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Date : 20061121

Dossier : IMM-1132-06

Référence : 2006 CF 1404

Ottawa (Ontario), le 21 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

AZUCENA MARGARITA RAMOS RAMIREZ et

JESSIE GUADALUPE ESTRADA RAMOS

demanderesses

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s'agit de l'histoire complexe d'Azucena Margarita Ramos Ramirez, une citoyenne salvadorienne, et de ses quatre enfants. Deux enfants, Kelly et Deven, sont nés au Canada. L'aîné, Kevin, est né au Salvador, et la fille, Jessie, est née aux États‑Unis. Le mari, Jose Angel Estrada Ramos, vit maintenant au Salvador avec Kevin. À l'heure actuelle, les trois autres enfants vivent au Canada avec leur mère, mais Mme Ramirez risque maintenant d'être expulsée avec sa fille non canadienne, Jessie.

[2]               Mme Ramirez a présenté une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire (la demande CH) et elle a également demandé une évaluation des risques avant renvoi (l'ERAR), mais les deux demandes ont été refusées par la même agente. L'autorisation relative au contrôle de la décision afférente à  l'ERAR a été refusée, mais l'autorisation relative au contrôle de la demande CH a été accordée. Pour les motifs qui suivent, j'accueillerai cette dernière demande puisque je crois que la décision de l'agente n'était pas raisonnable compte tenu du dossier et des observations qui m'ont été soumises. La décision est à maints égards inattaquable, mais l'agente a néanmoins commis une erreur fatale en évaluant les facteurs de risque, dans la décision CH, de la même façon qu'elle l'avait fait dans le cadre de l'ERAR.

 

LES FAITS

[3]               Mme Ramirez et son mari sont d'abord arrivés au Canada au mois d'avril 1993, à la suite de la guerre civile qui sévissait au Salvador. Dès leur arrivée, ils ont immédiatement revendiqué le statut de réfugié. Sept mois après leur arrivée, leur fille Kelly est née et elle est donc devenue citoyenne canadienne.

 

[4]               Au mois de septembre 1994, la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu que Mme Ramirez et son mari n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. La Cour a rejeté l'autorisation relative au contrôle judiciaire de la décision.

 

[5]               Mme Ramirez et M. Ramos ont par la suite demandé à devenir membres de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (la CDNRSRC), mais ils ont été refusés. Puisqu'ils n'avaient plus le choix, ils ont quitté le Canada sans confirmer leur départ et ils sont illégalement entrés aux États‑Unis au mois de septembre 1995. Peu de temps après, au mois de décembre de cette même année, leur fille Jessie est née; elle est à la fois citoyenne américaine et citoyenne salvadorienne.

 

[6]               Au mois d'octobre 1996, Mme Ramirez, son mari et leurs deux filles sont illégalement revenus au Canada. Étant donné qu'ils avaient antérieurement omis de confirmer leur départ du Canada, des mandats d'arrestation ont été délivrés et exécutés à l'encontre de Mme Ramirez et de son mari.

 

[7]               Au mois de juillet 1997, Mme Ramirez, son mari et Jessie ont tous tenté de revendiquer le statut de réfugié. Les demandes de Mme Ramirez  et de M. Ramos ont été jugées irrecevables parce que leurs demandes antérieures avaient été rejetées. Leur demande d'autorisation en vue du contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée.

 

[8]               Toutefois, on a autorisé Jessie à revendiquer le statut de réfugié. Jessie a fondé sa demande sur le fait qu'elle craignait d'être une enfant sans foyer aux États-Unis, étant donné qu'elle serait contrainte d'y vivre seule (elle avait alors deux ans). La Commission a rejeté la demande que Jessie avait présentée relativement aux États‑Unis. La Commission a ensuite jugé inutile d'examiner les arguments que Jessie avait invoqués au sujet du Salvador, parce qu'elle était citoyenne américaine.

 

[9]               Au mois de février 1999, Mme Ramirez, son mari et Jessie ont soumis leurs demandes CH. Ces demandes ont été rejetées au mois de décembre 2003, et la Cour a refusé l'autorisation relative au contrôle judiciaire de ces décisions. Ils ont tous trois été expulsés vers le Salvador au mois de février 2004, et Kelly est partie avec eux. On leur a dit qu'ils avaient besoin d'une autorisation écrite pour revenir au Canada.

 

[10]           Au Salvador, M. Ramos n'a pas pu trouver du travail immédiatement, de sorte que la famille s'est installée chez des parents, à Quetzaltepeque. Les demanderesses affirment que Kelly et Jessie avaient toutes deux trop peur d'aller à l'école à cet endroit : les installations étaient fort rudimentaires, leurs camarades de classe les taquinaient et l'école était située près d'un cimetière. À cause des services sanitaires médiocres et de la mauvaise qualité de l'eau, les deux filles faisaient souvent de la fièvre et souffraient souvent de diarrhée et d’infections intestinales. Kelly a contracté une hépatite à cause de l'eau. Les filles étaient régulièrement victimes de harcèlement sexuel de la part de membres d'une bande appelée Mara 18. Lorsque leur père a communiqué avec la police pour obtenir de l'aide, les membres de la bande ont menacé de le tuer.

