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Date : 20061116

Dossier : IMM-225-06

Référence : 2006 CF 1389

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

MEHDI LATIFI

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

INTRODUCTION

 

[1]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, déposée conformément aux articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, le demandeur, Mehdi Latifi, conteste la décision rendue le 8 décembre 2005 (la décision) par l’agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente). Cette dernière a refusé d’accorder au demandeur une exemption des exigences de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), qui lui aurait permis de présenter au Canada sa demande de résidence permanente en invoquant des circonstances d’ordre humanitaire (la demande CH).

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est citoyen iranien. Il est entré au Canada le 7 mars 2001 et a demandé le statut de réfugié en invoquant ses opinions politiques. Le demandeur soutient qu’il risque d’être persécuté en Iran en raison de son engagement politique en faveur de l’Organisation des Fedayin (Minorité). Dans sa décision du 7 janvier 2002, la Section du statut de réfugié (SSR), comme elle s’appelait alors, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, a rejeté la demande du statut de réfugié du demandeur. 

 

[3]               Le 23 janvier 2002, le demandeur a demandé un examen selon la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada; cette demande a par la suite été convertie en examen des risques avant renvoi (demande d’ERAR) quand la LIPR est entrée en vigueur le 28 juin 2002.

 

[4]               En mars 2005, le demandeur a déposé une demande CH sollicitant une exemption de l’exigence établie dans la LIPR selon laquelle il doit présenter sa demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada. Le demandeur affirme que deux facteurs favorisent l’exemption de l’exigence qu’il retourne en Iran pour y faire sa demande de résidence permanente. Le premier facteur est le risque de persécution que le demandeur a décrit dans sa demande d’asile. Le second facteur est son emploi de soudeur et les difficultés que la perte de ses services causerait à son employeur.

 

[5]               La demande CH et la demande d’ERAR ont été examinées par la même agente. Le 6 décembre 2005, l’agente a rendu une décision défavorable quant à la demande d’ERAR. Cette décision fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire distincte (IMM-224-06) qui a été entendue en même temps que la présente affaire. Après avoir examiné le contexte entourant la demande CH, l’agente a informé le demandeur le 8 décembre 2005 qu’elle avait décidé de ne pas lui accorder d’exemption.

 

[6]               Le 7 mars 2006, le juge Edmond Blanchard a ordonné qu’il soit sursis au renvoi du demandeur en attendant que soient tranchées ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire en l’espèce et dans le dossier IMM‑224-06. Le juge Robert Barnes a par la suite accordé, le 18 mai 2006, l’autorisation de présenter la demande de contrôle judiciaire visant la décision CH.

 

LES DISPOSITIONS PERTINENTES

 

[7]               Les décisions relatives aux demandes CH sont prises par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, ou par son représentant, conformément à l’article 25 de la LIPR. En particulier, le paragraphe 25(1) confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’exempter tout étranger des obligations imposées par la LIPR si des circonstances d’ordre humanitaire le justifient :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

LA DÉCISION À L’ÉTUDE

 

[8]               Dans ses motifs, l’agente a affirmé que le demandeur n’avait pas prouvé que les difficultés auxquelles il ferait face s’il devait demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada seraient [traduction] « inhabituelles, injustifiées ou excessives ». En tirant cette conclusion, l’agente a exposé les arguments favorables à la demande CH et ceux qui ne l’étaient pas. Parmi les arguments favorables, l’agente a souligné que le demandeur avait un emploi et qu’il subvenait à ses besoins, qu’il avait un bon dossier au Canada et qu’il avait démontré un certain engagement dans la collectivité. Parmi les arguments défavorables, l’agente a mentionné les décisions défavorables faisant suite aux demandes du statut de réfugié et d’ERAR, le fait que des membres de sa famille habitent l’Iran et le fait qu’il n’avait prouvé qu’un degré d’établissement modéré au Canada.

 

[9]               L’agente a pris en considération les facteurs pertinents dans le cadre de demandes CH : 1) les relations conjugales, familiales ou personnelles qui entraîneraient des difficultés si elles étaient brisées; 2) les enfants du demandeur au Canada; 3) les difficultés ou les sanctions lors du retour dans le pays d’origine; 4) la preuve du degré d’établissement au Canada; 5) l’établissement, les liens ou la résidence dans n’importe quel autre pays. L’agente a noté que les deux premiers facteurs n’étaient pas pertinents dans le cas du demandeur. Au sujet du cinquième facteur, l’agente a noté que la mère, les quatre sœurs et le frère du demandeur vivaient en Iran et que celui‑ci avait travaillé en tant que soudeur en Iran. La décision de l’agente portait principalement sur les deux autres facteurs : les difficultés ou les sanctions lors du retour en Iran ainsi que la preuve de l’établissement au Canada.

