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Date : 20061129

Dossier : T-1256-05

Référence : 2006 CF 1441

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

BARBARA J. KEYES

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Cette instance découle d'un litige entre la demanderesse, Barbara Keyes, et son employeur, l'Agence des services frontaliers du Canada (l'ASFC). Mme Keyes est depuis longtemps employée à l'ASFC; elle avait été embauchée à titre d'inspectrice des douanes dans la région de Windsor‑St. Clair, en 1980.

 

[2]               Au début de l'année 2001, Mme Keyes a fait l'objet d'un diagnostic de cancer du sein. Elle a été traitée au moyen d'une chirurgie et de la chimiothérapie, et sa convalescence a, au dire de tous, été longue et difficile. Jusqu'au mois de mai 2003, Mme Keyes a touché des prestations d'invalidité. À ce moment‑là, elle s'était suffisamment rétablie pour retourner au travail si certaines mesures d'adaptation étaient prises.

 

[3]               À titre de mesure temporaire et sur entente, l'ASFC a placé Mme Keyes dans un poste administratif au sein du Bureau de la vérification et des services de Windsor. Une fois cette affectation achevée, à la fin du mois de février 2004, les parties n'ont pas pu arriver à s'entendre au sujet d'un placement permanent; elles en sont encore à une impasse.

 

[4]               Il suffit de dire que les offres d'emploi permanent de l'ASFC ont été rejetées par Mme Keyes pour le motif qu'elles n'étaient pas suffisamment adaptées à ses besoins compte tenu de son invalidité continue ou qu'elles ne tenaient pas compte du risque de rechute par suite de l'exposition à des polluants. Les suggestions que Mme Keyes a faites à l'ASFC à l'égard d'un emploi ont de leur côté été rejetées pour le motif qu'elles n'étaient pas satisfaisantes ou réalisables sur le plan administratif.

 

[5]               D'autres problèmes se sont posés entre les parties au sujet d'une évaluation médicale que l'ASFC avait demandé à Santé Canada de faire. Étant donné que Mme Keyes a insisté pour que son avocat se présente avec elle au rendez‑vous, le médecin de Santé Canada a refusé de procéder à l'évaluation. Les parties n'ont ensuite pas pu arriver à s'entendre sur une évaluation médicale indépendante et, dans la mesure où le dossier me permet de le constater, l'évaluation n'a jamais eu lieu.

 

[6]               Le 25 mars 2004, Mme Keyes a déposé devant la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) une plainte contre l'ASFC dans laquelle elle alléguait une discrimination fondée sur sa déficience. Mme Keyes soutenait que l'ASFC n'avait pas offert de mesures d'adaptation acceptables sur le plan médical et qu'on lui avait ainsi refusé un emploi continu.

 

[7]               Conformément à ses pratiques habituelles, la Commission a entrepris une enquête sur la plainte de Mme Keyes. L'enquêteur assigné a procédé aux entrevues, il a examiné la preuve documentaire et il a rédigé un rapport détaillé qui contenait les conclusions et la recommandation suivantes :

[traduction

16.           Le 19 juillet 2004, la mise en cause a envoyé à la plaignante une liste de sept médecins indépendants de la région du Sud de l'Ontario. Il s'agissait d'obtenir une évaluation médicale indépendante de l'état et des besoins de la plaignante quant aux mesures d'adaptation.

 

17.           La plaignante déclare avoir examiné cette liste et n'avoir trouvé aucun médecin acceptable. Elle déclare en outre que tout examen médical doit être effectué en présence de son conseiller juridique. Elle est en train de dresser sa propre liste de médecins à présenter à la mise en cause. La mise en cause déclare qu'elle mettra l'affaire en délibération. Si l'on trouve un médecin mutuellement acceptable qui ne réside pas dans la région de Windsor, les frais de transport seront assumés par la mise en cause pour la plaignante, mais non pour son avocat.

 

18.           La mise en cause déclare qu'il serait raisonnable de demander que la plaignante fournisse une analyse fonctionnelle de ses capacités physiques actuelles ainsi que tout renseignement pertinent d'une nature psychologique afin de lui permettre de trouver d'une façon adéquate un poste adapté à ses besoins.

