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Date : 20061128

Dossier : IMM‑382‑06

Référence : 2006 CF 1435

ENTRE :

SANKAR SEN

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

 

INTRODUCTION

[1]               Les présents motifs font suite à l’audition, à Toronto, le 15 novembre 2006, d’une demande de contrôle judiciaire déposée contre la décision d’une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente), qui a conclu [traduction] « que, au vu de l’ensemble de la preuve produite, il n’est pas probable que le demandeur [Sankar Sen] serait persécuté s’il devait retourner au Bangladesh. Par ailleurs, il n’y a aucun motif véritable de croire que le demandeur serait exposé à la torture, ni de motifs raisonnables de croire que le demandeur serait exposé à une menace pour sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités ». La décision contestée porte la date du 3 janvier 2006.

 

LE CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un Bangladeshi âgé de quarante‑huit (48) ans. La majorité de la population du Bangladesh est musulmane. Le demandeur fait partie de la minorité hindouiste.

 

[3]               En janvier 1997, le demandeur a fui ce qu’il a dit être une persécution au Bangladesh, en raison de sa foi hindouiste et de son activisme communautaire. À son arrivée au Canada, il a présenté une demande d’asile. Sa demande d’asile a été rejetée le 9 février 1999 par la Section du statut de réfugié (aujourd’hui la Section de la protection des réfugiés) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[4]               En août 2002, le demandeur a volontairement quitté le Canada pour retourner au Bangladesh, afin d’éviter la mise à exécution d’une mesure de renvoi prononcée contre lui. Il s’est exprimé ainsi :

[TRADUCTION] J’ai décidé de procéder moi‑même à mon renvoi parce que je ne voulais pas être expulsé et remis aux mains de la police du Bangladesh, et cela à cause de ma crainte de persécution.

 

[5]               En octobre 2001, à la suite d’élections nationales tenues au Bangladesh, et après avoir encore subi un harcèlement, ou ce que le demandeur a qualifié de persécution, le demandeur a de nouveau quitté le Bangladesh. Il s’est rendu, grâce à de faux documents, à Dubaï, puis en Belgique, enfin aux États‑Unis. Il n’a sollicité aucune protection dans aucun de ces pays. Depuis les États‑Unis, il est arrivé au Canada le 4 juillet 2003, où il a tenté de revendiquer une nouvelle fois le statut de réfugié. Sa tentative a échoué au motif qu’il avait déjà été débouté d’une demande semblable au Canada.

 

[6]               Le demandeur a été invité à déposer une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR), ce qu’il a fait. Le 5 novembre 2003, cette demande a été rejetée.

 

[7]               Le 15 décembre 2003, la Cour a suspendu l’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre le demandeur, qui avait présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la première agente d’ERAR. Le 5 janvier 2005, la Cour a fait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision de l’agente d’ERAR et a ordonné le réexamen de la demande d’ERAR.

 

[8]               Le 11 février 2005, en marge du réexamen de sa demande d’ERAR, le demandeur a présenté d’autres prétentions et actualisé son dossier en fournissant des renseignements nouveaux concernant sa famille au Bangladesh et concernant les conditions qui avaient cours dans ce pays.

 

[9]               S’en est suivie la décision ici contestée. En raison de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour a de nouveau suspendu l’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre le demandeur.

 

POINTS EN LITIGE

[10]           Dans l’exposé des arguments présenté en son nom pour la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a recensé les points suivants : d’abord, l’agente a‑t‑elle commis une erreur de droit ou manqué à l’équité procédurale parce qu’elle a fondé sa décision sur le fait que le demandeur n’était pas crédible, et cela sans donner au demandeur l’occasion de se faire entendre; et, deuxièmement, l’agente a‑t‑elle fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait?

 

[11]           Probablement à titre de question subsidiaire à la seconde question, le demandeur dit que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle parce qu’elle n’a pas dit pourquoi elle a préféré certaines preuves à d’autres.

