et donc quelque peu ambiguës. Il est inexact aussi de dire que la Commission a commis une erreur quand elle a évalué la capacité de la demanderesse d’avoir par elle‑même l’intention de ne renoncer à la résidence permanente au Canada. La Commission reconnaît que l’âge de quatorze ans est un âge auquel une telle intention pourrait bien se manifester, mais elle a néanmoins conclu que la demanderesse n’avait pas manifesté une telle intention. C’est là une conclusion de fait que la Commission, au vu de la preuve, pouvait raisonnablement tirer.

 

[23]           La demanderesse critique la décision de la Commission qui, selon elle, ne tient pas assez compte du temps qu’elle avait passé au Canada depuis 2002. Elle dit que la Commission a dû négliger de tenir compte du temps qu’elle a passée au Canada jusqu’au moment de l’instruction de son appel, parce qu’il n’est fait aucune mention de sa période de résidence au Canada entre le refus du document de voyage en 2004 et l’instruction de l’appel le 6 avril 2005, et parce que la seule mention faite par la Commission concerne la période de 443 jours passés par la demanderesse au Canada jusqu’à la décision de 2004 de l’agent des visas.

 

[24]           Je ne crois pas que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a calculé la période au cours de laquelle la demanderesse a résidé au Canada. Elle dit expressément dans sa décision que l’évaluation des motifs d'ordre humanitaire devait se faire à la date de l’audience (voir paragraphe 73). Tout ce que la Commission a dit de surcroît, c’est que la demanderesse avait passé très peu de temps au Canada depuis 1996. Il appert aussi de la décision que la Commission a considéré les liens de la demanderesse avec le Canada jusqu’à l’audience tenue en 2005 et qu’elle n’a pas vu dans la date de la décision de l’agent des visas une date butoir pour la prise en compte de motifs d'ordre humanitaire.

 

[25]           La demanderesse conteste la conclusion de la Commission selon laquelle elle n’avait pas véritablement cherché à revenir au Canada à la première occasion. Elle dit que, à un si jeune âge, il n’aurait pu en être autrement et que la décision de la Commission était donc abusive. Il est vrai que la non‑préservation dans ce pays du statut de la demanderesse au regard de l’immigration ne saurait lui être imputable en bonne part, mais je ne crois pas que la Commission a commis une erreur en tenant compte de ses longues absences du Canada entre 1996 et 2002. La Commission ne blâmait pas la demanderesse ni ne lui attribuait une responsabilité personnelle lorsqu’elle a pris cette preuve en considération, elle prenait simplement note d’un fait indéniable.

 

[26]           Un enfant à charge, et d’un jeune âge, est peu à même, sinon pas du tout, de remplir par lui‑même l’obligation de résidence qui est imposée pour assurer la préservation de son statut de résident permanent ou pour établir les véritables liens avec le Canada qui sont en général nécessaires à la prise de mesures spéciales au titre de motifs d'ordre humanitaire. Dans la plupart des cas, l’enfant ne peut faire que ce que ses parents sont disposés à lui permettre ou à appuyer. Le statut de la demanderesse au Canada a sans doute été compromis par les décisions de ses parents, mais sa demande de mesures spéciales ne saurait être renforcée par lesdites décisions.

 

[27]           La conclusion de la Commission selon laquelle il était dans l’intérêt de la demanderesse, en tant qu’« enfant », de retourner vivre auprès de ses parents à Taiwan est une conclusion fondée sur la preuve. Cette conclusion ne saurait être qualifiée de déraisonnable, et certainement pas de manifestement déraisonnable. La Commission a relevé que la demanderesse était une enfant unique qui comptait sur le soutien, notamment financier et affectif, de ses parents. Elle a aussi relevé que le désir de ses parents de conserver intacte la famille jusqu’en 2002, sans oublier les voyages de la demanderesse à Taiwan après 2002, constituait l’admission d’une dépendance réciproque constante.

 

[28]           La Commission a accordé un poids supérieur à sa propre opinion de ce qui serait conforme à l’intérêt de la demanderesse, plutôt qu’à la préférence déclarée par celle‑ci, mais il m’est impossible de dire que la position adoptée par la Commission en la matière était déraisonnable. Après tout, plusieurs éléments appuyaient la conclusion de la Commission, et il n’appartient pas à la Cour d’y substituer son propre point de vue, quand bien même une autre conclusion aurait pu être tirée au vu des mêmes faits.