 

[11]           Au mois d'avril 2005, Kelly, une citoyenne canadienne, s'est envolée vers Vancouver, et Jessie, qui était citoyenne américaine, s'est envolée vers Los Angeles. Mme Ramirez a payé un « coyote » pour la faire passer du Salvador aux États‑Unis, où elle a rencontré Jessie. Elles se sont toutes deux rendues à Vancouver, où elles ont rencontré Kelly. M. Ramos et Kevin, leur aîné, sont demeurés au Salvador.

 

[12]           Étant donné qu'elles étaient entrées au Canada sans autorisation et sans se présenter au contrôle à un point d'entrée, il a été jugé que les demandes d'asile à titre de réfugié de Mme Ramirez et de Jessie étaient irrecevables et des mesures d'expulsion ont été prises contre elles. Deux mois après être illégalement entrée au Canada pour la seconde fois, Mme Ramirez a donné naissance à son fils Deven, qui est donc citoyen canadien.

 

[13]           Le 16 juin 2005, Mme Ramirez a présenté une demande d'ERAR et une demande CH. La demande d'ERAR était fondée sur le prétendu risque que présentait la bande Mara 18. Le 25 janvier 2006, la demande d'ERAR a été refusée pour un certain nombre de motifs. Premièrement, l'agente a conclu que le risque que présentait la bande n'avait aucun lien avec l’un des motifs d’obtention du statut de réfugié au sens de la Convention prévus à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). De plus, mis à part les exposés circonstanciés de Mme Ramirez et de son mari, les demanderesses avaient fourni peu d'éléments de preuve au soutien d'un risque personnalisé de nature prospective important, étant donné que la violence à laquelle se livrent les bandes est un problème généralisé au Salvador. En outre, l'agente a conclu que la protection étatique était offerte parce que la police, au Salvador, essayait de mettre fin aux actes de violence commis par les bandes. Ainsi, lorsque M. Ramos a communiqué avec la police, on a interrogé les membres de la bande et on a conseillé à M. Ramos de déposer une plainte en justice au criminel ce qu'il n'a pas fait. Enfin, la famille n'avait pas soumis suffisamment d'éléments de preuve afin d'expliquer pourquoi elle ne serait pas en sécurité une fois qu'elle aurait quitté Quetzaltepeque. La famille a soutenu qu'elle était trop pauvre pour se réinstaller, mais elle a réussi à trouver de l'argent pour payer les billets d'avion des filles afin de leur permettre de se rendre à Los Angeles et à Vancouver, ainsi que pour permettre à Mme Ramirez d'avoir recours à un « coyote » afin de la faire passer. L'agente a donc conclu à l'existence d'une possibilité de refuge intérieur au Salvador.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[14]           Comme je l’ai déjà mentionné, la décision CH est la seule décision faisant l'objet du contrôle. Dans leur demande, Mme Ramirez et Jessie ont soutenu que le risque de harcèlement futur de la part des membres de la bande Mara 18 leur causait des difficultés. Elles ont affirmé qu'elles feraient face à des difficultés si la famille était séparée, ce qui arriverait si Kelly et Deven décidaient de rester au Canada. Elles ont également mis l'accent sur l'intérêt supérieur des trois enfants au Canada : Kelly, Jessie et Deven.

 

[15]           Mme Ramirez a également affirmé que Jessie et Kelly éprouveraient des problèmes psychologiques si elles étaient contraintes de retourner au Salvador, étant donné la violence, la pauvreté, les services sanitaires médiocres ainsi que les soins de santé et les systèmes d'éducation inadéquats qui y existent. Elles ont soumis le rapport d'un conseiller de l’Association pour les survivants de la torture de Vancouver [la VAST]. Le rapport disait que les symptômes qu'éprouvait Kelly à la suite de l'année passée au Salvador étaient compatibles avec le syndrome de stress post‑traumatique. En ce qui concerne Deven, les demanderesses ont écrit qu'il avait fait l'objet d'un diagnostic de maladie rénale l'obligeant à prendre des antibiotiques. Le médicament avait eu pour effet de supprimer son système immunitaire, de sorte qu'il était sujet à la maladie et aux infections. De plus, selon les demanderesses, Deven devra probablement subir une opération chirurgicale pour traiter son état dans l'avenir.

 

[16]           L'agente a conclu qu'il appartenait à la famille de décider si Kelly et Deven allaient rester au Canada, où une tante était prête à s'occuper d'eux. L'agente a conclu que les demanderesses n'avaient pas fourni suffisamment d'éléments de preuve pour établir que Deven ne pouvait pas recevoir le traitement consécutif dont il aurait besoin au Salvador, bien qu’elle ait reconnu que le système de soins de santé n'était pas idéal.