 

[12]           Dans un autre exposé des arguments produit le 25 août 2006, l’avocat du défendeur a fait valoir ce qui suit : d’abord, aucune audience n’était requise pour la seconde demande d’ERAR, parce que la crédibilité du demandeur n’était pas un point « capital »; deuxièmement, la manière dont l’agente a apprécié la preuve et tiré ses conclusions de fait n’était pas manifestement déraisonnable; troisièmement, l’agente était présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve et il n’y avait aucune raison valable de penser autrement, au vu des pièces dont la Cour est saisie; et finalement, il était loisible à l’agente de faire preuve de jugement et de privilégier certaines preuves, qu’il s’agisse du témoignage du demandeur ou de la preuve documentaire, en tirant des conclusions de fait qui étaient raisonnables.

 

[13]           Outre ce qui précède, et comme c’est le cas pour toutes les demandes de contrôle judiciaire comme celle‑ci, la question de la norme ou des normes de contrôle à appliquer s’est posée, encore que sur cet aspect la divergence de vues entre les avocats des parties n’ait pas été très marquée.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[14]           Au vu des points soulevés dans la demande, je crois que la Cour se doit d’exposer par le détail le fond de la décision contestée. En voici le texte :

[TRADUCTION]

J’ai lu et considéré dans leur intégralité la demande d’ERAR datée du 25 juillet 2003, et les prétentions à l’appui. J’ai lu aussi les motifs de décision de la CISR datées du 7 janvier 1999.

 

J’ai lu la décision défavorable d’ERAR datée du 5 novembre 2003. J’ai lu aussi le jugement de la Cour fédérale en date du 5 janvier 2005, qui fait droit à une demande de contrôle judiciaire et annule la décision défavorable d’ERAR du 5 novembre 2003, renvoyant l’affaire à un autre agent.

 

Dans sa décision, la CISR a émis plusieurs doutes sur la crédibilité du revendicateur. Elle écrivait ce qui suit : « En fait, compte tenu de la confusion que le terme “fondamentaliste” a engendrée chez le revendicateur au moment de son témoignage, le tribunal doute sérieusement qu’il ait écrit lui‑même la version originale du texte traduit qui apparaît dans son FRP ». Le tribunal, estimant par ailleurs que ses réponses contredisaient son récit, écrivait : « le tribunal en conclut que le revendicateur n’a certainement pas subi toutes les agressions alléguées… En fait, rien dans les fonctions du revendicateur ne justifie qu’on s’en prenne à lui avec autant de violence et de façon répétitive ». (Motifs de la décision de la SPR, M97‑00647, 7 janvier 1999)

 

J’ai lu et examiné la mallette originale de documents qui était jointe à la demande initiale d’ERAR, ainsi que les prétentions et documents complémentaires qui m’ont été présentés pour examen.

 

Le demandeur dit que, depuis son retour au Canada, son épouse a été agressée à leur domicile, puis dévalisée, et que sa fille aînée a été contrainte d’abandonner ses études en raison du harcèlement et des menaces dont elle était victime. Le demandeur a produit un certificat médical du Bangladesh attestant que son épouse avait une blessure à la tête. J’accorde peu de poids au certificat médical parce qu’il ne précise pas l’origine des lésions. La situation familiale ne confirme pas le risque allégué par le demandeur. D’autres membres de sa famille sont encore au Bangladesh. Le demandeur a précisé, dans sa demande d’ERAR, que sa mère vit encore au Bangladesh, ainsi que ses deux frères et ses deux sœurs. Il ne dit pas, dans sa demande d’ERAR ou dans ses prétentions, que sa mère, ses frères et ses sœurs sont la cible des fondamentalistes.

 

Le demandeur a produit une lettre du président du Conseil du Bangladesh pour l’unité des hindouistes, des bouddhistes et des chrétiens (BHBCUC). J’accorde peu de poids à cette lettre. L’auteur explique que « les fiers‑à‑bras sont encore à sa recherche. Sa famille a été systématiquement harcelée et intimidée », mais la lettre ne contient pas de renseignements indiquant pourquoi c’est ce membre particulier de leur groupe qui est ciblé.

 

Les actions du demandeur ne sont pas celles d’une personne qui craint pour sa vie. Le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada en 1997, demande qui a été refusée. Il a quitté le Canada pour retourner au Bangladesh en août 2002. Il dit qu’il a subi d’autres agressions et qu’il a été encore une fois contraint de fuir son pays. Il a quitté le Bangladesh, pour se rendre à Dubaï, en Belgique et aux États‑Unis. Le demandeur ne dit pas qu’il a tenté d’obtenir l’asile dans aucun de ces pays. Bien que l’asile lui ait été refusé au Canada, le demandeur a décidé de revenir ici plutôt que de revendiquer le statut de réfugié dans l’un des trois autres pays où il s’était rendu. Le demandeur ne dit pas qu’il a tenté de quelque façon d’aider son épouse et ses filles à fuir. Pourtant, il dit que ce sont maintenant son épouse et ses filles qui sont menacées.