 

[10]           Pour ce qui est des difficultés ou des sanctions lors du retour en Iran, l’agente a affirmé que, en sa qualité d’agente d’ERAR, elle avait examiné la preuve concernant les risques auxquels le demandeur serait personnellement exposé au regard des critères des articles 96 et 97 de la LIPR. Dans sa décision CH, l’agente a expressément fait référence aux motifs ayant mené au rejet de la demande d’ERAR du demandeur. En particulier, l’agente a souligné l’absence de toute preuve objective vérifiable concernant le passé présumé du demandeur en tant que prisonnier politique. L’agente a également examiné la preuve documentaire et a conclu que chaque document avait peu de valeur probante. En outre, en ce qui a trait aux activités politiques du demandeur au Canada, l’agente a noté qu’il n’avait produit aucune preuve concrète de ces activités et, en conséquence, elle a accordé peu de valeur à son allégation voulant que son militantisme politique au Canada l’exposerait à un risque en Iran. Finalement, l’agente a convenu que la preuve documentaire portant sur les conditions dans le pays montrait que l’Iran violait les droits fondamentaux de la personne. Cependant, l’agente a jugé que les conditions dans le pays n’établissaient pas en soi l’existence d’une menace à la vie ou à la sécurité du demandeur.

 

[11]           En ce qui concerne l’établissement, l’agente a conclu que le demandeur n’avait pas démontré que le degré d’établissement qu’il avait atteint après cinq années au Canada était tel que demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada constituerait une difficulté inhabituelle, injustifiée ou démesurée. Parmi les preuves étayant l’établissement du demandeur au Canada, l’agente a mentionné son emploi à temps plein en tant que soudeur ainsi que son bon dossier en tant que citoyen. Cependant, l’agente a également souligné qu’elle disposait de peu de preuve faisant état de sa connaissance de l’anglais ou du français, de biens accumulés ou d’une intégration sociale ou communautaire importante. Finalement, même si l’agente a convenu que le demandeur était un employé hautement estimé, elle a conclu que toute difficulté causée à son employeur par la perte de ses compétences serait grandement attribuable à l’employeur même, s’il n’a pas pris la peine d’embaucher ni de former des soudeurs pour ses activités commerciales pendant le temps écoulé.

 

[12]           En définitive, l’agente a déterminé que la preuve ne lui permettait pas de conclure que le demandeur serait probablement exposé à une menace à sa vie ou à sa sécurité en Iran. De plus, l’agente a déclaré que, en raison de la faiblesse de la preuve quant au risque, elle était également d’avis qu’il n’existait guère de preuve convaincante qu’il en découlerait des difficultés. L’agente a également jugé que le demandeur n’avait démontré qu’un degré d’établissement modéré au Canada et que ses compétences professionnelles et le soutien de sa famille l’aideraient à s’établir à nouveau en Iran.

 

LES QUESTIONS

 

[13]           Le demandeur soutient que l’agente a commis les erreurs suivantes en examinant sa demande CH :

1.                  Elle a omis de distinguer le critère applicable à l’ERAR du critère moins exigeant relatif aux [traduction] « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » applicable à sa demande CH;

2.                  Elle a omis de divulguer des éléments de preuve extrinsèque sur lesquels elle s’est appuyée dans sa décision, c’est‑à‑dire les conditions en Iran;

3.                  Elle a commis une erreur en exigeant une corroboration sous la forme d’une preuve [traduction] « concrète ».

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[14]           Depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 243 N.R. 22, les cours ont conclu que le critère applicable au contrôle de décisions CH est la décision raisonnable. Au sujet de l’application de cette norme de contrôle, les motifs de la juge Dannielle Tremblay‑Lamer, au paragraphe 7 de sa décision dans Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 718, sont instructifs et, à mon avis, pertinents en l’espèce.

