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Date : 20061220

Dossier : IMM-2894-06

Référence : 2006 CF 1517

ENTRE :

MOHAMMED ALI AHEMED

 

Demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

 

 

 

MOTIFS DE JUGEMENT

 

Le juge Pinard

[1]          Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) rendue le 3 mai 2006, statuant que le demandeur n’est pas un « réfugié » au sens de la Convention, ni une « personne à protéger » selon les définitions données aux articles 96 et 97 respectivement de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27 (la Loi).

 

[2]          Mohammed Ali Ahemed (le demandeur) est musulman et un citoyen de l’Inde. Il était propriétaire d’une entreprise d’importation d’appareils électriques à Tiruchy dans l’État de Tamil Nadu en Inde et il faisait souvent des voyages d’affaires à l’extérieur de l’Inde.

 

[3]          En février 2005, le demandeur a été amené devant un commerçant compétiteur, monsieur Kannappan, qui lui a dit qu’il ne pouvait pas continuer son entreprise parce qu’il est musulman. Kannappan lui a dit qu’il devrait le payer chaque fois que lui-même ou son père ferait un voyage d’affaires et qu’il devrait faire de la contrebande pour lui (importation de marchandises). Le demandeur a été battu par les hommes de Kannappan et il aurait perdu une partie de sa faculté auditive à l’oreille droite.

 

[4]          En novembre 2004, le père du demandeur a fait un voyage d’affaires et a payé à Kannappan l’argent d’extorsion.

 

[5]          En février 2005, le demandeur a été une fois de plus menacé par Kannappan. Suite aux conseils de son père, le demandeur est allé demeurer chez son beau-père à Chennai.

 

[6]          Le 12 mai 2005, le père du demandeur a été retrouvé mort et le demandeur attribue ce meurtre à Kannappan.

 

[7]          Le demandeur est arrivé au Canada le 10 juillet 2005.

 

* * * * * * * *

[8]          La CISR a accepté les faits à la base de la revendication du demandeur, en particulier celui qu’il ait été persécuté par Kannappan et qu’il a une crainte bien fondée dans son village et dans l’État de Tamil Nadu.

 

[9]          La CISR a toutefois rejeté la revendication du demandeur en concluant qu’il pouvait bénéficier d’un refuge ailleurs en Inde, notamment à Delhi et possiblement à Chennai.

 

[10]      La seule question en l’espèce est celle de savoir sir la CISR a erré en concluant qu’il y avait, en Inde, un refuge interne dont le demandeur pouvait bénéficier. La CISR a considéré le bon test pour déterminer s’il y avait, en l’espèce, une alternative de refuge interne, soit le test en deux parties énoncé dans l’affaire Rasaratnam c. Canada (M.E.I.), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.), à savoir si, d’après la prépondérance des probabilités, il n’existe pas de possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté dans la partie du pays où il peut se réfugier, et s’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, tenant compte de toutes les circonstances, de s’y réfugier.

 

[11]      Toutefois, c’est sur l’application de la deuxième partie de ce test, à mon sens, que la CISR a erré.

 

[12]      En effet, un rapport psychologique ou médical peut constituer une preuve objective qu’il serait « trop sévère » de s’attendre à ce qu’un requérant, qui a déjà été persécuté dans une région de son pays d’origine, déménage dans une autre partie du même pays (Singh c. Canada (M.C.I.), [1995] A.C.F. no 1044 (1re inst.) (QL)). Ici, le demandeur a soumis une note d’une intervenante sociale, Dolorès Denis, qui indique qu’il démontre un état dépressif, et une lettre d’un médecin, le Dr Dagher, qui précise qu’il souffre du syndrome de stress post-traumatique et de dépression avec idées suicidaires.

 

[13]      À première vue, il s’agit là d’une condition psychologique sérieuse. À cet égard, le demandeur souligne que la CISR n’a pas fait référence spécifiquement à la lettre du médecin et n’a pas tenu compte de l’état psychologique du demandeur dans son analyse de savoir s’il était raisonnable pour ce dernier de chercher la protection contre la persécution dans une autre partie de l’Inde.

 

[14]      Le juge Rothstein, dans l’affaire Javaid c. Canada (M.C.I.), [1998] A.C.F. no 1730 (1re inst.) (QL), a souligné que la preuve de l’état psychologique d’un demandeur est une preuve importante à considérer dans la détermination d’un refuge interne :

[9]     Toutefois, un tribunal ne se met pas à l'abri d'un contrôle judiciaire simplement en affirmant qu'il a examiné la preuve. Les circonstances doivent être prises en considération. Si la preuve est précise et importante pour la cause d'un demandeur, et est digne de foi et convaincante à première vue, il me semble qu'un tribunal est tenu d'expliquer, même très brièvement, pourquoi cette preuve ne le convainc pas. En l'espèce, je ne suis pas convaincu que le tribunal a tenu compte de l'évaluation psychologique pour parvenir à sa conclusion.