 

[17]           L'agente a également fait mention de la décision qu'elle avait rendue à la suite de la demande d'ERAR pour réitérer que les demanderesses n'avaient pas établi l'existence d'un risque personnalisé de violence, et que la famille pouvait compter sur la protection étatique et disposait d'une possibilité de refuge intérieur au Salvador.

 

[18]           Enfin, l'agente a examiné la question de l'établissement de la famille, et notamment le fait que Mme Ramirez avait une soeur qui vivait en Colombie‑Britannique. Toutefois, elle a conclu que leurs liens avec leur église, leur collectivité et le temps passé au Canada n'étaient pas suffisants pour justifier l'acceptation de leur demande. L'agente a conclu, par écrit, que le processus de demande CH n'est pas une voie de recours alternative pour immigrer au Canada.

 

LES PRÉTENTIONS DES PARTIES

[19]           Les demanderesses ont soumis un certain nombre d'arguments sous quatre chefs différents. En ce qui concerne l'intérêt supérieur des enfants, elles affirment que l'agente n'a pas défini les intérêts de chaque enfant et qu'elle n'a pas examiné ces intérêts avec soin. Les demanderesses soutiennent que l'agente n'a jamais clairement défini les intérêts de Kelly et de Jessie relativement à leur sécurité physique et psychologique et qu'elle n'a pas accordé suffisamment d'importance au rapport de la VAST ainsi qu'aux déclarations personnelles que Kelly et Jessie avaient faites par écrit au sujet des expériences qu'elles avaient vécues.

[20]           En ce qui concerne le rapport de la VAST, les demanderesses soulignent que le conseiller a fait remarquer que la présence des membres de la famille au Canada serait profitable à Kelly. Elles affirment que cette conclusion a été tirée dans le contexte de l'examen de la façon dont Kelly pourrait se rétablir du traumatisme psychologique causé par son retour au Salvador, en 2004. À ce titre, il [traduction] « n'était pas logique » pour l'agente de conclure que Kelly pouvait obtenir le soutien familial soit au Canada soit au Salvador. Elles disent que le rapport confirmait plutôt que Kelly n'est pas suffisamment solide sur le plan émotif et psychologique pour retourner au Salvador. Elles affirment également que l'agente n'a pas tenu compte des voeux que Kelly et Jessie avaient elles‑mêmes exprimés, tels qu'ils sont énoncés dans leurs déclarations manuscrites, ce qui contrevient à la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant et au Manuel de l'immigration publié à l'intention des agents qui traitent les demandes CH (IP 5). Les demanderesses soutiennent que l'agente a accordé une importance minimale aux intérêts des enfants au point de vue de leur sécurité physique et de leur santé et qu'elle n'a pas tenu compte des répercussions que l'expulsion aurait pour leurs études, étant donné qu'elles avaient déjà manqué une année scolaire entière pendant qu'elles étaient au Salvador.

 

[21]           Les demanderesses ont soumis une série différente d'arguments au sujet de la notion de « difficultés ». Elles soutiennent que l'agente a appliqué un critère préliminaire trop rigoureux en cherchant à savoir si les enfants allaient faire face à des difficultés suffisantes pour justifier une décision favorable. Selon les demanderesses, il était erroné de rejeter les craintes que la famille éprouvait à l'égard des membres de bandes en se fondant sur les mêmes motifs que dans la demande d'ERAR, étant donné que le critère approprié qui s'applique aux difficultés dans une demande CH est moins rigoureux que la norme de preuve à appliquer pour établir l'existence d'un risque dans une ERAR. Elles déclarent, en se fondant sur les mêmes raisons, que l'agente aurait dû répondre aux inquiétudes exprimées au sujet de Deven, qui pourrait bien tomber gravement malade au Salvador en raison des services sanitaires médiocres et de la suppression de son système immunitaire.

 

[22]           La troisième série d'arguments se rapporte à la conclusion de l'agente selon laquelle les demanderesses disposaient d'une possibilité de refuge intérieur. Les demanderesses contestent cette conclusion en affirmant que la famille n'a pas les moyens de quitter Quetzaltepeque. Les demanderesses disent avoir uniquement pu quitter le Salvador grâce à l'argent que Mme Ramirez avait emprunté de sa soeur. Tout en reconnaissant qu'elles auraient pu utiliser cet argent pour s'installer dans une autre ville au Salvador au lieu d'envoyer leurs enfants par avion en Amérique du Nord, les demanderesses soutiennent qu'elles n'auraient pas résolu le problème à long terme des fonds dont la famille aurait besoin pour payer le loyer ou subvenir autrement à ses besoins au nouvel endroit une fois épuisé l'argent qui avait été emprunté.

 

[23]           Enfin, les demanderesses soutiennent que l'agente a entravé son pouvoir discrétionnaire en affirmant que le processus CH n'est pas une voie de recours alternative pour immigrer au Canada. Elles disent que si elles devaient demander un visa de résident permanent à l'étranger, leur demande serait refusée parce qu'elles n'ont pas les qualifications nécessaires pour être acceptées à titre de travailleurs qualifiés indépendants.

