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Date : 20061201

Dossier : IMM‑299‑06

Référence : 2006 CF 1454

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

 

ENTRE :

ALEXANDRE FERREIRA SANT'ANNA,
SIMONE VASCONCELOS DE ANDRADE
et TAYLA VASCONCELOS DE SANT'ANNA (mineure)

demandeurs

et

 

LE MINISTRE

DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 28 décembre 2005 par laquelle une agente d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (la demande CH) que les demandeurs avaient présentée sous le régime du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi). La question en litige est de savoir si l’agente d’immigration a suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants.

Le contexte

[2]               Le demandeur principal, Alexandre Ferreira Sant’Anna (M. Sant’Anna), est un ressortissant brésilien de 34 ans. Sa conjointe de fait, Simone Vasconcelos de Andrade (Mme de Andrade) et leur fille de 13 ans, Tayla Vasconcelos de Sant’Anna (la fille aînée), sont aussi de citoyenneté brésilienne. La fille cadette de M. Sant’Anna a quatre ans et est citoyenne canadienne de naissance (la fille canadienne).

[3]               Les demandeurs sont arrivés au Canada en qualité de visiteurs le 22 avril 2000. Ils avaient quitté le Brésil par suite d'une agression armée qui avait mis en danger la vie de M. Sant’Anna. L’agresseur, au cours d'une piraterie d'autobus à Rio de Janeiro, avait pris M. Sant’Anna pour un agent de police avec qui il avait déjà eu maille à partir. Braquant une arme à feu sur le visage de M. Sant’Anna, il avait menacé de le tuer, jusqu'à ce que ce dernier lui montre ses papiers et le convainque qu’il n’était pas le policier en question. L’agresseur l’avait alors laissé tranquille pour voler le reste des passagers. Cet acte de violence avait traumatisé M. Sant’Anna, au point qu’il avait peur d’aller au travail ou de se déplacer avec sa famille. Il est alors parti au Canada avec les siens pour y rendre visite à la famille de sa femme et s'est ainsi trouvé amené à considérer notre pays comme un refuge.

[4]               Les demandeurs ont présenté en mai 2002 des demandes d’asile qui ont été rejetées le 24 juin 2004. La crédibilité des demandeurs n’était pas en question. Cependant, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le risque couru par les demandeurs n’avait pas de rapport avec la définition que donne la Loi de l’expression « réfugié au sens de la Convention » et qu’ils partageaient ce risque avec l’ensemble de leurs concitoyens brésiliens.

[5]               Les demandeurs ont déposé pour la première fois des demandes CH le 25 juin 2002. Ils y faisaient valoir qu’ils avaient réussi leur établissement au Canada et qu’ils seraient exposés au crime et à la violence s’ils se voyaient obligés de retourner au Brésil. Ces demandes ont été rejetées le 11 septembre 2003. L’agent d’immigration a conclu que la famille ne subirait pas de difficultés inhabituelles ou excessives si elle retournait au Brésil.

[6]               Les demandeurs ont déposé de nouvelles demandes CH le 8 octobre 2003. Ils y faisaient valoir qu’ils avaient réussi leur établissement au Canada et qu’il était dans l’intérêt supérieur de leurs enfants d'y rester. M. Sant’Anna avait fondé une entreprise de construction générale et s’était spécialisé dans le maçonnage, métier très en demande au Canada. Depuis 2002, sa femme travaillait comme concierge contractuelle. Les demandeurs ont produit des éléments tendant à établir qu’ils avaient des économies et qu’ils participaient activement à la vie de leur collectivité en faisant du travail paroissial et du bénévolat. Les demandeurs faisaient valoir que leurs filles avaient ici une vie sûre et stable et que le Canada leur offrait de nombreuses possibilités qu’elles n’auraient pas au Brésil. Ils ont produit des documents démontrant la pauvreté, la violence et l’instabilité sociale qui règnent dans ce dernier pays.