 

La preuve documentaire précise bien qu’il y a eu partout au Bangladesh de terribles attaques menées contre les hindouistes. On a rapporté que des maisons ont été incendiées, ainsi que des temples. Des femmes auraient aussi été violées. Selon la rumeur, certaines de ces attaques ont eu lieu parce que la victime est de religion hindoue, mais, selon d’autres reportages, bon nombre des agressions ont pour origine des différends immobiliers.

 

Le demandeur s’est trouvé en dehors du Bangladesh depuis 1997, sauf pour les 10 mois qu’il y a passés, d’août 2002 à juin 2003. Il évoque le jour où les fiers‑à‑bras, alors à sa recherche, se sont rendus chez lui en décembre 2004, puis ont plaqué son épouse contre un mur pour lui voler ses bracelets en or et lui demander de l’argent. Il dit que la police a refusé de venir en aide à son épouse, lui suggérant plutôt de déménager. Il dit que son épouse et ses filles se sont installées chez son frère, encore à Chittagong. Le demandeur ne dit pas qu’il y a eu d’autres agressions.

 

Il n’est pas vraisemblable que les fondamentalistes qui le recherchent activement et qui maltraitent sa famille limitent leurs recherches au domicile de son épouse et n’essaient pas de le trouver chez les autres membres de sa famille. Je relève que son épouse et ses filles demeurent à Chittagong et qu’elles s’y trouvent depuis que le demandeur est parti en 1997. Cette conduite ne s’accorde pas avec le fait d’être constamment en butte à des menaces et à du harcèlement.

 

J’ai lu et considéré les nombreux articles et documents produits par le demandeur. Je relève que ces articles font état des violences inter‑religieuses qui ont cours partout au Bangladesh. Bon nombre des articles mettent en relief les difficultés et agressions dont sont victimes les hindouistes ainsi que d’autres groupes minoritaires tels que les chrétiens et les ahmadis. La plupart de ces articles précisent qu’il y a eu une montée de la violence, tant avant qu’après les élections d’octobre 2001.

 

D’autres agressions graves ont été commises plus récemment, mais la preuve documentaire ne montre pas que le nombre de telles agressions est en hausse. Selon certaines preuves documentaires, il y a encore des incidents isolés, mais, en 2004, les médias n’ont pas signalé d’affrontements violents entre musulmans et hindouistes.

 

« Comme pour les mosquées ahmadies, le gouvernement a pris aussi des mesures pour apporter une protection policière dans les fêtes religieuses d’autres minorités, tout particulièrement les hindouistes. Aucun incident majeur de violences intercommunautaires entre hindouistes et musulmans n’a été signalé dans les médias en 2004. Cependant, au cours des dernières décennies, les hindouistes ont toujours été en butte à la discrimination. Ainsi, tout de suite après les élections de 2001, ils ont été soumis à diverses formes de violences, notamment assassinats, agressions, viols, chantage, et pertes de biens ».

 

 

 

[15]           Puis l’agente a repris de forts longs extraits de la preuve documentaire produite, à laquelle elle a décidé de s’en rapporter. Finalement, elle a conclu ainsi :

[TRADUCTION] Une grande partie de la preuve documentaire montre que les hindouistes et autres minorités religieuses sont victimes de discrimination. La preuve documentaire ne permet pas d’affirmer que les hindouistes sont persécutés partout au Bangladesh. Je reconnais que le demandeur a déménagé plusieurs fois au cours des 10 mois qu’il a passés au Bangladesh. Cependant, sa grande famille élargie, ainsi que sa famille immédiate, c’est‑à‑dire son épouse et ses deux filles, sont demeurées dans la même région du Bangladesh depuis le départ du demandeur en 1997. Ce fait contredit les affirmations selon lesquelles elles sont constamment harcelées et ciblées par les fondamentalistes. Le demandeur dit qu’il a subi de nombreuses agressions de la part de fondamentalistes musulmans, la dernière ayant eu lieu le 20 juin au domicile de son ami, dans un village éloigné du sien. Le demandeur ne dit pas si les agresseurs étaient liés aux autres fondamentalistes musulmans, et il ne donne pas non plus de détails sur ses agresseurs. Le demandeur a produit des lettres du BHBCUC, mais ces lettres ne précisent pas les raisons pour lesquelles il serait ciblé, lui plutôt que d’autres membres de leur conseil ou d’autres hindouistes.