À cet égard, il est essentiel de ne pas perdre de vue la nature de l'examen effectué par la Cour lorsqu'elle applique la norme de la décision raisonnable simpliciter. Même si la Cour peut se livrer à un « examen assez poussé » de la décision (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, paragraphe 56), elle n'a pas tout le loisir, en vertu de l'arrêt Baker, précité, par exemple, de revoir les considérations relatives à une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire […] De la même façon, la Cour ne peut accorder le contrôle judiciaire uniquement parce qu'elle serait arrivée à un résultat différent […]

 

 

LES ARGUMENTS

 

            Le demandeur

 

[15]           Le demandeur soutient que l’agente a omis de se pencher sur la différence entre les critères de l’ERAR et de la demande CH. Il prétend que l’agente semble simplement avoir reproduit sa décision d’ERAR dans sa décision faisant suite à la demande CH. En outre, le demandeur affirme que l’agente a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait guère de preuve convaincante que le demandeur ferait face à des difficultés, en raison de la faiblesse de la preuve quant au risque, sans se demander si le forcer à retourner dans un pays ou les droits fondamentaux de la personne sont violés pourrait satisfaire au critère des « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives ». En décidant qu’il n’y avait pas de difficulté simplement à partir de l’absence de risque personnel, l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle, selon le demandeur. À l’appui de sa position, il invoque les décisions Liyanage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1045, et Melchor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 39 Imm. L.R. (3d) 79, 2004 CF 1327.

 

[16]           Le demandeur soutient également que l’agente avait l’obligation juridique de divulguer au demandeur la preuve extrinsèque qu’elle a utilisée pour prendre sa décision. Il soutient qu’il [traduction] « aurait pu souhaiter commenter certaines parties des documents utilisés ». Bien qu’il reconnaisse que les documents semblent étayer la décision, le demandeur prétend qu’ils pouvaient comporter des exagérations et qu’il aurait dû avoir l’occasion de critiquer ces passages ou de les porter à l’attention de l’agente.

 

[17]           En fin de compte, le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en exigeant une corroboration sous la forme d’une preuve [traduction] « concrète ». D’abord, selon lui, personne ne sait en quoi consiste une preuve concrète. Ensuite, il prétend qu’il y avait [traduction] «  une pléthore de lettres et une pétition confirmant les éléments essentiels » de ce qu’il avançait.

 

Le défendeur

 

[18]           Le défendeur soutient que l’agente a examiné attentivement la demande CH et qu’il était raisonnable pour elle de conclure que les considérations d’ordre humanitaire avancées en preuve ne lui permettaient pas d’accorder une exemption.

 

[19]           Pour ce qui est de la première erreur soulevée par le demandeur, le défendeur prétend que c’est le demandeur lui‑même qui a avancé que les difficultés auxquelles il ferait face, s’il avait à demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada, étaient le risque qu’il soit persécuté en Iran. Puisque l’agente avait soigneusement examiné la demande du demandeur et conclu qu’il ne serait exposé à aucun risque s’il retournait en Iran, il était raisonnable pour l’agente, selon le défendeur, de conclure que le demandeur ne subirait pas de difficulté découlant de ce présumé risque.

 

[20]           En ce qui concerne la deuxième erreur, le défendeur souligne que les documents sur lesquels s’est appuyée l’agente ont été présentés par le demandeur ou étaient accessibles au public. Ainsi, l’agente n’a pas manqué aux principes d’équité procédurale en ne fournissant pas au demandeur l’occasion d’examiner des documents et d’y répondre.

 

[21]           Finalement, au sujet de la troisième erreur, il était raisonnable pour l’agente, selon le défendeur, de prendre en compte l’absence de preuve concrète faisant état des activités politique du demandeur pour juger s’il subirait ou non des difficultés s’il avait à demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada.

 

ANALYSE

 

[22]           Il incombe au demandeur de produire les preuves sur lesquelles s’appuie la demande CH : voir Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 2 R.C.F. 635, 2004 CAF 38. En l’espèce, il incombait au demandeur de convaincre l’agente que d’exiger de lui qu’il obtienne un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada lui causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[23]           Le demandeur avance principalement que l’agente a commis une erreur en s’appuyant sur sa propre décision d’ERAR et en n’appliquant pas le critère moins rigoureux des « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » pour évaluer le risque auquel il pourrait être exposé.