 

[24]           Le ministre a contesté chacun des points soulevés par les demanderesses. Premièrement, le ministre soutient que l'agente était réceptive, attentive et sensible à l'intérêt supérieur des trois enfants. L'agente était tenue d'évaluer cette question, mais elle n'était pas obligée de la considérer comme déterminante. L'avocat du ministre fait également valoir que l'agente n'a ignoré aucun élément de preuve, mais qu'elle a plutôt simplement conclu que l'intérêt supérieur des enfants n'était pas suffisant pour justifier l'acceptation de la demande CH. Il s'agissait d'une conclusion raisonnable puisque la famille avait antérieurement immigré illégalement au Canada.

 

[25]           En réponse à l'argument selon lequel l'agente a commis une erreur en omettant de définir l'intérêt supérieur des filles indépendamment des difficultés auxquelles celles‑ci feraient face à leur retour au Salvador, le ministre fait valoir qu'un agent n'a pas à définir séparément l'intérêt supérieur de l'enfant et les difficultés auxquelles ce dernier fera face. Le ministre déclare également que l'agente a de fait tenu compte du rapport de la VAST et qu'elle n'a commis aucune erreur en omettant de mentionner directement les déclarations écrites des filles. L'agente est réputée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve, et ses motifs montrent qu'elle était au courant des questions figurant dans les déclarations des filles. Quant à Deven, le ministre affirme qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour qu'il soit possible de conclure que Deven ne pouvait pas obtenir les médicaments nécessaires au Salvador. En outre, aucun élément de preuve n'étayait l'allégation de Mme Ramirez selon laquelle Deven aurait probablement besoin de subir une opération chirurgicale dans l'avenir ou il risquait de tomber gravement malade par suite de la suppression de son système immunitaire.

 

[26]           Quant au critère applicable aux « difficultés », le ministre affirme qu'il ne s'agit pas d'un terme technique. En invoquant l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, le ministre soutient qu'il faut éviter une approche stricte en examinant des décisions discrétionnaires rendues conformément au paragraphe 25(1) de la LIPR. L'agente n'a donc pas commis d'erreur susceptible de contrôle lorsqu'elle a parlé des « difficultés » en analysant l'intérêt supérieur des enfants.

 

[27]           Troisièmement, le ministre soutient que l'agente pouvait à bon droit adopter les conclusions factuelles qu'elle avait tirées dans la décision relative à l'ERAR en vue d'évaluer les difficultés dans la demande CH plus précisément, les questions de protection étatique et de possibilité de refuge intérieur. Il était possible d'utiliser les mêmes conclusions de fait pour évaluer le risque dans la demande d'ERAR et les difficultés dans la demande CH. Le ministre fait également valoir que l'agente pouvait tenir compte du fait que la famille était en mesure de se procurer suffisamment d'argent pour revenir au Canada; cette considération était pertinente lorsqu'il s'agissait d’établir si la famille pouvait se réinstaller ailleurs au Salvador.

 

[28]           Enfin, le ministre affirme que l'agente n'a pas entravé son pouvoir discrétionnaire. En effet, l'agente a simplement reconnu le rôle restreint du paragraphe 25(1) dans le contexte de la LIPR il s'agit d'une disposition exceptionnelle relevant du pouvoir discrétionnaire du ministre. Le ministre conclut en disant que le paragraphe 25(1) vise l'octroi d'une dispense de l'obligation de demander un visa à l'étranger dans des circonstances exceptionnelles non envisagées par la législation.

 

LES POINTS LITIGIEUX

[29]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève trois points litigieux :

1.   L'agente était-elle réceptive, attentive et sensible à l'intérêt supérieur des enfants et aux difficultés auxquelles ceux‑ci feraient face s'ils étaient renvoyés au Salvador?

2.   L'agente a-t-elle commis une erreur dans son analyse des difficultés auxquelles feraient face les demanderesses si elles étaient renvoyées au Salvador?

3.   L'agente a-t-elle entravé son pouvoir discrétionnaire en disant que l'article 25 de la LIPR ne vise pas à servir de voie de recours alternative pour immigrer au Canada?

 

ANALYSE

 

[30]           La norme de contrôle applicable à l'égard d'une décision relative à une demande CH est celle de la décision raisonnable. Après avoir minutieusement appliqué l'approche pragmatique et fonctionnelle en vue de déterminer la norme de contrôle applicable à pareilles décisions, la juge Claire L'Heureux‑Dubé a conclu, au paragraphe 62 de l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 :

Je conclus qu'on devrait faire preuve d'une retenue considérable envers les décisions d'agents d'immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l'analyse, de son rôle d'exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l'absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d'un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d'appel fédérale dans certaines circonstances, la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme ne devrait pas en être une d'aussi grande retenue que celle du caractère « manifestement déraisonnable ». Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

 