 

 

Apparaît ensuite le texte cité au paragraphe 1 des présents motifs.

 

ANALYSE

            Normes de contrôle

[16]           Les allégations de déni d’équité procédurale ou de déni de justice naturelle ne requièrent pas une analyse pragmatique et fonctionnelle. Ces aspects sont revus selon la norme de la décision correcte[1].

 

[17]           Je suis d’avis que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle qui s’applique au fait que le demandeur a été privé d’une audience avant que l’agente rende la décision ici contestée.

 

[18]           Dans la décision Yousef c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[2], mon collègue le juge Barnes résume la norme de contrôle applicable aux décisions d’ERAR, pour les questions qui ne concernent pas les manquements à la justice naturelle ou à l’équité procédurale. Il écrit ce qui suit, au paragraphe 17 de ses motifs :

Dans la décision Demirovic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), […] Madame la juge Eleanor Dawson a examiné la jurisprudence portant sur la norme de contrôle applicable aux décisions des agents d’ERAR. Je suis d’avis que ses observations qui figurent au paragraphe 23 de cette décision sont correctes et je les suis en l’espèce :

 

En ce qui concerne la norme de contrôle applicable aux décisions des agents d’ERAR, dans la décision Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), … le juge Mosley, après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, a conclu que « la norme de contrôle applicable aux questions de fait devrait être, de manière générale, celle de la décision manifestement déraisonnable; la norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit, celle de la décision raisonnable simpliciter; et la norme applicable aux questions de droit, celle de la décision correcte ». Le juge Mosley a aussi souscrit à l’observation du juge Martineau dans la décision Figurado c. Canada (Solliciteur général), … Pour les motifs exposés par mes collègues, je reconnais que telle est la formulation correcte de la norme de contrôle applicable.

 

Comme le juge Barnes, je fais miens ici les propos de la juge Dawson. Je ne vois, dans la décision contestée et dans les circonstances de cette affaire, aucun élément qui m’autoriserait à m’écarter de l’analyse ci‑dessus.

 

            Droit à une audience

[19]           Les mots introductifs de l’article 113 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[3], et l’alinéa b) de cet article, sont ainsi formulés :

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

 

[20]           L’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés[4] est ainsi rédigé :

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

[21]           L’avocat du demandeur fait valoir que la décision de l’agente est en réalité, même si cela n’apparaît pas expressément, fondée sur le fait que l’agente ne l’a pas cru, et donc que les conditions de l’alinéa 167a) du Règlement sont par conséquent remplies. L’avocat du défendeur dit quant à lui que la décision contestée ne porte nullement sur la crédibilité du demandeur, mais plutôt sur l’« adéquation », tant qualitative que quantitative, de la preuve produite par le demandeur au soutien de sa revendication et portant sur les risques auxquels il serait, selon lui, exposé en cas de retour au Bangladesh.

 

[22]           S’agissant de l’alinéa 167b) du Règlement, je vois dans les arguments ci‑dessus des avocats le signe qu’ils s’accordent pour dire que la preuve produite par le demandeur est capitale pour la décision relative à sa demande de protection, et je ne vois aucune raison d’arriver à une autre conclusion compte tenu de l’analyse et du raisonnement de l’agente elle‑même. Finalement, je suis d’avis que la preuve, tant orale que documentaire, produite par le demandeur, si elle est admise, justifierait qu’il soit fait droit à cette demande de protection. La question dépend donc de l’alinéa 167c) du Règlement.