 

[24]           Le demandeur s’appuie sur la décision Melchor pour marquer la différence entre l’examen des risques dans le contexte d’une décision d’ERAR et l’examen des difficultés dans le contexte d’une demande CH. Dans Melchor, la juge Gauthier a établi les distinctions suivantes aux paragraphes 19 à 21 :

L'agente ne discute pas si le fait de vivre « cloîtrés » en raison du stigmate social rattaché aux couples homosexuels au Mexique et de la discrimination dont ils sont victimes, peut être considéré comme une difficulté inhabituelle, injuste ou indue, surtout si l'on tient compte de l'opinion médicale au dossier qui donne à entendre qu'un retour au Mexique dans ces conditions occasionnerait des dommages physiques et psychologiques importants à M. Ponce Melchor. Des éléments de preuve documentaire étayaient le point de vue que la vie était « difficile » partout au Mexique pour les homosexuels.

 

Comme il a été fait mention dans la décision relative à l'ERAR, la situation au Mexique n'équivaut peut-être pas à un risque au sens des articles 96 et 97 parce qu'il y avait une possibilité de refuge intérieur et qu'il était possible d'obtenir la protection de l'État contre les mauvais traitements. Cela ne signifie cependant pas que l'on ne doit pas évaluer ou ignorer les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés, même dans des villes plus importantes.

 

Je ne suis pas convaincue que l'agente se soit interrogée sur cette différence subtile entre ce qu'elle devait faire en évaluant la demande CH par opposition à ce qu'elle avait fait en examinant l'ERAR. Comme elle l'a elle-même affirmé, la situation à laquelle les demandeurs seront confrontés lors de leur retour était un facteur crucial dans l'évaluation de leur demande CH. Par conséquent, je conclus qu'à cet égard la décision n'était pas raisonnable et que cette décision est importante et qu'elle devrait être annulée.

 

[25]           Le demandeur s’appuie aussi beaucoup sur la décision Liyanage, où le juge en chef Lutfy a exposé, aux paragraphes 38 à 45, des différences cruciales entre la norme applicable aux demandes CH et celle applicable aux demandes d’ERAR :

Dans sa décision relative aux considérations humanitaires, la même agente d'immigration s'est fondée sur l'analyse factuelle qu'elle avait faite dans sa décision relative à l'évaluation des risques avant renvoi, une analyse où elle admettait le présumé harcèlement de la demanderesse par son ancienne belle-famille, où elle disait ses doutes à propos du mandat d'arrêt et où elle exprimait l'avis que la preuve ne permettait pas de rattacher les actes violents de 2004 à la famille de son premier mari.

 

De l'avis de l'agente d'immigration, les demandeurs n'allaient pas connaître, à leur retour au Sri Lanka, des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives.

 

Examinant l'intérêt supérieur de la fille de la demanderesse, Erandi de Silva, l'agente d'immigration n'a pas cru que la famille de son père biologique chercherait à lui nuire. Elle a aussi relevé que la demanderesse et son mari actuel avaient au Sri Lanka des familles élargies qui pouvaient s'occuper d'Erandi.

 

Selon moi, l'agente d'immigration pouvait, pour l'analyse de la demande fondée sur des considérations humanitaires, adopter les conclusions factuelles de sa décision relative à l'évaluation des risques avant renvoi. Toutefois, il importait qu'elle soumette lesdites conclusions factuelles au critère des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives, un seuil plus faible que le critère des menaces à la vie ou des peines cruelles et inusitées, lequel critère valait pour la décision relative à l'évaluation des risques avant renvoi.

 

L'agente d'immigration était sensibilisée à cette distinction dans son analyse des répercussions d'un retour des demandeurs dans leur pays, où ils pourraient être exposés au harcèlement et au ressentiment de la famille de Silva :

 

[traduction] S'agissant des difficultés inhabituelles, excessives ou injustes que risque de connaître la demanderesse en raison des problèmes vécus antérieurement avec son ancienne belle-famille, je sais et j'admets parfaitement que les querelles familiales peuvent être difficiles et émotionnellement éprouvantes, et je puis comprendre que, après un différend se rapportant aux ennuis financiers de la plantation, la partie perdante puisse avoir du ressentiment envers la partie qui a obtenu gain de cause. Toutefois, je ne crois pas que la situation soit inhabituelle, excessive ou injuste au point de mériter un traitement exceptionnel dans le contexte de la demande fondée sur des considérations humanitaires.