[31]           La Cour ne s’immiscera donc dans la décision CH que si aucun mode d'analyse ne pourrait raisonnablement amener l'agente d'immigration à conclure comme elle l'a fait, sur la base de la preuve soumise. Cela étant dit, je me rends bien compte que certains arguments des demanderesses nécessitent l'interprétation de concepts juridiques. D'une part, la question de la définition de « difficultés », dans le contexte de l'analyse de l'intérêt supérieur d'un enfant, ne comporte pas en tout premier lieu une appréciation des faits. Il en va de même pour la question de savoir si un agent d'immigration doit évaluer le risque différemment dans le contexte d'une demande d'ERAR et dans le contexte d'une demande CH. Ces questions peuvent être plus justement qualifiées de questions mixtes de fait et de droit plutôt que de questions de nature factuelle, mais je ne crois pas qu'elles justifient l'application d'une norme de contrôle différente. De fait, il me semble que la nature mixte de ces questions ne fait que renforcer le fait qu'il convient d'appliquer la norme de la décision raisonnable.

 

1) L'intérêt supérieur des enfants

[32]           Les demanderesses ont contesté presque sur tous les points l'analyse que l'agente d'immigration a faite au sujet de l'intérêt supérieur des enfants. Avant de parler des erreurs précises qui sont alléguées, il vaut la peine de réitérer qu'il n'appartient pas à la Cour de soupeser de nouveau la preuve dont disposait l'agente. Le fait que la Cour serait peut-être arrivée à une conclusion différente ne suffit pas pour établir l'existence d'une erreur susceptible de contrôle : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, aux paragraphes 11 et 12; De Zamora c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1602, aux paragraphes 11 et 18; Davoudfar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 316, aux paragraphes 24 à 26 ainsi que 42 et 43.

 

[33]           J'ai minutieusement examiné le dossier dont disposait l'agente ainsi que ses motifs pour justifier le rejet de la demande CH et il m'est impossible de conclure que l'agente n'était pas « réceptive, attentive et sensible » à l'intérêt supérieur des enfants. De fait, l'agente est allée jusqu'à dire que c'était le facteur le plus fort à l'appui de la demande. L'agente a tenu compte de chacune des préoccupations exprimées par les demanderesses, et notamment des difficultés physiques et psychologiques possibles dont les enfants pourraient souffrir s'ils étaient renvoyés, de la difficulté que Kelly et Jessie avaient eue à s'adapter au Salvador après leur renvoi du Canada, des conditions socioéconomiques plutôt déplorables qui existent au Salvador, de la situation financière de la famille au Salvador, du rapport de la VAST concernant l'effet qu'aura le renvoi pour Kelly, des conséquences du renvoi quant aux problèmes de santé de Deven, et du risque que présentent les membres de bandes pour les filles.

 

[34]           Pourtant, l'agente a conclu que l'intérêt supérieur des enfants ici en cause ne serait pas compromis au point de justifier une décision favorable. En particulier, elle a écrit : [traduction] « Il est toujours préférable d'assurer aux enfants concernés la meilleure stabilité possible, mais je ne crois pas que leur réinstallation au Salvador donnera lieu à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » (dossier des demanderesses, page 11).

 

[35]           Les demanderesses font grand cas du fait que l'agente souscrivait aux conclusions du rapport de la VAST, à savoir que Kelly bénéficiera de la présence de membres de sa famille au Canada, mais l'agente a néanmoins déclaré qu'elle n'était pas convaincue que les enfants feraient face à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives si elles étaient au Salvador plutôt qu'au Canada. Selon les demanderesses, cette conclusion n'est pas logique et ne tient pas compte du fait que Kelly n'est pas suffisamment solide, sur le plan émotif ou psychologique, pour retourner au Salvador.

 

[36]           Premièrement, on ne saurait sérieusement soutenir que l'agente n'a pas tenu compte d'un important élément de preuve, puisqu'elle a expressément mentionné ce rapport dans ses motifs. Deuxièmement, je ne puis constater aucun manque de logique dans la conclusion tirée par l'agente. En effet, l'agente a simplement conclu que Kelly serait davantage en mesure de venir à bout du syndrome de stress post‑traumatique si elle vivait avec sa famille, mais qu'elle pourrait y parvenir tant au Salvador qu'au Canada. Je note au passage que si Kelly retournait au Salvador avec sa mère, sa soeur et son frère, la famille serait réunie, ce qui est loin d'être évident s'ils devaient rester au Canada.

 

[37]           Bien sûr, l'agente n'a pas nié que les conditions de vie au Salvador sont beaucoup moins favorables qu'au Canada. Cependant, comme l'a souvent dit la Cour, tel n'est pas le critère à appliquer à une demande CH. Comme je l'ai dit au paragraphe 31 de la décision Serda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 356 :

Enfin, les demandeurs font valoir que la situation en Argentine est pitoyable et néfaste pour les enfants. Ils citent des statistiques tirées de la preuve documentaire que l'agente d'immigration a elle‑même examinée pour démontrer que le Canada est un endroit plus agréable pour vivre en général. Mais le fait que le Canada soit un endroit plus agréable pour vivre n'est pas un facteur déterminant dans l'issue d'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire (Vasquez c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 91; Dreta c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 1239); s'il en était autrement, il faudrait donner à la vaste majorité des personnes qui vivent illégalement au Canada le statut de résident permanent pour des raisons d'ordre humanitaire. De toute évidence, telle n'était pas l'intention du Parlement lorsqu'il a promulgué l'article 25 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.