 

19.           La preuve indique que la mise en cause a trouvé un poste provisoire adapté aux besoins de la plaignante, du 15 juin 2003 au 23 février 2004, grâce à l'entremise d'une autre direction de l'ASFC pendant que l’on tentait de clarifier les besoins de la plaignante quant aux mesures d'adaptation. Toutefois, on n'a pas réussi à clarifier ces besoins parce qu'aucune évaluation médicale indépendante n'a été effectuée pendant la période où la plaignante occupait le poste provisoire.

 

20.         La mise en cause a également offert un poste permanent adapté aux besoins de la plaignante à deux endroits, mais la plaignante a refusé.

 

21.         La mise en cause a tenté à plusieurs reprises de s'acquitter de l'obligation de prendre des mesures d'adaptation qu'elle avait envers la [plaignante] et elle continue à coopérer.

 

22.         Conformément à l'alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, il est recommandé à la Commission de rejeter la plainte.

·                La preuve n'étaye pas les allégations de la plaignante.

 

 

[8]               La Commission a invité Mme Keyes et l'ASFC à répondre au rapport d'enquête et elles ont chacune fourni des observations détaillées. La Commission a examiné le rapport d'enquête et les réponses des parties et elle a rejeté la plainte pour le même motif que celui invoqué par l'enquêteur, à savoir parce que [traduction] « la preuve n'étay[ait] pas les allégations de la plaignante ». Mme Keyes demande à la Cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision de la Commission de rejeter la plainte. 

 

Questions en litige

1.                  Compte tenu des questions qui ont été soulevées, quelle est la norme de contrôle qui s'applique?

 

2.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant de fournir des motifs suffisants à l'appui de sa décision de rejeter la plainte?

 

3.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de l'obligation de prendre des mesures d'adaptation?

 

Norme de contrôle

[9]               La première question soulevée par Mme Keyes se rapporte au contenu de l'obligation d’équité, qui exige que des motifs soient donnés. Étant donné qu'il s'agit d'une question d'équité procédurale, il n'est pas nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle, et la norme de contrôle est toujours celle de la décision correcte : voir Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] A.C.S. no 5, [2001] 1 R.C.S. 221, 2001 CSC 4, paragraphe 65.

 

[10]           Mme Keyes soutient également que la Commission a commis une erreur en déterminant si l'employeur s'était acquitté de son obligation de prendre des mesures d'adaptation. Il s'agit d'une question mixte de fait et de droit et, en rendant sa décision, la Commission a droit à une certaine retenue judiciaire. Je n'ai pas à décider si la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (voir Gardner c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 1442, 2005 CAF 284, paragraphe 21) ou, peut‑être, celle de la décision manifestement déraisonnable (voir Hutchinson c. Canada (Ministre de l'Environnement), [2003] 4 C.F. 580, [2003] A.C.F. no 439, 2003 CAF 133, paragraphe 67). Quelle que soit la norme applicable, je suis convaincu qu'en traitant la question la Commission n'a commis aucune erreur contestable.

 

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant de fournir des motifs suffisants à l'appui de sa décision de rejeter la plainte? La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de l'obligation de prendre des mesures d'adaptation?

 

[11]           Mme Keyes est d'accord pour dire que le rapport d'enquête peut être considéré comme faisant partie intégrante de la décision de la Commission, cette dernière se contentant d'adopter les conclusions et la recommandation qui s'y trouvent : voir Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 2056, 2005 CAF 404, paragraphe 37. Toutefois, elle soutient que, dans son cas, le rapport d'enquête ne satisfaisait pas à l'obligation de fournir des motifs suffisants parce que sa conclusion n'est pas étayée par une analyse de la preuve. Sur ce point, Mme Keyes se fonde sur des décisions telles que Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25, [2000] A.C.F. no 1685 (C.A.F.) et Kalin c. Ontario College of Teachers (2005), 75 O.R. (3rd) 523, [2005] O.J. no 2097 (D.C.), paragraphes 45, 58 et 59.