 

[23]           Dans la décision Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[5], mon collègue le juge Blanchard écrivait ce qui suit, au paragraphe 27 de ses motifs :

Après examen des facteurs énumérés dans l’article 167 du Règlement, je suis d’avis que les circonstances qui eussent justifié la tenue d’une audience n’étaient pas présentes dans le cas qui nous occupe. La crédibilité des demandeurs n’a pas été l’aspect déterminant de la décision de l’agente, l’agente ayant plutôt estimé que les risques auxquels étaient censément exposés les demandeurs n’avaient pas été établis au vu de la preuve objective, par exemple les avancées du processus de paix et l’existence, pour les demandeurs, d’une possibilité de refuge intérieur (PRI). L’agente a bien précisé que, eût‑elle accepté l’ensemble des preuves produites par les demandeurs, ces preuves n’auraient pas suffi à justifier une conclusion favorable de sa part. Puisque le point essentiel était la pertinence de la preuve, et puisqu’aucune question sérieuse de crédibilité n’était soulevée, l’agente n’avait aucune obligation de tenir une audience

[Référence omise; non souligné dans l’original]

 

[24]           Je suis convaincu que, après lecture attentive de la décision ici contestée, à peu près les mêmes propos pourraient être tenus ici. La crédibilité du demandeur n’était pas selon moi l’aspect déterminant de cette décision, expressément ou implicitement. Pour reprendre le passage ci‑dessus, l’agente a plutôt estimé que les risques auxquels était exposé le demandeur n’avaient pas été établis au vu de l’ensemble de la preuve présentée par lui, ni au vu de ladite preuve considérée en même temps que la preuve documentaire objective. L’agente a estimé aussi que, considérée globalement, la preuve du demandeur était tout simplement insuffisante pour justifier une décision qui lui serait favorable. Je reprends à mon compte la dernière phrase de la citation ci‑dessus : « Puisque le point essentiel était la pertinence de la preuve, et puisqu’aucune question sérieuse de crédibilité n’était soulevée, l’agente n’avait aucune obligation de tenir une audience ».

 

[25]           Dans le même sens, voir le jugement Iboude c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[6], où mon collègue le juge de Montigny écrivait ce qui suit, au paragraphe 13 de ses motifs :

Le Parlement a précisé, à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002‑227), les circonstances dans lesquelles une audition doit être tenue. Ce n’est que dans l’hypothèse où la crédibilité est au cœur de la décision et aurait un impact déterminant sur cette dernière qu’une audition est exigée. En l’occurrence, les demandeurs ont eu l’occasion de faire valoir leurs points de vue par le biais de représentations écrites, et l’agente ERAR avait raison de conclure qu’une audition n’était pas requise.

[référence omise; non souligné dans l’original]

 

On pourrait dire la même chose ici. La crédibilité n’est tout simplement pas au cœur de la décision contestée.

 

[26]           S’agissant du refus de l’agente de tenir une audience, une question de justice naturelle ou d’équité procédurale, qui doit être revue d’après la norme de la décision correcte, je suis convaincu que le demandeur ne peut obtenir gain de cause.

 

Conclusions de fait erronées tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont l’agente disposait

[27]           Il est bien établi en droit qu’un décideur, en l’occurrence l’agente, n’est pas tenu d’exposer ou de commenter chacune des preuves qui lui ont été présentées. Il suffit que la décision contestée traduise une analyse équitable et raisonnable de l’ensemble de ces preuves. Dans le jugement Sinan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[7], ma collègue la juge Snyder écrivait ce qui suit, au paragraphe 11 :

Les demandeurs ont avancé d’autres explications possibles quant à plusieurs des conclusions de la Commission. Lorsque la norme de contrôle est, comme en l’espèce, celle du caractère manifestement déraisonnable, il ne suffit pas de présenter un autre raisonnement ‑ même dans le cas où il peut s’agir d’une explication raisonnable. Ce que les demandeurs doivent faire, c’est souligner une conclusion de la Commission qui n’est aucunement étayée par la preuve. Les demandeurs ne m’ont pas convaincue que l’une ou l’autre des conclusions les plus importantes étaient manifestement déraisonnables. Je ne peux conclure que la décision dans son ensemble était manifestement déraisonnable.