 

 

[38]           De même, les allégations des demanderesses selon lesquelles l'agente a commis une erreur en ne mentionnant pas expressément les déclarations manuscrites des enfants sont dénuées de fondement. Il est sans doute vrai que l'obligation de l'agente de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve, comme l'a conclu le juge John Evans dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.) (QL), mais il est tout aussi vrai qu'un agent n'a pas à mentionner chaque élément de preuve. En l'espèce, les lettres des enfants constituent simplement un élément de preuve additionnel montrant qu'elles veulent rester au Canada parce qu'elles y sont plus heureuses et plus en sécurité. Les motifs énoncés par l'agente démontrent qu'elle était parfaitement au courant de la chose ainsi que du désir des enfants de rester ici.

 

[39]           Enfin, je suis d'accord avec le ministre lorsqu'il dit que l'agente pouvait à bon droit tenir compte du fait que les demanderesses auraient pu se réinstaller ailleurs au Salvador en vue d'éviter le harcèlement dont Kelly et Jessie étaient prétendument victimes de la part de membres de bandes, mais qu'elles ont plutôt décidé d'utiliser l'argent reçu de la soeur de Mme Ramirez pour revenir illégalement au Canada. La question de savoir comment les demanderesses ont décidé d'utiliser leurs ressources financières était pertinente et se rapportait directement à la force de l'allégation selon laquelle elles devaient s'enfuir du Salvador parce qu'elles n'avaient pas les moyens de se réinstaller ailleurs dans ce pays.

 

[40]           Quant aux autres erreurs que l'agente aurait supposément commises au sujet de l'intérêt supérieur des enfants, je suis d'avis que les arguments des demanderesses ne constituent qu'une tentative pour plaider encore une fois l'affaire et pour faire soupeser de nouveau la preuve en leur faveur. Il est vrai que l'agente ne s'est pas attardée aux conséquences possibles pour Kelly si cette dernière restait au Canada sans sa mère. Toutefois, je crois qu'il ne s'agit pas du tout d'un oubli et que l'agente a simplement supposé que ce scénario était peu probable. Quant aux conséquences possibles pour Deven s'il était renvoyé au Salvador, compte tenu de son problème de santé, il n’y avait aucune preuve que Deven devra probablement subir une opération chirurgicale ou qu'il risque de tomber gravement malade au Salvador parce que les antibiotiques ont supprimé son système immunitaire. Tout bien considéré, l'agente a donné des motifs détaillés convaincants et, bien qu'il soit possible de ne pas souscrire aux conclusions que l’agente a tirées de la preuve, on ne peut pas dire qu’elle n'était pas réceptive, attentive et sensible à l'intérêt supérieur des enfants.

 

2) Le critère des difficultés

[41]           Comme j’en ai fait mention ci-dessus, la même agente d'immigration a tranché les demandes d'ERAR et CH présentées par les demanderesses. Ce faisant, elle a adopté certaines conclusions tirées de la décision relative à l'ERAR au sujet du risque dans les motifs qu'elle a énoncés dans la demande CH à l'égard des difficultés. Les demanderesses affirment que cela n'était pas approprié, parce que la notion de « difficultés » est notablement plus large que celle de « risque » dans une demande d'ERAR.

 

[42]           Il va sans dire que la notion de « difficultés », dans une demande CH, et la notion de « risque » envisagée dans une ERAR ne sont pas équivalentes et doivent être appréciées selon une norme différente. Comme le juge en chef Allan Lutfy l'a expliqué dans la décision Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 296 :

[3] Dans une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), le demandeur a le fardeau de convaincre le décideur qu’il y aurait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives à obtenir un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada.

 

[4] Dans un examen des risques avant renvoi en vertu des articles 97, 112 et 113 de la LIPR, la protection peut être accordée à une personne qui, suivant son renvoi du Canada vers son pays de nationalité, serait exposée soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités.

 

[5] À mon avis, l’agente d’immigration a commis une erreur de droit en concluant qu’elle n’était pas tenue de traiter des facteurs de risque dans son examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Elle n’aurait pas dû se fermer aux facteurs de risque même si une décision défavorable valide avait pu être rendue à la suite d’un examen des risques avant renvoi. Il peut exister des considérations relatives au risque qui soient pertinentes à une demande de résidence permanente depuis le Canada, lesquelles sont loin de satisfaire le critère plus rigoureux de la menace à la vie ou du risque de traitements cruels et inusités.

[Non souligné dans l'original.]