 

[29]           On fait aussi valoir, au nom de la demanderesse, que la Commission a commis une erreur en affirmant que l’état de santé de sa mère avait été l’une des raisons du prompt retour de la famille à Taiwan. Cet argument est sans fondement. La demanderesse avait dit dans son témoignage que le retour de la famille à Taiwan avait « peut‑être » été motivé par la présence de ses grands‑parents paternels et maternels à Taiwan. Elle avait aussi évoqué, répondant à une question sur le sujet, les problèmes cardiaques de sa mère comme l’une des raisons pour lesquelles celle‑ci n’était pas restée au Canada, mais elle avait nuancé son propos en ajoutant que sa mère reviendrait probablement au Canada pour vivre avec elle lorsqu’elle entrerait à l’université. Comme ce fut le cas pour la plus grande part du témoignage de la demanderesse, les motifs qu’elle avait donnés à la Commission pour expliquer son retour à Taiwan avaient été flottants et hésitants. Dans sa décision, la Commission évoque évidemment l’état de santé de la mère, mais les raisons censées justifier le retour de la mère à Taiwan en 1996 avaient présenté peu de valeur probante, voire aucune, et n’avaient pas justifié plus ample examen de la part de la Commission.

 

[30]           Pour conclure, pas un seul des arguments avancés au nom de la demanderesse concernant la manière dont la Commission a traité sa demande de mesures spéciales pour motifs d'ordre humanitaire n’est fondé. Ici, je ferais miennes les observations du juge en chef dans la décision Khosa, précitée, aux paragraphes 37 et 38 :

[37]    Le tribunal de trois membres de la SAI, tous des juges des faits en l’espèce, a entendu le même témoignage et examiné le même dossier. L’appréciation faite par les membres a divergé, particulièrement sur la question des remords. On demande en bout de ligne à la Cour d’apprécier à nouveau, au regard de l’ensemble des facteurs énoncés dans la décision Ribic, la preuve dont la SAI disposait. Ce n’est pas là le rôle d’un tribunal siégeant en révision.

 

[38]    Dans l’arrêt Chieu, précité, au paragraphe 66, la Cour suprême du Canada a signalé que le législateur voulait que la SAI ait un vaste pouvoir discrétionnaire d’autoriser des résidents permanents faisant face au renvoi de demeurer au Canada s’il était équitable de le faire. La déclaration sur ce point de mon collègue le juge W. Andrew MacKay, dans la décision Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 605 (1re inst.) (QL), au paragraphe 75, est toujours pertinente :

 

75 Le pouvoir discrétionnaire étendu qui est conféré à la section d’appel en ce qui concerne sa compétence en equity est prévu à l’alinéa 70(1)b) de la Loi, qui habilite la section d’appel à déterminer « eu égard aux circonstances particulières de l’espèce », si un résident permanent devrait être renvoyé du Canada. Lorsque ce pouvoir discrétionnaire a été exercé de bonne foi et sans être influencé par des considérations non pertinentes et qu’il n’est pas exercé de façon arbitraire ou illégale, la Cour n’a pas le droit d’intervenir, même si elle aurait pu exercer ce pouvoir discrétionnaire différemment si elle avait été à la place de la section d’appel.

 

[Souligné dans la décision Khosa]

 

[31]           Finalement, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

Une question devrait‑elle être certifiée?

[32]           Dans la décision Chu, précitée, la Cour a certifié la question suivante : « La période de cinq ans dont parle l’article 28 de la LIPR englobe‑t‑elle les périodes antérieures au 28 juin 2002? ».

 

[33]           Pour donner à la demanderesse le bénéfice de l’appel en cours formé contre la décision Chu, précitée, je certifierai ici la même question.

 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

            LA COUR ORDONNE AUSSI que la question suivante est certifiée :

La période de cinq ans dont parle l’article 28 de la LIPR englobe‑t‑elle les périodes antérieures au 28 juin 2002?

 

« R. L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM‑325‑06

 

 

INTITULÉ :                                                               LAI c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         Vancouver (C.‑B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 10 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 9 NOVEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gordon H. Maynard

 

POUR LA DEMANDERESSE

Banafsheh Sokhansanj

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gordon H. Maynard

Maynard & Stojicevic

Vancouver (C.‑B.)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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