La décision contrôlée

[7]               Le 28 décembre 2005, la demande CH des demandeurs a été rejetée. L’agente d’immigration a conclu que M. Sant’Anna, sa femme et ses filles ne subiraient pas de difficultés excessives s’ils étaient obligés de retourner au Brésil. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

La législation applicable

[8]               La législation applicable à la présente demande est la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Nous reproduisons ci‑dessous le paragraphe 25(1) de la Loi, qui dispose que le ministre doit tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés et de l’intérêt public pour décider s’il y a lieu d’accorder la dispense sollicitée dans le cadre d’une demande CH :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

Humanitarian and compassionate considerations

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

La question en litige

[9]               La seule question en litige dans la présente espèce est le point de savoir si l’agente d’immigration a commis une erreur en ne tenant pas suffisamment compte de l’intérêt supérieur des enfants.

La norme de contrôle

[10]           La norme de contrôle applicable aux décisions des demandes CH est la norme de la décision raisonnable, ainsi que l’a conclu la Cour suprême du Canada au paragraphe 62 de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 :

[…] Je conclus qu’on devrait faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l’absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d’appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d’aussi grande retenue que celle du caractère « manifestement déraisonnable ». Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.

[Non souligné dans l’original.]

 

[11]           La décision n’est déraisonnable que si aucun mode d’analyse, dans les motifs avancés, ne pourrait raisonnablement amener le tribunal à conclure comme il l’a fait sur la base de la preuve produite. Cela signifie qu’une décision peut satisfaire à la norme si elle est fondée sur une explication défendable, même non convaincante aux yeux de la cour de révision : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247.

Analyse

[12]           Les demandeurs soutiennent que l’agente d’immigration a commis une erreur en ne tenant pas suffisamment compte de l’intérêt supérieur des enfants dans l’examen de leur demande CH. Ils invoquent l’arrêt Baker de la Cour suprême du Canada, précité, qui prescrit à l’agent d’immigration de se montrer réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants touchés :

¶75 […] Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

 

[Non souligné dans l’original.]

[13]           Les demandeurs invoquent aussi les conclusions formulées par le juge Campbell dans Anthony c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1310, à l’appui de la thèse que l’agent d’immigration doit établir si les conditions du pays d’origine sont telles qu’il serait dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’y vivre plutôt que de rester au Canada. Dans cette affaire, le juge Campbell a conclu que l’agent d’immigration n’avait fait qu’une analyse sommaire de la question des enfants du demandeur nés au Canada et avait commis une erreur en ne tenant pas compte de la qualité de la vie ou des difficultés qui attendaient l’enfant en cas de renvoi.

[14]           Les demandeurs font valoir que l’agente d’immigration n’a pas effectué un examen suffisant de l’intérêt supérieur des enfants touchés, limitant plutôt son analyse à une évaluation des difficultés éventuelles. L’agente a conclu qu’aucune des deux filles ne subirait de difficultés excessives si elles retournaient au Brésil. Pour ce qui concerne l’aînée, l’agente d’immigration a expliqué qu’elle était arrivée au Canada à l’âge de sept ans, après avoir passé ses années formatrices au Brésil. Elle allait donc retrouver dans ce pays une langue et une culture familières. L’agente d’immigration a reconnu que la cadette était née au Canada, mais, a‑t‑elle soutenu, cette enfant était trop jeune pour s’être intégrée à la société canadienne à tel point que son renvoi au Brésil puisse entraîner pour elle des difficultés excessives :

[TRADUCTION] J’ai tenu compte de l’intérêt supérieur de leurs deux filles séjournant au Canada. Je note que leur fille née au Brésil est arrivée au Canada à l’âge de sept ans. Elle va à l’école au Canada, mais on ne m’a pas communiqué de renseignements suffisant à me convaincre qu’elle subirait des difficultés au Brésil si elle devait y retourner avec ses parents. En outre, elle a passé ses années formatrices au Brésil avec ses parents et ses grands-parents et elle y retrouvera une langue et une culture familières. Quant à la fille cadette, née au Canada, elle n’a que quatre ans et elle ne s’est pas intégrée à la société canadienne à tel point que le fait de retourner avec ses parents au Brésil puisse entraîner des difficultés pour elle. Qui plus est, étant citoyenne canadienne, elle pourra revenir au Canada n’importe quand, si elle le souhaite. C’est au demandeur et à sa femme qu’il incombera de décider s’il y a lieu d’emmener leur fille canadienne avec eux ou de la laisser au Canada. Cependant, la langue et la culture de ses parents sont familières à l’enfant et, s'ils l’emmènent avec eux , elle ne devrait pas avoir beaucoup de mal à s’intégrer à la société brésilienne.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[15]           Le défendeur a attiré l’attention de la Cour sur un jugement plus récent de la Cour d’appel fédérale, soit l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555, aux paragraphes 5 et 6 duquel le juge Décary a donné des éclaircissements sur les obligations de l’agent d’immigration pour ce qui est de formuler explicitement l’intérêt des enfants à rester au Canada :