 

[12]           L'argument invoqué par Mme Keyes comporte des lacunes fondamentales. Les décisions faisant autorité dans lesquelles il est question de l'obligation de la Commission de donner des motifs pour ses décisions préliminaires n'ont pas imposé une norme déterminée ou rigoureuse : voir Gardner, précité, paragraphes 23 à 31; et Johnson c. Maritime Telegraph and Telephone Co., [2004] A.C.F. no 1171, 2004 CF 951, paragraphe 37. Je n'interprète pas ces décisions comme allant jusqu'à dire que la Commission n'est jamais tenue de donner des motifs à l'appui de sa décision de rejeter une plainte à l'étape de l'examen préliminaire. Toutefois, dans l'arrêt Gardner, précité, il a été décidé que lorsque le plaignant a étroitement participé au processus d'enquête et qu'il comprend donc, ou qu'il a la capacité de comprendre, le fondement de la décision préliminaire, il n'y aura aucun manquement à l'obligation d'équité si la décision qui est rendue est « laconique » ou s'il s'agit davantage d'une conclusion même dans le cas où la Commission rejette la recommandation de l'enquêteur : voir Gardner, précité, paragraphe 28.

 

[13]           Dans l'arrêt Gardner, précité, la cour a inféré d'une façon raisonnable que la décision de la Commission de rejeter la plainte était fondée sur son acceptation des observations soumises par l'employeur en réponse au rapport d'enquête et sur le fait que la plaignante n'était donc pas désavantagée. Toutefois, Mme Keyes soutient qu'elle est désavantagée parce que le rapport d'enquête ne renferme aucun raisonnement à l'appui de la conclusion tirée. Mme Keyes affirme ne pas comprendre le fondement de la recommandation selon laquelle la plainte devait être rejetée.

 

[14]           On devrait éviter le libellé générique qui a été employé ici par l'enquêteur et repris par la Commission, à savoir que [traduction] « la preuve n'étay[ait] pas les allégations de la plaignante ». Dans ce cas‑ci, cet énoncé est beaucoup trop vague, sinon peut‑être bien trompeur. Néanmoins, le fondement de la recommandation de l'enquêteur est suffisamment simple pour qu'il soit possible de le comprendre, à la suite d'un examen minutieux du rapport. Comme dans l'arrêt Gardner, précité, il n'y a qu'une inférence raisonnable possible à faire par suite de l'examen de la preuve effectué par l'enquêteur à savoir que les efforts que l'ASFC a faits pour prendre des mesures d'adaptation à l'égard de la déficience de Mme Keyes étaient raisonnables, mais que le processus s'est arrêté avant d'avoir pris fin. Il est également évident que l'enquêteur croyait que les demandes que l'ASFC avait faites pour que l'on procède à une évaluation médicale et à une évaluation de la capacité fonctionnelle étaient raisonnables et nécessaires pour permettre au processus d'adaptation d'avancer. Il s'agissait de conclusions raisonnables à tirer de la preuve soumise à l'enquêteur et, par conséquent, il n'était pas possible de les contester dans le cadre d'un contrôle judiciaire.

 

[15]           Je suis convaincu que la décision préliminaire de la Commission était suffisante pour informer Mme Keyes et son avocat des motifs du rejet de la plainte. De fait, il est difficile de voir comment la Commission aurait pu arriver à une autre conclusion eu égard aux faits de l'espèce.

 

[16]           L'ASFC était encore prête à dialoguer en vue de faire avancer le processus d'adaptation, mais elle voulait procéder à sa propre évaluation médicale afin de mieux comprendre les limitations professionnelles de Mme Keyes. Cette demande n'était toujours pas réglée et, tant qu'elle n'était pas réglée, il était prématuré de conclure que l'ASFC avait omis de prendre des mesures d'adaptation à l'égard de Mme Keyes. Il va de soi que la Commission n'a pas commis d'erreur en n'acceptant pas l'argument de Mme Keyes selon lequel l'ASFC avait manqué à l'obligation légale qui lui incombait de prendre des mesures d'adaptation. La preuve ne fournissait tout simplement aucune justification permettant de passer à l'étape suivante : voir Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, [1989] A.C.S. no 103, paragraphe 27.