 

 

 

[15]      L’affaire Cepeda-Gutierrez c. Canada (M.C.I.), [1998] A.C.F. no 1425 (1re inst.) (QL), ressemble beaucoup au présent cas, du fait que dans cette autre cause la CISR a déterminé que les revendicateurs étaient crédibles et qu’ils avaient une crainte fondée d'être persécutés. Il importe de reproduire les paragraphes 27 et 28 de cette décision :

     Finalement, je dois me demander si la section du statut a tiré cette conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont [elle disposait]". À mon avis, la preuve était si importante pour la cause du demandeur que l'on peut inférer de l'omission de la section du statut de la mentionner dans ses motifs que la conclusion de fait a été tirée sans tenir compte de cet élément. Il est d'autant plus facile de tirer cette inférence parce que la Commission a traité dans ses motifs d'autres éléments de preuve indiquant que le retour à Mexico ne constituerait pas un préjudice indu. L'affirmation "passe-partout" selon laquelle la Commission a examiné l'ensemble de la preuve dont elle était saisie n'est pas suffisante pour empêcher de tirer cette inférence, compte tenu de l'importance de cette preuve pour la revendication du demandeur.

 

     Ma conclusion à cet égard est appuyée par la décision du juge Richard (devenu depuis juge en chef adjoint) dans l'arrêt Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 30 Imm. L.R. (2d) 226 (C.F. 1re inst.), où l'omission de la section du statut de mentionner un rapport psychologique pertinent et crédible quant à savoir s'il était raisonnable d'obliger un demandeur du statut de réfugié à retourner dans son pays d'origine a été considérée comme une erreur de droit. Il y a cependant d'autres cas où l'omission de discuter de rapports semblables n'a pas porté atteinte à la décision : Jhutty c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 763 (C.F. 1re inst.) ; Canizalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C .F. no 1492 (C.F. 1re inst.) ; Randhawa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 749 (C.F. 1re inst.). Toutefois, dans ces affaires, contrairement à l'espèce, la Commission avait au moins mentionné expressément le rapport, de façon à justifier l'inférence qu'elle en avait tenu compte.

 

 

 

[16]      En l’espèce, la CISR a trouvé que le demandeur était crédible et qu’il avait une crainte fondée d'être persécuté. À l’audience, le demandeur a témoigné qu’il a vu son médecin environ 20 fois depuis qu’il est arrivé au Canada. Quand son avocat lui a demandé pourquoi il est allé chez le médecin, il a répondu (à la page 228 du dossier du tribunal) :

You know, due to the incidents which happened in my home town, and because they had beaten in the ear, my ear then started aching continuously. Further, in the night I was not able to sleep at all properly. Two to three hours I would sleep and after that I would suddenly get a dream as if somebody is coming to strangle me. So even now I’m continuing to take medicine.

 

 

 

[17]      L’avocat a aussi référé à l’état psychologique du demandeur en fin d’audience, tel qu’il appert de la page 248 du dossier du tribunal.

 

[18]      Dans les circonstances, à mon avis, la CISR se devait au moins de mentionner dans ses motifs le rapport du médecin, ce qu’elle a omis de faire. La CISR aurait pu alors attribuer à ce rapport plus ou moins de poids, mais comme elle n’en parle pas, il est impossible de savoir si elle l’a même considéré. Le défaut de mentionner le rapport du médecin dans la décision entache donc celle-ci d’une erreur sérieuse qui justifie l’intervention de la Cour. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la CISR, rendue le 3 mai 2006, statuant que le demandeur n’est pas un « réfugié » au sens de la Convention, ni une « personne à protéger » selon les définitions données aux articles 96 et 97 respectivement de la Loi, est annulée, et l’affaire est renvoyée devant la CISR différemment constituée pour nouvelle audition et nouvelle décision.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 20 décembre 2006

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2894-06

 

INTITULÉ :                                       MOHAMMED ALI AHEMED c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 novembre 2006

 

MOTIFS DE JUGEMENT :             Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 20 décembre 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Michel Le Brun                              POUR LE DEMANDEUR

 

Me  Annie Van der Meerschen             POUR LE DÉFENDEUR

Mme Héloïse Dumont

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michel Le Brun                                                             POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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