¶5     L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant  qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l’examen de l’agente repose sur la prémisse – qu’elle n’a pas à exposer dans ses motifs – qu’elle constatera en bout de ligne, en l’absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de « l’intérêt supérieur de l’enfant » penchera en faveur du non-renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d’implicite, il faut se rappeler que l’agente est saisie d’un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l’occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il va de soi que l’agente doit examiner attentivement ces raisons précises.

 

¶6     Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l’agente qu’elle décide si l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur du non-renvoi – c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.

[Non souligné dans l’original.]

[16]           Je ne puis souscrire à la prétention des demandeurs selon laquelle l’agente d’immigration n’aurait pas tenu compte de l’intérêt des enfants. Je suis plutôt d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’incombait pas à l’agente d’immigration de recenser explicitement les avantages dont jouiraient les enfants si on les autorisait à rester au Canada, étant donné que, comme le juge Décary le faisait observer dans Hawthorne, précité, l’agent d’immigration est présumé savoir qu’un enfant vivant au Canada avec ses parents se trouve en général dans une meilleure position qu’un enfant qui y vit sans ces derniers. De même, ce serait à mon sens accorder plus d’importance à la forme qu’au fond que d’obliger l’agent d’immigration à définir explicitement les désavantages évidents que représentent pour les enfants le fait de ne pas rester au Canada.

[17]           Dans la présente espèce, l’agente d’immigration a défini les intérêts des enfants et les a visiblement évalués relativement aux difficultés que présenterait pour les demandeurs l’observation des prescriptions ordinaires de demande de résidence permanente à partir de l’étranger. Il est évident qu’il sera presque toujours dans l’intérêt supérieur des enfants d’autoriser leurs parents à rester avec eux au Canada tout en faisant avancer leur demande d’immigration. Cela étant, l’agent d’immigration doit considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur parmi beaucoup d’autres – encore qu’il s’agisse d’un facteur important – dans l’examen d’une demande CH.

[18]           J’estime établi que l’agente d’immigration s’est acquittée de son obligation dans le cas qui nous occupe et qu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable en rejetant la demande CH des demandeurs. La décision de l’agente d’immigration n’a pas pour effet d’empêcher M. Sant’Anna et sa famille de revenir au Canada : elle ne fait plutôt qu’établir que la situation des demandeurs n’est pas suffisamment exceptionnelle pour justifier une dérogation aux dispositions d’application générale de la Loi. Il est loisible aux demandeurs de suivre la voie normale pour demander la résidence permanente au Canada. Notre pays aurait manifestement avantage à les accueillir, notamment du fait que le demandeur principal appartient à une catégorie de travailleurs qualifiés dont le Canada a besoin. En outre, le demandeur principal aussi bien que sa femme se sont révélés être honnêtes, travailleurs, dignes de confiance et capables de s’adapter à la culture et aux valeurs canadiennes. 

[19]      Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Il n’a pas été proposé de question à certifier.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                            IMM‑299‑06

 

INTITULÉ :                           ALEXANDRE FERREIRA SANT'ANNA ET AL.

 

                                                et

 

                                                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

                                                L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :   LE 27 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS

DU JUGEMENT :                 LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :          LE 1ER DÉCEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Korman                                                             POUR LES DEMANDEURS

 

Aviva Basman                                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Korman & Associates                                                  POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

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