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Date : 20061213

Dossier : IMM-2512-06

Référence : 2006 CF 1488

 Montréal (Québec), le 13 décembre 2006    

En présence de Monsieur le juge Blais

 

ENTRE :

JACKSON KAILIKI ERINGO

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision rendue le 11 avril 2006 par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) – Section de la protection des réfugiés (la SPR), rejetant la demande d’asile du demandeur.

 

[2]               Pour les motifs suivants, je suis satisfait que la demande de contrôle judiciaire devrait être accordée.

 

FAITS PERTINENTS

[3]               Monsieur Jackson Kailiki Eringo (le demandeur) est un citoyen du Kenya qui est arrivé au Canada le 8 août 2004 et a demandé la protection du Canada le 8 novembre 2004.

 

[4]               Le demandeur affirme avoir la qualité de réfugié au sens de la Convention et être une personne à protéger du fait qu’il serait exposé  à une menace à sa vie ou à des risques de traitements ou peines cruels et inusités s’il devait retourner dans son pays d’origine. Les événements ayant motivé la demande d’asile du demandeur reposent essentiellement sur son orientation sexuelle; le demandeur affirme être homosexuel et avoir été dénoncé comme tel, ce qui a pour effet de mettre sa vie en danger, puisque l’homosexualité est illégale au Kenya.

 

DÉCISION CONTESTÉE

[5]               Dans une décision rendue le 20 avril 2006, le commissaire de la SPR Sajjad Randhawa (le tribunal)  a conclu que le demandeur n’était pas crédible et donc qu’il n’était pas un réfugié au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

QUESTION EN LITIGE

[6]               Le tribunal a-t-il commis une erreur dans l’appréciation de la preuve qui a conduit au rejet de la demande?


NORME DE CONTRÔLE

[7]               Il est de jurisprudence constante que la norme applicable au contrôle judiciaire d’une décision de la Commission varie selon la nature de la décision. Pour une question de droit, la norme est celle de la décision correcte; pour une question de fait, celle de la décision manifestement déraisonnable; et pour une question mixte de fait et de droit, celle de la décision raisonnable. Cette approche a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans la décision Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100.

 

[8]               La question en litige étant essentiellement une question de fait, cette Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions du commissaire, et ne doit intervenir que si la décision est manifestement déraisonnable.

 

ANALYSE

[9]               Le demandeur soumet que le tribunal a erré en n’attribuant aucune crédibilité au récit du demandeur, alors qu’il n’avait aucune raison sérieuse de mettre en doute l’homosexualité du demandeur. Le défendeur pour sa part soutient que le tribunal est le mieux placé pour apprécier la crédibilité du demandeur, que sa conclusion n’est pas manifestement déraisonnable, et que la Cour ne devrait donc pas intervenir.

 

[10]           Sur la question de l’appréciation de la crédibilité du demandeur lors de son témoignage devant le tribunal, je suis d’accord avec la position du défendeur. Il est clair à la lecture de la décision du tribunal que ce dernier a porté une grande attention au témoignage du demandeur et qu’il a identifié de façon précise les aspects de ce témoignage lui faisant douter de la crédibilité du demandeur.

 

[11]           Il est quand même regrettable que le tribunal ait référé à quelques reprises à des stéréotypes, comme le fait qu’il ait découvert son homosexualité à 23 ans, alors que c’est souvent à l’adolescence que les homosexuels réalisent leurs situations, ou encore son mariage avec une femme sans y être forcé.

 

[12]           Son témoignage, quant à sa situation, est tout à fait conforme à ce que la preuve documentaire nous démontre quant à l’obligation pour les homosexuels de cacher leur situation et souvent en se mariant, pour éviter la persécution au Kenya.

 

[13]           À cet effet, dans les documents soumis en preuve par l’agent de protection des réfugiés, on peut lire, dans la demande d’information no KEN31719.E en date du 19 avril 1999 : « Kenya : Treatment of homosexuals by the authorities and the society in general (Research Directorate, Immigration and Refugee Board, Ottawa) » :

Generally, homosexuality in Kenya is viewed with hostility and denial and is legally criminalized, although some sections of the society currently acknowledge its existence (…) President Daniel Arap Moi of Kenya reportedly stated that “Kenya has no room or time for homosexuals and lesbians. Homosexuality is against African norms and traditions, and even in religion it is considered a great sin.” (…) An accountant with a Kenya HIV/AIDS organization reportedly stated that “homosexuals are a menace to society, they should not only be jailed, but the key to the lock should be thrown away.”

 

[14]           Ceci étant dit, le demandeur soutient aussi que le tribunal a erré en ignorant la preuve documentaire soumise par le demandeur au soutien de sa demande, soit les lettres de son ex-conjointe, de son copain, du prêtre Gérard Lecomte et de la coordinatrice du Projet 10.