 

 

[43]           Il est tout à fait légitime pour un agent de s'appuyer sur le même ensemble de conclusions factuelles en appréciant une demande CH et une demande d'ERAR, à condition que ces faits soient analysés sous le bon angle. Or, c'est précisément là que l'évaluation effectuée par l'agente en l'espèce est insuffisante. L'agente a apprécié les facteurs de risque que les demanderesses ont invoqués, mais elle ne les a pas appréciés par rapport à la bonne norme. Au lieu de se demander si les facteurs de risque constituaient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, l'agente s'est contentée de se fonder sur la décision qu'elle avait rendue dans le cadre de l'ERAR. Elle a traité de cette question comme suit dans ses motifs :

[traduction] Les demandeurs affirment qu'ils seront exposés à un risque personnalisé à leur retour. En ma qualité d'agente d'évaluation des risques avant renvoi qui a rendu dans le dossier de la demandeure une décision défavorable au sujet de la protection, j'ai pris connaissance et tenu compte des allégations que la demandeure a faites au sujet du risque et je ne suis pas convaincue que la famille sera exposée à un risque personnalisé à son retour au Salvador. Je me reporte à la décision relative à l'ERAR dans le contexte des facteurs de risque personnel mentionnés par la demandeure.

 

Compte tenu de la preuve documentaire mentionnée dans la décision relative à l'ERAR, je conclus que la demandeure et sa famille pourraient obtenir la protection de l'État si des membres de bandes locales les harcelaient à leur retour au Salvador. Je conclus également que si la demandeure continue à craindre les membres de bandes dans son quartier, à Quetzaltepeque, elle pourrait se réinstaller dans une autre ville ou dans un autre village, au Salvador. Je note également que la demandeure et ses enfants bénéficient d'un appui au Salvador puisqu'ils y ont des membres de leur famille immédiate et de leur famille élargie.

 

Compte tenu de tous les facteurs de risque présentés en l'espèce et, notamment, de la possibilité d’obtenir la protection étatique et de se prévaloir d'une PRI, je ne crois pas que la demandeure et sa famille seront exposées à un risque personnalisé à leur retour au Salvador.

 

 

[44]           Le passage précité ne renferme absolument aucune analyse des difficultés par opposition aux risques. Même dans sa conclusion, l'agente revient à cette idée et dit : [traduction] « Je suis convaincue que la demandeure pourrait demander à immigrer au Canada en ayant recours aux procédures normales qui s'appliquent outre‑frontières sans avoir à être dispensée des conditions habituelles, et ce, sans être exposée à une menace à sa vie ou à la sécurité personnelle de sa famille. »

 

[45]           Il se peut que la violence, le harcèlement et les mauvaises conditions sanitaires ne constituent pas un risque personnalisé pour l'application de la LIPR, mais ces facteurs peuvent bien être suffisants pour établir des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. J'adopterai donc la conclusion suivante que le juge O'Keefe a tirée dans la décision Dharamraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 674 :

[24]      Les parties ne contestent pas le fait que la preuve des risques que les demandeurs doivent faire est plus lourde dans le cas d’un ERAR que dans celui d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Aussi, il peut arriver qu’un facteur de risque soit pertinent pour une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais pas pour une demande d’ERAR.

 

[25]      En l’espèce, l’agente a simplement fait sienne l’évaluation des risques effectuée par la CISR et par l’agent d’ERAR sans effectuer une analyse plus approfondie pour les besoins de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. À mon avis, l’agente a rendu une décision déraisonnable parce qu’elle n’a pas examiné les facteurs de risque dans le contexte de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

 

 

 

[46]           Encore une fois, il n'y a rien de mal à se fonder sur les mêmes facteurs que ceux qui ont été évalués dans le contexte d'une ERAR en vue de décider si un demandeur fera face à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s'il est renvoyé dans son pays d'origine. Toutefois, il est essentiel que l'évaluation soit effectuée selon la bonne norme et suivant les critères pertinents pour chaque analyse. Dans le contexte d'une demande CH, le chapitre IP 5 du Manuel de l'immigration publié par Citoyenneté et Immigration Canada donne des directives utiles. La difficulté inhabituelle et injustifiée est décrite comme une difficulté « non prévue à la Loi ou à son Règlement » ou résultant de « circonstances échappant au contrôle de cette personne », alors que la difficulté excessive est définie comme étant une difficulté qui « aurait des répercussions disproportionnées pour le demandeur, compte tenu des circonstances qui lui sont propres ».

 

[47]           L'agent qui se prononce à la fois sur une demande d'ERAR et sur une demande CH présentées par le même demandeur risquera de toute évidence davantage de confondre les deux analyses distinctes exigées par ces procédures. Même s'il est parfaitement au courant des fondements différents sous‑tendant ces deux genres de demandes, l'agent peut arriver aux mêmes conclusions, peut‑être par inadvertance, ne serait‑ce que parce qu'il est souvent difficile, peut‑être pas en théorie mais en pratique, de faire abstraction d'une décision antérieure rendue à partir des mêmes faits. Cela ne veut pas dire que la pratique voulant que le même agent examine les deux demandes doive être découragée. L'uniformité est également une vertu, et il n'existe aucune meilleure façon d'assurer la cohérence que de charger le même agent de l'évaluation de la demande d'ERAR et de la demande CH présentées par la même personne. Cependant, il faut veiller encore plus à tenir les deux processus distincts.

