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Date : 20061222

Dossier : T-504-03

Référence : 2006 CF 1553

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

ENTRE :

ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES

demanderesse 

et

 

GESTION C.T.M.A. INC.

NAVIGATION MADELEINE INC., les propriétaires

et autres personnes ayant un droit sur le navire C.T.M.A. VOYAGEUR

et M/V C.T.M.A. VOYAGEUR

défenderesses

 

et

 

CORPORATION DES PILOTES DU BAS ST-LAURENT

 

Intervenante

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les motifs qui suivent font suite au dispositif du jugement rendu le 10 juin 2005 par le juge Décary de la Cour d’appel fédérale, jugement souscrit par les juges Desjardins et Pelletier, dans l’arrêt Administration de pilotage des Laurentides c. Gestion C.T.M.A. Inc., 2005 CAF 221. Ce dispositif se lit :

¶ 38      J'accueillerais l'appel, j'infirmerais en partie le jugement de la Cour fédérale prononcé le 30 juin 2004, je rejetterais l'action sans frais à l'égard de Gestion C.T.M.A. Inc., je rejetterais l'action prise contre les autres défendeurs relativement à toute réclamation antérieure au 30 mars 2000 et je renverrais l'affaire au juge Lemieux pour qu'il se prononce sur les demandes que lui ont faites les procureurs des parties les 5 et 7 juillet 2004.

 

¶ 39      Je n'accorderais pas de dépens en appel, chaque partie ayant eu sa part de succès.

 

 

[2]               Le 30 juin 2004, j’avais rendu jugement sur l’action prise par l’Administration de pilotage des Laurentides (l’Administration) où elle réclamait la somme de 1 860 265,34 $ contre les défenderesses pour des droits de pilotage impayés entre les années 1987 et 2002 à l’égard du navire M/V C.T.M.A. Voyageur (le Voyageur) en vertu de l’article 44 de la Loi sur le pilotage qui se lit :

44. Sauf si une Administration le dispense du pilotage obligatoire, le navire assujetti au pilotage obligatoire qui poursuit sa route dans une zone de pilotage obligatoire sans être sous la conduite d'un pilote breveté ou du titulaire d'un certificat de pilotage est responsable envers l'Administration dont relève cette zone des droits de pilotage comme si le navire avait été sous la conduite d'un pilote breveté. [je souligne]

 

44. Except where an Authority waives compulsory pilotage, a ship subject to compulsory pilotage that proceeds through a compulsory pilotage area not under the conduct of a licensed pilot or the holder of a pilotage certificate is liable, to the Authority in respect of which the region including that area is set out in the schedule, for all pilotage charges as if the ship had been under the conduct of a licensed pilot.

 

 

[3]               Le jugement que j’ai rendu le 30 juin 2004 se lit :

Pour les motifs énoncés, l’action de la partie demanderesse est rejetée avec dépens aux motifs que la réclamation recherchée est prescrite. Je n’ai pas reçu suffisamment de détails pour juger si, durant les années où le Voyageur naviguait, il y avait des droits de pilotage impayés qui n’étaient pas prescrits. J’invite les parties à communiquer avec la Cour sur ce point s’il y a lieu.

 

[4]               Le 5 juillet, 2004, le procureur de l’Administration écrivait à la Cour conformément au dernier paragraphe de son jugement du 30 juin 2004 lui demandant de réserver une demie journée d’audience pour faire valoir ses représentations sur :

 

(1)       le quantum de la réclamation de l’Administration de droits de pilotage impayés non prescrits et exigibles sous l’article 44 de la Loi lorsque le Voyageur naviguait sur le Fleuve St-Laurent dans la zone de l’Administration après le 30 mars 2000;

(2)       la détermination des intérêts qui doivent être calculés et ajoutés afin de compléter le jugement à ces égards;

(3)       une prévision que la saisie du Voyageur pourrait être levée sur paiement à l’Administration de la somme prévue dans le jugement de la Cour en capital et intérêts;

(4)       les frais.

 

[5]               Le 7 juillet 2004, le procureur des défenderesses réplique à la lettre du 5 juillet 2004 en provenance du procureur de l’Administration. Le procureur des défenderesses prétend qu’aux termes de son jugement du 30 juin 2004, cette Cour est devenue functus officio relativement à toute autre demande concernant le fond du dossier sauf sur la question de la main levée de la saisie sur laquelle la Cour ne s’était pas prononcée.

 

[6]               Le 27 septembre 2004, l’Administration a fait appel de ma décision, appel qui, dans les circonstances, avait pour effet de ne pas m’inciter à donner suite aux lettres du 5 et 7 juillet 2004 des procureurs des parties.

 

Questions débattues

 

[7]               Les parties ont convenu que la somme de 438 817,63 $ représente les droits de pilotage impayés, non prescrits et exigibles en vertu de l’article 44 de la Loi pour les transits du Voyageur entre les Escoumins et Montréal durant les années 2000, 2001 et 2002. C’est le 1er juin 2002 que le Voyageur est retiré de son parcours sur le St-Laurent.