 

Il m'est impossible de dire ici que la décision de l'agente d'immigration était déraisonnable.

 

Toutefois, l'agente d'immigration ne semble pas avoir montré le même soin lorsqu'elle a analysé, au regard du critère des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives, l'effet des violences survenues en 2004. Dans le paragraphe de sa décision qui porte sur ces événements et sur le mandat d'arrêt, l'agente d'immigration écrivait ce qui suit :

 

[traduction] Après examen et évaluation de la recherche existante et des allégations de risque dans un contexte de menaces à la vie et de préservation de la sécurité, je suis d'avis que les conclusions de l'évaluation des risques avant renvoi ont un rapport avec les conclusions du volet « risque » de cette demande fondée sur des considérations humanitaires.

[…]

 

La décision relative à l'évaluation des risques avant renvoi, qui selon moi est applicable dans le contexte des risques propres à cette demande fondée sur des considérations humanitaires, est que les demandeurs semblent avoir la possibilité d'obtenir une protection d'État, puisqu'ils peuvent recourir au système judiciaire ou s'adresser à un avocat. [Non souligné dans l'original.]

 

Cette analyse ne dit pas comment l'agente d'immigration a évalué les faits pertinents par rapport au critère des difficultés inhabituelles, excessives ou injustes. À mon avis, elle a commis une erreur lorsqu'elle a rattaché sa décision concernant l'évaluation des risques avant renvoi au [traduction] « contexte des risques propres à cette demande fondée sur des considérations humanitaires » . Elle devait évaluer tous les faits dans le contexte du critère applicable à une demande fondée sur des considérations humanitaires. Elle ne l'a pas fait. Selon moi, c'est là une erreur de droit, qui justifie l'intervention de la Cour.

 

Plus exactement, l'agente d'immigration devait non seulement considérer les effets d'un retour des demandeurs au Sri Lanka, où ils seraient exposés au harcèlement de la famille de Silva, mais aussi évaluer l'incidence de leur retour au Sri Lanka, où le frère et le beau-frère de la demanderesse avaient été victimes de crimes violents, et tenir compte de l'éventuelle exécution du mandat d'arrêt - à moins que tout fondement à l'authenticité de ce document ne soit déniée. C'est l'effet cumulatif de ces facteurs qui n'a pas été pris en compte par l'agente d'immigration dans le contexte du critère des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives.

 

 

[26]           Sur le vu des faits de la présente affaire, je conclus qu’il faut examiner la décision afin de déterminer si l’agente s’est appuyée à tort sur la conclusion qu’elle a tirée lors de l’évaluation du risque dans le cadre de l’ERAR et si elle a rendu sa décision en accordant l’attention voulue à la « différence subtile entre ce qu’elle devait faire en évaluant la demande CH par opposition à ce qu’elle avait fait en examinant l’ERAR », pour reprendre les paroles de la juge Gauthier dans Melchor. Ainsi, conformément à la décision du juge en chef Lutfy dans Liyanage, je dois juger si l’agente, en s’appuyant sur sa propre décision d’ERAR en l’espèce, a évalué les faits par rapport au critère des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[27]           L’agente aborde le lien entre l’évaluation de l’ERAR et celle de la demande CH dans deux paragraphes cruciaux de sa décision :

[traduction]

La preuve ne permet guère de conclure que le demandeur est ou a été un partisan connu de l’Organisation des Fedayin (Minorité), qu’il a été emprisonné pour son militantisme politique ou qu’il soulèverait l’intérêt de la police en raison de ses activités politiques soit à l’étranger soit au Canada. À mon avis, la preuve ne permet pas de conclure que sa vie ou sa sécurité serait probablement menacée en Iran.

 

J’ai examiné de même les difficultés qui pourraient découler des risques mis en évidence et je conclus que, puisqu’il n’y a guère de preuves établissant un risque, il ne peut guère y avoir de preuves convaincantes de difficultés qui en découleraient.

