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Date : 20061213

Dossier : IMM-2971-06

Référence : 2006 CF 1490

Calgary (Alberta), le 13 décembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

ENTRE :

MOHAMMAD FARID KHAN

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur Mohammad Farid Khan, qui est lui‑même veuf, a épousé la femme de son frère, qui est décédé, au Pakistan. Le demandeur est d'origine pakistanaise et réside maintenant au Canada; sa nouvelle femme est pakistanaise et, à l'heure actuelle, elle réside au Pakistan. Le demandeur a cherché à faire venir sa nouvelle épouse au Canada, mais l'agent des visas a refusé la demande de visa de résident permanent que celle‑ci avait présentée. L'appel interjeté de la décision devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a été rejeté. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande doit être accueillie.

 

[3]               La disposition pertinente est l'article 4 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, 2002, DORS/2002‑227, qui prévoit ce qui suit :

4.  Pour l’application du présent règlement, l'étranger n'est pas considéré comme étant l'époux, le conjoint de fait, le partenaire conjugal ou l'enfant adoptif d'une personne si le mariage, la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux ou l'adoption n'est pas authentique et vise principalement l'acquisition d'un statut ou d'un privilège aux termes de la Loi.

4.  For the purpose of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner, a conjugal partner or an adopted child of a person if the marriage, common-law partnership, conjugal partnership or adoption is not genuine and was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act.

 

[4]               Le juge Mosley de la Cour fédérale a récemment examiné cette disposition dans la décision Donkor c. Canada (MCI), 2006 CF 1089, étant donné que la disposition a été modifiée depuis la dernière fois qu'elle a été examinée au fond dans la décision Horbas c. Canada (MCI), [1985] 2 C.F. 369. Aux paragraphes 18 et 19 de ses motifs, le juge Mosley a conclu que le nouvel article 4 établit un critère à deux volets, selon lequel :

1.                    Il faut tenir compte de la relation telle qu'elle existe à l'heure actuelle, de sorte qu'une relation qui n'était peut‑être pas « authentique » au départ l'est peut‑être devenue.

 

2.                    Il faut se demander si la relation visait principalement l'acquisition d'un statut ou d'un privilège aux termes de la Loi.

 

[5]               Pour qu'une personne ne puisse pas être considérée comme étant l'époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal, il doit être satisfait aux deux volets du critère. Même s’il incombe au demandeur de démontrer à ce stade qu'une erreur susceptible de contrôle a été commise, si le demandeur n'a gain de cause qu'à l'égard de l'un de ces deux volets, il est loisible à la Cour de conclure qu'une erreur susceptible de contrôle a été commise.

 

[6]               Les faits essentiels de l'affaire sont simples. Le demandeur est né au Pakistan et il résidait au Pakistan où il a épousé sa première femme en 1976. Trois enfants sont nés de ce mariage. Le demandeur a été autorisé à entrer au Canada, ce qu'il a fait, en laissant sa femme et ses enfants au Pakistan. La première femme du demandeur est décédée d'une crise cardiaque en juillet 2002. Un frère cadet du demandeur a épousé Farzana Bibi, avec qui il a eu quatre enfants. En 1995, le frère cadet est décédé dans un accident de la route. La mère du demandeur a fait savoir que, pour l'honneur de la famille, le demandeur devait épouser la femme de son frère décédé, Farzana Bibi, ce qu'il a fait en septembre 2002. Le mariage a apparemment été célébré dans l'intimité, en présence de quelques membres de la famille seulement. Le gouvernement pakistanais a délivré un certificat de mariage dont l'authenticité n'est pas contestée.

 

[7]               Le demandeur est revenu au Canada, mais il est retourné au Pakistan de temps en temps, pour des périodes de plusieurs mois. Selon la preuve, le demandeur a fait de nombreux appels téléphoniques au Pakistan, probablement à sa nouvelle femme.

 

[8]               Le demandeur a présenté une demande de visa de résident permanent pour sa nouvelle femme afin qu'elle puisse entrer au Canada. Lors de l'entrevue initiale avec l'agent des visas au Pakistan, le demandeur a indiqué que sa femme était peut‑être enceinte de deux mois. La preuve soumise sur ce point n'est pas claire étant donné que la nouvelle femme affirme avoir simplement déclaré qu'elle se sentait mal et qu'elle était étourdie et qu'elle était peut-être enceinte, mais qu'elle n'en était pas sûre. L'agent des visas a recommandé un test de grossesse, qu'elle a subi, et le résultat a été négatif. L'agent des visas a rejeté la demande en déclarant ce qui suit dans une lettre datée du 2 octobre 2004 :

[Traduction] L'article 4 du Règlement prévoit que, pour l'application du Règlement, l'étranger n'est pas considéré comme étant l'époux, le conjoint de fait, le partenaire conjugal ou l'enfant adoptif d'une personne si le mariage, la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux ou l'adoption n'est pas authentique et vise principalement l'acquisition d'un statut ou d'un privilège aux termes de la Loi.