 

[15]           Le défendeur, quant à lui, prétend que l’absence d’une crainte subjective de persécution implique que la SPR n’a pas à rechercher le fondement objectif de la crainte alléguée sur la base d’une quelconque preuve documentaire indépendante. Tel que notait la juge Danièle Tremblay-Lamer dans l’arrêt Kamana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1695, au paragraphe 10 :

[l]’absence de preuve quant à l’élément subjectif constitue une lacune fatale qui justifie à elle seule le rejet de la revendication puisque les deux éléments de la définition de réfugié, subjectif et objectif, doivent être rencontrés.

 

[16]           Bien que le défendeur ait raison sur ce point, cet argument est sans effet sur la question à savoir si le tribunal a erré en ne faisant aucune mention de la preuve documentaire déposée par le demandeur pour supporter sa crainte subjective de persécution.

 

[17]           Sur ce point, il faut noter tout d’abord qu’il existe une présomption à l’effet que le tribunal, dans sa décision, a tenu compte de l’ensemble de la preuve (Woolaston c. Canada (Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration), [1973] R.C.S. 102).

 

[18]           La jurisprudence de cette Cour a établi que si la preuve documentaire était essentielle à la question dont était saisi le décideur, l’omission de la mentionner dans les motifs de la décision constitue une erreur justifiant l’intervention de cette Cour.

 

[19]           Dans Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 332, le juge Teitelbaum mentionne :

19      The Applicant also relies on Mahamood Rehman v. Canada (M.C.I.), [1997] F.C.J. No. 763, (F.C.T.D.) (IMM-2175-96, June 4, 1997) for the proposition that evidence must be analyzed in the Board' reasons and not just acknowledge that the evidence exists and, that it is not an answer to an allegation of ignoring evidence that the Board based its finding, in part, on a claimant's demeanour. Justice McGillis states:

 

In its reasons for decision, the Board found that the applicant was not a credible witness for various reasons and made a negative comment concerning his demeanour. However, in conducting its analysis, the Board made no reference to documentary evidence tendered by the applicant in support of his claim, save and except to indicate that he had "... also presented personal documents."

 

[…]

 

In my opinion, the Board erred in failing to consider in its analysis the independent evidence tendered by the applicant which appears to corroborate his testimony concerning the two significant incidents precipitating his departure from Bangladesh.  [See Khan v. M.E.I. (file no. IMM-415-93, August 23, 1994, F.C.T.D.),  [1994] F.C.J. No. 1226].  I also note that, in making its adverse findings of credibility, the Board made no reference to the two important events which appear to be corroborated by the evidence tendered by the applicant. (Je souligne.)

 

 

[20]           Dans la décision  Kabita Dhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1337, IMM-6226-99, le juge Denault est intervenu parce que le tribunal n’avait pas considéré des documents qui corroboraient le témoignage du demandeur :

 

10     Not only did the Board's members did not examine in their decision the reasons for such omissions, but they also ignored documentary evidence which corroborated parts of the applicant's claim [See Note 6 below].  Ignoring such evidence constitutes a reviewable error, as indicated by Cullen J. in Bains v. Canada (M.E.I.) (1993), 20 Imm.L.R. (2d) 296, at page 300:

"The second issue raised by the applicant is that although three pieces of documentary evidence directly specific to the applicant were introduced, namely, a doctor's certificate, a letter from the applicant's wife and a letter from the president of the Punjab Human Rights Organization, the Refugee Division made no mention of these documents in their decision.  Once again, I am concerned that no mention of this documentation is made in the reasons.  I agree that it is within the purview of the panel to review the documentation and accept or reject the information, however, the Refugee Division cannot simply ignore the information, [...].  The Refugee Division, in my view, is obligated at the very least, to comment on the information.  If the documentation is accepted or rejected the applicant should be advised of the reasons why, especially as the documentation supports the applicant's position. [...]  It is my decision that the Refugee Division erred in law when it failed to advise whether it accepted or rejected the three documents specifically applicable to the applicant, and for that matter, failed to mention whether they even considered this evidence."

 

11      For these reasons, this application will be allowed.  This case raises no serious question of general importance.  (Note omise. Je souligne.)

 

[21]           Dans le cas présent, aucune mention n’a été faite de la preuve documentaire corroborant l’homosexualité du demandeur, élément qui est au cœur de la détermination du tribunal de l’absence de crédibilité du demandeur.  Bien que le tribunal était libre de conclure que ces documents n’étaient pas suffisants pour démontrer l’homosexualité du demandeur, le tribunal se devait de considérer ces documents et d’en faire mention dans sa décision.

 

[22]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accordée. Les parties n’ont soumis aucune question à certifier.

 

 

 


JUGEMENT

 

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.
  2. L’affaire est renvoyée pour qu'un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés rende une nouvelle décision à la lumière des présents motifs.

 

 

« Pierre Blais »

 

                                                                                                                        Juge

 

 

 


ANNEXE

EXTRAITS LÉGISLATIFS PERTINENTS

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2512-06

 

INTITULÉ :                                       JACKSON KAILIKI ERINGO c. MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 13 décembre 2006

 

MOTIFS  DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               Le juge Blais

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 13 décembre 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Éveline Fiset

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Diane Lemery

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Éveline Fiset

Montréal Québec

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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