[Non souligné dans l’original]

 

[28]           Je suis convaincu que les mêmes propos pourraient être tenus ici pour les conclusions de fait tirées par l’agente. Cela dit, comme je l’ai noté plus haut dans les présents motifs, la norme de contrôle devant s’appliquer à la décision de l’agente, considérée globalement, qui est ici contestée n’est pas la norme de la décision manifestement déraisonnable, mais plutôt celle de la décision raisonnable simpliciter. Puisque selon moi les conclusions de fait tirées par l’agente ne sont pas manifestement déraisonnables, je ne vois absolument aucune raison de dire que, considérée globalement, sa décision n’en était pas une qu’elle pouvait raisonnablement prendre. Autrement dit, c’est une décision qui peut résister à un examen assez poussé[8]. Il n’est pas nécessaire qu’elle résiste, dans tous ses détails, à l’examen minutieux à laquelle elle a été soumise par l’avocat du demandeur durant l’audience tenue devant moi.

 

[29]           L’avocat du demandeur a brièvement fait valoir que l’agente a commis une erreur parce qu’elle n’a pas suffisamment exposé les raisons qu’elle avait de préférer certaines des preuves produites, en particulier la preuve documentaire relative à la situation du pays et la preuve établissant que les membres principaux de la famille du demandeur étaient restés au Bangladesh, en laissant de côté la preuve du demandeur selon laquelle il craignait de retourner à nouveau au Bangladesh. Plus haut dans les présents motifs, j’ai cité assez longuement l’analyse faite par l’agente. Dans le jugement Castro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[9], mon collègue le juge O’Keefe écrivait ce qui suit, au paragraphe 33 de ses motifs :

Il est clairement établi en droit que la Commission n’a pas besoin de faire référence à toute la preuve documentaire au moment de résumer les motifs d’une décision. Toutefois, lorsqu’un affidavit d’expert est donné en preuve à la Commission et que d’autres preuves documentaires mettent en doute ou contredisent celles que l’agent chargé de la revendication a exhibées, la Commission devrait expliquer, un tant soit peu, ce qui l’a poussée à donner préférence à l’avis d’expert sur lequel elle s’est fondée et, à tout le moins, la raison qui l’a conduite à écarter celui que l’avocat des demandeurs a produit, ce qu’elle a omis de faire.

 

Ce passage n’intéresse pas directement la présente affaire, mais je suis convaincu, en l’extrapolant, que, en l’espèce, l’agente a bien donné une explication suffisante des raisons qu’elle avait de préférer les preuves sur lesquelles elle a choisi de se fonder, plutôt que les autres preuves et, après lecture globale de la portion de ses motifs concernant cet aspect, je suis d’avis qu’elle a raisonnablement expliqué les raisons qu’elle avait de retenir certaines preuves et de laisser de côté celles qu’avait produites le demandeur.

 

DISPOSITIF

[30]           Compte tenu de l’analyse ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

QUESTION À CERTIFIER

[31]           À la fin de l’audience relative à cette demande de contrôle judiciaire, j’ai demandé aux avocats s’ils avaient une question à certifier. Ils se sont accordés à dire que cette affaire constituait pour l’essentiel un cas d’espèce et ne soulevait aucune question grave de portée générale susceptible d’être certifiée, quelle que puisse être ma décision, étant donné que j’avais alors décidé de surseoir à ma décision. Je partage l’avis des avocats. La présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale qui puisse être déterminante dans un appel formé contre le présent jugement. Aucune question ne sera donc certifiée.

 

 

« Frederick E. Gibson »

JUGE

 

Ottawa (Ontario)

le 28 novembre 2006

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑382‑06

 

INTITULÉ :                                       SAMKAR SEN

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 15 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE GIBSON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 28 NOVEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer                                                                         POUR LE DEMANDEUR

 

John Provart                                                                             POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer                                                              POUR LE DEMANDEUR

Avocats

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LES DÉFENDEURS

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 



[1] Voir l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail) [2003] 1 R.C.S. 539, et l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général) [2005] A.C.F. n° 2056 (QL) (C.A.F.).

[2] [2006] A.C.F. n° 1101 (QL); 2006 CF 864.

[3] L.C. 2001, ch. 27.

[4] DORS/2002‑227.

[5] [2004] A.C.F. n° 1134; 2004 CF 872, confirmé pour d’autres motifs : [2005] A.C.F. n° 755; 2005 CAF 160.

[6] [2005] A.C.F. n° 1595 (QL); 2005 CF 1316.

[7] [2004] A.C.F. n° 188 (QL); 2004 CF 87.

[8] Voir Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan [2003] 1 R.C.S. 247, paragraphe 48.

[9] [2005] A.C.F. n° 1923 (QL).

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