 

[48]           Plus précisément, les agents d'immigration qui procèdent à une ERAR évaluent des risques. Il est vrai que les demandes CH peuvent également comporter des « facteurs de risque », mais cela ne change rien au fait qu'une demande CH vise l'évaluation des difficultés. Le fait qu'une demande peut comporter des questions de risque ne la transforme pas pour autant en une seconde analyse du risque. D'autres questions, comme l'intérêt supérieur des enfants et les facteurs de risque, doivent être évaluées en tant que partie intégrante ou en tant que sous‑ensemble de cette analyse globale des difficultés.

 

[49]           Je ne veux pas dire que l'agente n'a pas évalué les difficultés dans sa décision. De fait, elle en a traité d'une façon passablement détaillée lorsqu’elle a évalué l'intérêt supérieur des enfants. Cependant, en ce qui concerne les facteurs de risque, l'agente a abordé la question comme si elle était assujettie aux mêmes considérations que dans l'ERAR.

 

[50]           Pour tous les motifs susmentionnés, je suis donc d'avis que l'agente a commis une erreur en concluant que la demanderesse et sa famille ne seraient pas exposées à un risque personnalisé à leur retour au Salvador. Telle n'était pas l'analyse que l'agente était chargée d'effectuer en examinant la demande CH. Étant donné que la qualification appropriée des difficultés auxquelles un demandeur ferait face s'il était renvoyé dans son pays d'origine est cruciale aux fins de l'évaluation d'une demande CH, je suis d'avis que cette erreur est fatale et que la décision de l'agente ne peut pas être considérée comme raisonnable.

 

3)   L'agente a‑t‑elle entravé son pouvoir discrétionnaire?

[51]           Je tiens finalement à signaler un dernier point. Les demanderesses ont soutenu que l'agente avait entravé son pouvoir discrétionnaire en disant que les demandes CH [traduction] « ne visent pas à servir de voie de recours alternative pour immigrer au Canada ». Je dois dire que je ne constate rien d'erroné dans cet énoncé. L'article 25 prévoit clairement une dispense des obligations normales imposées par la LIPR. Le pouvoir discrétionnaire que possède le ministre d'accorder une dispense des obligations normales imposées par la LIPR vise à assurer un redressement dans des circonstances exceptionnelles non envisagées par la Loi. Le fait qu'un étranger ne serait pas admissible à la résidence permanente selon les critères législatifs habituels ne peut pas en soi constituer une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive.

 

[52]           De fait, il aurait été parfaitement légitime pour l'agente de décider que, même si elles méritent de la compassion, les demanderesses doivent néanmoins présenter leur demande depuis leur pays d'origine, et ce, pour des motifs d'intérêt public. Comme le juge Robert Décary l'a reconnu au paragraphe 19 de l'arrêt Legault, précité :

Bref, la Loi sur l'immigration et la politique canadienne en matière d'immigration sont fondées sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l'intention de s'y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites.  Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d'immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences.  Le ministre, qui est responsable de l'application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l'existence de raisons d'ordre humanitaire, s'il est d'avis, par exemple, que les circonstances de l'entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d'encourager l'entrée illégale au Canada.  En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d'ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.

 

 

[53]           C'est donc avec une certaine hésitation que j'accueille la présente demande de contrôle judiciaire. Je me rends bien compte que Mme Ramirez et ses enfants sont entrés au Canada sans autorisation à deux reprises et qu'ils ont eu abondamment recours, en vain, aux diverses procédures prévues par la LIPR pour contester les décisions défavorables rendues à la suite de leurs nombreuses demandes. Cependant, la demande CH n'a pas été rejetée pour ce motif. Même si le ministre et ses représentants possèdent un pouvoir discrétionnaire considérable lorsqu'il s'agit de décider si un demandeur doit être autorisé à demander la résidence permanente depuis le Canada, ce pouvoir discrétionnaire n'est pas absolu et doit être limité par la législation habilitante qui l’encadre. En l'espèce, j'ai conclu que l'agente a commis une erreur en appliquant mal les critères régissant l'octroi de la dispense prévue à l'article 25 de la LIPR.

 

[54]           Les demanderesses ont soumis deux questions à certifier. Étant donné que j'ai conclu que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, il n'est pas nécessaire maintenant de traiter de ces questions.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée pour réexamen par un tribunal différemment constitué. Aucune question n'est certifiée.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1132-06

 

INTITULÉ :                                                   AZUCENA MARGARITA RAMOS RAMIREZ et JESSIE GUADALUPE ESTRADA RAMOS

 

                                                                        c.

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 2 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT 

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 21 NOVEMBRE 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Brenda Wemp

POUR LES DEMANDERESSES

 

Scott Nesbitt

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Brenda Wemp

Avocate

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDERESSES

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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