 

[17]           En espérant que les parties arriveront ensemble à trouver un emploi convenable adapté aux besoins de Mme Keyes, j'ajouterai quelques observations au sujet de ce qui semble les avoir amenées là où elles en sont.

 

[18]           L'examen minutieux des lettres échangées de temps en temps entre les parties donne l'impression que ni l'une ni l'autre ne s'est pleinement rendu compte des préoccupations légitimes de l'autre. Il est possible que sur certains points ce malentendu apparent soit attribuable au fait que Mme Keyes a insisté pour que l'ASFC communique avec elle uniquement par l'entremise du syndicat. Quoi qu'il en soit, les parties ont adopté des positions contradictoires qui n'étaient peut‑être pas justifiées et qui semblent avoir rendu inutilement difficile la recherche de mesures d'adaptation raisonnables. Ainsi, Mme Keyes a refusé d'accepter l'un ou l'autre des deux postes permanents offerts en se fondant sur le fait qu'elle croyait que les conditions de travail excédaient peut‑être ses capacités et que la qualité de l'air sur les lieux de travail en question était pour le moins suspecte. L'ASFC a par la suite confirmé que les postes offerts comprendraient uniquement des tâches administratives, mais on ne semble rien avoir fait pour apaiser formellement les préoccupations de Mme Keyes et de son médecin au sujet de la qualité de l'air ambiant. L'ASFC a déclaré que l'on ne s'était jamais plaint à cet égard, mais, compte tenu des craintes compréhensibles de Mme Keyes, il aurait peut‑être bien été approprié de procéder à certains essais environnementaux. Par ailleurs, le fait que Mme Keyes a insisté pour que son avocat se présente avec elle à l'évaluation médicale qui devait avoir lieu à Santé Canada ainsi que le fait que, par la suite, Mme Keyes n'a pas voulu accepter de rendez‑vous avec l'un quelconque des sept autres médecins recommandés par l'ASFC semblent à première vue du moins plutôt contestables. De fait, la demande que l'ASFC a faite pour que Mme Keyes se présente à une évaluation médicale est compréhensible étant donné le ton accusatoire et le contenu restreint des rapports médicaux que le médecin de famille avait rédigés pour le compte de Mme Keyes.

 

[19]           En fait, dans des circonstances telles que celles‑ci, l'employeur et l'employé ont tous deux une responsabilité mutuelle de trouver des mesures d'adaptation acceptables sur le lieu de travail. Pour ce faire, ils doivent collaborer. Il arrivera fort peu souvent que la solution soit parfaite, mais elle sera dans bien des cas acceptable. Dans les observations qu'elle a envoyées à la Commission et qu'elle a soumises à la Cour, l'ASFC a déclaré, comme le montre le dossier, qu'elle continue à bien vouloir effectuer des modifications sur le plan de l'emploi. Le fait que l'ASFC a déclaré être prête à continuer à chercher des mesures d'adaptation appropriées constituait un facteur important dans la recommandation de l'enquêteur de la Commission de rejeter la plainte.

 

[20]           L'ASFC semble être prête à trouver une [traduction] « solution permanente », à condition que Mme Keyes se soumette à une évaluation médicale indépendante, soit une condition qui est raisonnable. Par conséquent, il n'y a pas lieu de croire que les parties au litige ne puissent pas encore trouver une solution acceptable, à condition qu'elles s'efforcent toutes deux de rétablir le degré de confiance et de bonne volonté nécessaire eu égard aux circonstances.

 

[21]           Ni l'une ni l'autre partie n'a demandé de dépens contre l'autre, et dans ces conditions aucuns dépens ne seront adjugés.

 

 


JUGEMENT

            LA COUR STATUE que la demande est rejetée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-1256-05

 

INTITULÉ :                                                   BARBARA J. KEYES

                                                                        c.

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 20 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT 

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 29 NOVEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Arthur M. Barat, c.r.

POUR LA DEMANDERESSE

 

Joseph Cheng

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Barat, Farlam, Millson

Avocats

Windsor (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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