 

Vous avez eu une entrevue au haut‑commissariat le 14 juin 2004. J'ai conclu que la relation existant entre votre époux et vous n'est pas authentique et qu'elle visait principalement à vous permettre de devenir résidente permanente du Canada. En arrivant à cette conclusion, les facteurs et renseignements suivants ont été pris en considération :

 

Vous avez épousé le frère de votre défunt mari et il n’y a aucune preuve de l'existence d'une relation : lettres, cartes de souhait et ainsi de suite. Vous figurez, avec le répondant, sur les photos de mariage que vous avez produites, mais il n'y a pas de photos des invités ou de la cérémonie de mariage. Vous avez une connaissance limitée de la situation personnelle du répondant, à savoir l'endroit où il vit au Canada, son âge, etc.

 

 

[9]               Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Commission et, le 3 mai 2006, l'appel a été rejeté. Il ressort clairement de la décision de la Commission qu'il existait de sérieuses questions de crédibilité et que la Commission a conclu que le témoignage du demandeur, d'une part, et celui de sa nouvelle femme, d'autre part, ne concordaient pas. Quant à la question de savoir si la relation conjugale était authentique, la Commission a dit ce qui suit aux paragraphes 19 et 20 de ses motifs :

[19]         Bien que les témoignages des deux témoins soient concordants pour ce qui est des raisons qui ont présidé au mariage, des arrangements et des détails, ainsi que des activités consécutives à celui‑ci et qu’ils connaissent parfaitement la composition de leur famille ainsi que ce qui concerne l’éducation et les particularités de leurs enfants, je crois que cette connaissance mutuelle de la situation des témoins correspond à celle qu’auraient les membres d’une famille qui ont vécu 15 ans ensemble et qu’elle ne révèle pas une relation maritale authentique entre l’appelant et la demandeure.

 

[20]         La demandeure a dit que, depuis la mort de l’épouse de l’appelant, elle prend soin du plus jeune fils de ce dernier en lui faisant la cuisine, en lui achetant des vêtements et en payant ses frais de scolarité. Il y a des preuves de l’aide financière fournie par l’appelant. Elle est répartie entre la demandeure et le frère de l’appelant, qui est le chef du ménage. À mon avis, la preuve de l’aide financière accordée par l’appelant à la demandeure et à sa famille immédiate au Pakistan et le soin que la demandeure prend du fils de l’appelant correspondent à la relation qui existe entre les membres responsables et empathiques d’une famille qui font face aux difficultés du veuvage.

 

 

[10]           Il est clairement établi en droit que, lorsqu'un contrôle judiciaire est effectué dans de telles circonstances, la Cour doit s'en remettre à la Commission pour les conclusions de fait et qu'elle ne doit pas intervenir à moins qu'elle juge que ces conclusions sont manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Khella c. Canada (MCI), 2006 CF 1357, au paragraphe 1). Toutefois, lorsqu'une erreur de droit a été commise, la norme à appliquer est celle de la décision correcte (voir, par exemple, Mugasera c. Canada (MCI), 2005 CSC 40, au paragraphe 3).

 

[11]           Il s'agit en l'espèce de savoir si la relation existant entre le demandeur et sa nouvelle femme est « authentique ». Les faits sont clairs; ils se sont mariés afin de préserver l'honneur de la famille et le demandeur a épousé la femme de son frère défunt. Les contacts entre les époux étaient limités, puisque le demandeur est au Canada et que la nouvelle femme ne peut pas venir au Canada et qu'elle reste au Pakistan.

 

[12]           Dans la décision Donkor, précitée, au paragraphe 21, le juge Mosley a examiné les questions posées par l'agent, révélant ce qui pourrait bien être une idée romancée d'une relation « authentique » :

[21]         Le défendeur soutient que l’agente a examiné la demande de façon appropriée. L’agente a eu une entrevue avec le demandeur et sa conjointe de fait afin d’évaluer ce qu’ils savaient l’un de l’autre et le caractère authentique de la relation, et elle a noté plusieurs contradictions dans les réponses qu’ils avaient données au sujet de leur première rencontre et de la façon dont ils avaient fait connaissance, de leur premier rendez‑vous, de leur première relation sexuelle, de leurs bagues de fiançailles, de la connaissance que chacun avait de la famille de l’autre ainsi que de leurs études et de leurs arrangements financiers.

 

[13]           Dans la décision Siev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2005 CF 736, le juge Rouleau de la Cour fédérale a examiné au paragraphe 15 certaines lignes directrices établies par le ministre à appliquer en pareil cas, lesquelles correspondaient aux critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt M c. H, [1999] 2 R.C.S. 3 :

[15]         Le guide OP 2 Traitement des demandes présentées par des membres de la catégorie du regroupement familial, reprend les critères énoncés par la Cour suprême dans M. c. H. ([1999] 2 R.C.S. 3) pour déterminer si deux personnes vivent réellement une relation conjugale:

 

                -               logement commun (p. ex., ententes relatives au couchage);

 

-               comportement sexuel et personnel (p. ex., fidélité, engagement, sentiments l'un envers l'autre);

 

-                services (p. ex., comportement et habitudes concernant la répartition des tâches ménagères);

 

-                activités sociales (p. ex., attitude et comportement en tant que couple au sein de la collectivité et avec leurs familles);

 

-                soutien économique (p. ex., ententes financières, propriété de biens);

 

-                enfants (p. ex., attitude et comportement vis‑à‑vis les enfants);

 

-                perception sociale des partenaires en tant que couple.