 

 

[28]           La conclusion cruciale de l’agente est son affirmation selon laquelle [traduction] « puisqu’il n’y a guère preuves établissant un risque, il ne peut guère y avoir de preuves convaincantes de difficultés qui en découleraient ». De toute évidence, il apparaît que cette affirmation correspond à l’erreur décrite par la juge Gauthier et le juge en chef Lutfy. Toutefois, le juge en chef Lutfy a affirmé très clairement dans Liyanage que l’agente peut adopter les conclusions de fait tirées lors de l’ERAR et les utiliser dans l’analyse à faire dans le cadre de la demande CH, à la condition « qu'elle soumette lesdites conclusions factuelles au critère des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives, un seuil plus faible que le critère des menaces à la vie ou des peines cruelles et inusitées, lequel critère valait pour la décision relative à l'évaluation des risques avant renvoi ».

 

[29]           Dans l’affaire devant moi, l’agente a affirmé dans sa décision : [traduction] « J’ai examiné de même les difficultés qui pourraient découler des risques mis en évidence […] »

 

[30]           Le demandeur soutient que cet examen ne suffit pas parce que l’agente ne s’est pas penchée sur toute la preuve pour appliquer le critère CH. Elle s’est plutôt contentée de conclure que, parce que rien ne prouvait le risque, il ne pouvait [traduction] « guère y avoir de preuves convaincantes de difficultés qui en découleraient ».

 

[31]           J’ai lu la décision dans son ensemble. En ce qui concerne le risque, l’agente fait savoir qu’elle a pris en considération toute la preuve devant elle et non uniquement les arguments avancés par l’avocat du demandeur. Il est clair que, lorsque l’agente fait référence aux [traduction] « risques mis en évidence », elle fait référence aux risques mis en évidence par l’ensemble de la preuve. Il est également clair que, lorsqu’elle affirme [traduction] « [qu’]il n’y a guère de preuves établissant un risque, il ne peut guère y avoir de preuves convaincantes de difficultés qui en découleraient », elle n’affirme pas qu’elle met le risque et les difficultés sur le même pied ou qu’elle applique le même critère que dans la décision d’ERAR. Elle dit simplement que, au sujet des difficultés qui pourraient découler des risques mis en évidence dans la preuve, il n’y a guère de preuves convaincantes. En d’autres mots, il me semble qu’elle s’appuie sur les faits établis dans sa décision d’ERAR, mais qu’elle y applique correctement le critère CH.

 

[32]           La question devient donc de savoir si la preuve mettait en évidence de possibles difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives distinctes des risques.

 

[33]           Dans Melchor, la juge Gauthier souligne au paragraphe 17 de sa décision que « [s]ouvent, les risques soulevés par un demandeur dans un ERAR sont exactement les mêmes que ceux qu'il soulève dans sa demande CH. Ce n'est cependant pas toujours le cas. »

 

[34]           Dans Melchor, la juge Gauthier a accueilli la demande parce que la preuve relative aux difficultés n’équivalait pas exactement à la preuve relative au risque. Je reproduis encore une fois le passage pertinent pour plus de clarté :

L'agente ne discute pas si le fait de vivre « cloîtrés » en raison du stigmate social rattaché aux couples homosexuels au Mexique et de la discrimination dont ils sont victimes, peut être considéré comme une difficulté inhabituelle, injuste ou indue […] (paragraphe 19)

 

[35]           De même, dans Liyanage, le juge en chef Lutfy a exprimé un doute en affirmant au paragraphe 43 que « l'agente d'immigration ne semble pas avoir montré le même soin lorsqu'elle a analysé, au regard du critère des difficultés inhabituelles, injustes ou excessives, l'effet des violences survenues en 2004 ».

 

[36]           En l’espèce, on n’a fait la preuve ni de difficultés qui n’ont pas été abordées dans la décision ni d’une omission d’appliquer le critère des difficultés à quelque élément de preuve en particulier.

 

[37]           D’après les faits en l’espèce, la preuve concernant le risque dans la demande d’ERAR et la preuve concernant les difficultés dans la demande CH étaient la même. Comme l’a affirmé le juge en chef Lutfy dans Liyanage, les conclusions de fait tirées lors de l’ERAR peuvent être adoptées dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, dans la mesure où le bon critère est appliqué. Rien de ce qui m’est soumis dans la présente demande ne donne à penser que l’agente ait fait autre chose que suivre le processus que la jurisprudence établie par la Cour juge acceptable, du moins en ce qui concerne l’application du bon critère ou de la bonne norme à une demande CH.