 

                Si l'on considère les termes employés par la Cour suprême au cours de l'affaire M. c. H., il est clair qu'une relation conjugale suppose une certaine permanence, une interdépendance financière, sociale, émotive et physique, un partage des responsabilités ménagères et connexes, ainsi qu'un engagement mutuel sérieux.

 

[14]           La conclusion est appropriée, le caractère authentique de la relation est révélé si cette relation est partagée et qu'elle indique une certaine permanence, une interdépendance, un partage des responsabilités et un engagement sérieux.

 

[15]           En l'espèce, la Commission semble avoir conclu qu'une relation ne peut pas être « authentique » dans le cas où une femme, qui avait été la belle‑soeur pendant une quinzaine d'années, est devenue l'épouse, les deux époux ayant récemment chacun perdu leur premier époux. En pareil cas, il n'y a pas lieu de changer grand‑chose, les familles ayant vécu ensemble pendant plusieurs années. À coup sûr, il ne s'agit pas de chercher « un premier rendez‑vous une première relation sexuelle ». Les idéaux des romans occidentaux à l'eau de rose ne s'appliquent pas à tous.

 

[16]           Il faut se demander si la relation est « authentique » selon l'optique des intéressés eux‑mêmes, par rapport au milieu culturel dans lequel ils vivent. C'est ce qui a été fait dans la décision Khella, précitée. Si j'adopte cette approche, je conclus que le commissaire a commis une erreur en concluant que la preuve « correspond à [la situation] qu’auraient les membres d’une famille qui ont vécu 15 ans ensemble et qu’elle ne révèle pas une relation maritale authentique ».

 

[17]           La Commission a noté la preuve non contredite soumise par les deux époux au sujet de détails concernant leur mariage et la connaissance personnelle qu'ils avaient l'un de l'autre. En outre, les témoins ont fait des déclarations compatibles au sujet de l'origine de la relation des époux. Toutefois, la Commission a omis de tenir compte des facteurs culturels et de la situation de l'appelante, qui est peu instruite.

 

[18]           Le demandeur a épousé sa belle‑soeur pour bien des raisons, à des fins authentiques. La mère du demandeur a encouragé l'union afin de préserver l'honneur de la famille étant donné qu'il y avait des enfants qui vivaient à la maison. Les propres enfants du demandeur vivaient dans la même maison que l'appelante. La Commission a commis une erreur en ne faisant aucun cas de facteurs pertinents et elle n’a pas étayé sa conclusion selon laquelle la connaissance que les époux avaient l'un de l'autre était uniquement fondée sur le fait qu'il s'agissait de membres d'une même famille qui avaient vécu ensemble pendant 15 ans. Cette conclusion est déraisonnable si on considère la preuve dans son ensemble. Compte tenu des facteurs culturels, rien ne permet d’affirmer qu'un tel mariage ne peut pas être authentique.

 

[19]           Les incohérences relevées par la Commission résultaient du fait que cette dernière avait examiné à la loupe la preuve dont elle disposait, en mettant l'accent sur des éléments secondaires. Comme il en a été fait mention, l'appelante a déclaré qu'elle était malade, qu'elle faisait de la fièvre et qu'elle croyait être peut‑être enceinte.

 

[20]           Pour ces motifs, je renverrai l'affaire pour qu'un membre différent de la Commission rende une nouvelle décision. Toutefois, je me rends bien compte que ce point précis n'a pas été clairement examiné dans la jurisprudence; je propose donc la certification de la question suivante :

Quels sont les critères qu'il convient d'appliquer à l'examen du caractère authentique d'une relation en vertu des dispositions de l'article 4 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés de 2002?

 

 

[21]           Je ne certifierai pas cette question ou une autre question tant que les avocats des parties ne m'auront pas présenté d'observations, lesquelles devront le cas échéant être soumises dans les 30 jours suivant la date des présents motifs.

 


JUGEMENT

 

            Pour les motifs énoncés aux présentes :

 

1.                    La demande est accueillie.

 

2.                    L'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'un membre différent rende une décision conforme aux présents motifs.

 

3.                    Les avocats des parties peuvent soumettre des observations au sujet de la certification d'une question ou de questions dans les trente jours des présents motifs.

 

4.                    Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 

 

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2971-06

 

INTITULÉ :                                                                           MOHAMMAD FARID KHAN

                                                                                    c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 12 DÉCEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 13 DÉCEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Birjinder Mangat

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Hardstaff

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet Mangat

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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