 

[38]           Le demandeur souhaite que cette conclusion ne soit pas tirée et, pour ce faire, il soutient que l’agente n’a jamais examiné, dans la demande CH, la preuve sur les conditions dans le pays à l’aune des difficultés excessives, car l’agente jugeait que le demandeur n’était pas crédible en raison des conclusions défavorables quant à sa crédibilité tirées par la SSR. Le demandeur prétend que les conditions dans le pays constituaient en soi des difficultés excessives et qu’elles auraient dû être considérées ainsi.

 

[39]           Je ne peux accepter cet argument. L’agente, cela ne fait aucun doute, affirme clairement que les conditions dans le pays ont été examinées du point de vue du risque :

 

[traduction]

J’ai également examiné une masse d’éléments de preuve documentaire relatifs aux conditions en Iran. Ces éléments démontrent bien que l’Iran enfreint gravement les droits fondamentaux de la personne et qu’il est notoire que de sérieuses violations sont commises. Bien que cette situation soit à juste titre condamnée internationalement, elle n’établit pas en soi que la vie ou la sécurité du demandeur soit menacée.

 

[40]           La véritable question quant à la décision CH, d’après moi, est la mesure dans laquelle elle repose sur la décision rendue par la même agente dans le cadre de la demande d’ERAR du demandeur. J’ai examiné cette décision dans le dossier IMM‑224‑06 et j’ai conclu que la décision ne pouvait pas être maintenue parce que l’agente n’avait pas examiné adéquatement les questions de crédibilité, comme le prévoyaient l’alinéa 113b) de la LIPR et l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Puisque l’agente a évalué les risques dans la décision CH à partir de sa propre décision d’ERAR, il me semble qu’elle aurait facilement pu tirer une conclusion tout à fait différente dans la demande CH si sa décision d’ERAR n’avait pas comporté une erreur susceptible de contrôle. En conséquence, je ne vois pas comment la décision examinée en l’espèce peut être maintenue, étant donné que j’ai déjà conclu que la décision d’ERAR devait renvoyée pour nouvel examen. À mon sens, il s’agit du facteur qui rend la décision CH déraisonnable.

 

[41]           Pour ce qui est des autres questions soulevées par le demandeur, je suis d’avis qu’elles ne sont pas fondées. Le demandeur soutient que l’agente était tenue de divulguer la « preuve extrinsèque » sur laquelle elle s’était appuyée pour rendre sa décision, c’est-à‑dire la preuve concernant les conditions en Iran. À ce sujet, je conviens avec le défendeur que cette preuve n’est pas extrinsèque. Bien que le demandeur ne qualifie pas d’« extrinsèque » un document en particulier, tous les documents sur les conditions dans le pays apparaissant au dossier semblent tirés de sources accessibles au public. En défendant sa demande CH, il était loisible au demandeur de faire référence à tout document sur les conditions dans le pays qui aurait soutenu sa demande. En outre, je note que les conclusions de l’agente sur les difficultés invoquant la faiblesse de la preuve quant au lien entre les conditions en Iran et les difficultés personnelles auxquelles aurait pu être exposé le demandeur. L’agente paraît avoir accepté le tableau que brossait le demandeur des conditions dans le pays. Le problème était que, selon la demanderesse, le demandeur ne pouvait montrer comment ces conditions lui causeraient à lui des difficultés excessives.

 

[42]           Finalement, je ne peux accepter l’allégation du demandeur selon laquelle l’agente a commis une erreur en soulignant qu’il n’y avait aucune preuve [traduction] « concrète » à l’appui de sa prétention voulant qu’il risquait d’éprouver ou allait éprouver des difficultés excessives en raison de sa notoriété à titre de militant politique œuvrant à Vancouver contre le gouvernement iranien. À mon avis, il était tout à­ fait raisonnable pour l’agente d’écrire que rien ne prouvait l’engagement politique du demandeur, sauf quelques affirmations générales dans des lettres d’appui et une pétition. Encore une fois, cependant, cette question aurait bien pu être considérée différemment si l’examen des risques effectué dans la demande d’ERAR n’avait pas comporté une erreur susceptible de contrôle.

 


 

JUGEMENT

 

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour être réexaminée par un autre agent.

 

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-225-06

 

INTITULÉ :                                                               MEHDI LATIFI

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                         VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 5 SEPTEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT 

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 16 NOVEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Fiona Begg                                                                   POUR LE DEMANDEUR

 

Helen Park                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocate                                                                       POUR LE DEMANDEUR

Vancouver (Colombie-Britannique) 

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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