 

[8]               Cependant, tout en admettant que le montant convenu représente bien les droits de pilotage impayés calculés selon les tarifs applicables, le procureur de la partie défenderesse prétend que l’Administration n’a pas le droit d’exiger cette créance invoquant la notion en équité de fin de non-recevoir telle que reconnue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Banque nationale du Canada c. Soucisse et autres, [1981] 2 R.C.S. 339. Selon cet arrêt, un des fondements juridiques possibles d’une fin de non-recevoir est le comportement fautif de la partie contre qui la fin de non-recevoir est invoquée. Il s’appuie sur certains paragraphes de mon jugement du 30 juin 2004, surtout le paragraphe 80 où il est indiqué le fait que l’Administration n’a pas découvert la vraie jauge nette du Voyageur avant 2002 était de sa faute.

 

[9]               Le procureur de l’Administration rétorque que l’argument présenté par la partie défenderesse est irrecevable aux motifs que la Cour d’appel avait circonscrit ma reconsidération afin que je me prononce seulement sur les demandes qui m’ont été faites par les procureurs des parties dans leurs lettres du 5 et 7 juillet 2004. Il ajoute qu’il s’agit d’un appel déguisé de ma décision et de la décision de la Cour d’appel.

 

[10]           La partie défenderesse est plutôt d’avis que, lors d’une réouverture d’enquête, la Cour n’est pas dessaisie du dossier, que la décision n’est pas arrêtée et que la Cour peut admettre toute preuve qu’elle juge pertinente.  Par ailleurs, elle soutient qu’elle doit être en mesure de présenter cet argument pour que son droit à une défense pleine et entière soit respecté.

 

[11]           Quant aux intérêts, l’Administration réclame ceux-ci avant et après jugement. Dans sa déclaration du 31 mars 2003, l’Administration demande à cette Cour d’ordonner les paiements des intérêts depuis la date où le navire aurait dû prendre des pilotes brevetés dans chacune des circonscriptions de pilotage obligatoires et ne l’a pas fait; le tout conformément aux articles 1617, 1619, 1620 du Code civil du Québec.

 

[12]           Selon l’Administration, le taux d’intérêt applicable est de 11.81%. Ce chiffre représente la moyenne entre les années 2000 à 2005 des taux d’intérêt facturés par l’Administration à ses clients sur les factures de pilotage en souffrance. Le taux retenu pour une année donnée est le taux de base des banques canadiennes au 1er janvier de l’année plus 6%, un taux qui sera utilisé tout au cours de l’année. D’après une lettre du Directeur du service administration de l’Administration en date du 19 août 2005, le taux établit par cette méthode se compare à celui de l’Administration de pilotage des Grands Lacs et celui appliqué par les grandes entreprises de services publics canadiennes telles que Bell Canada, Hydro Québec, Gaz Métropolitain, etc.

 

[13]           Le total des intérêts réclamés par l’Administration sur les quantum agréés est de 228 982,96 $. L’Administration m’a présenté pour considération un autre taux d’intérêt moyen de 8.23%, moyenne entre les années 2000 à 2005. D’après l’Administration, ce taux moyen représente les intérêts prévus au Code civil du Québec. Sur le principal agréé, les intérêts selon cette méthode se chiffrent à 159 527,68 $.

 

[14]           La partie défenderesse soutient que l’Administration n’a aucun droit aux intérêts avant jugement parce que c’est l’Administration qui était fautive et, que de toute façon, les dispositions du Code civil en matières d’intérêts n’ont aucune application étant donné que c’est le droit maritime canadien et la jurisprudence qui en découle qui régissent la question des intérêts payables.

 

[15]           Subsidiairement, la partie défenderesse plaide que le point de départ pour le calcul des intérêts avant jugement est soit la date du jugement de la Cour d’appel fédérale et au pire, le 11 février 2003, la date de la mise en demeure de l’Administration. Le taux d’intérêt approprié est de 5%, le taux légal.

 

[16]           L’Administration demande un ajustement de mon ordonnance quant aux dépens de la cause vu un certain degré de succès dans le recouvrement des droits de pilotage impayés exigibles selon l’article 44 de la Loi. Le procureur de la défenderesse prétend qu’aucun ajustement de mon ordonnance des dépens n’est nécessaire dans les circonstances.

 

[17]           Les parties conviennent à la main levée de la saisie du Voyageur sur paiement à l’Administration de la somme que j’aurai déterminée dans ce jugement.

 

La législation

 

[18]           L’article 36 de la Loi sur les cours fédérales vise les intérêts avant jugement alors que l’article 37 de cette même loi vise les intérêts sur les jugements; l’article 22(1)(l) de cette loi donne à la Cour fédérale compétence en matière de pilotage. L’article 2 de la même loi définit « droit maritime canadien ». Je cite les paragraphes pertinents des articles 36 et 37 :

 

36. (1) Sauf disposition contraire de toute autre loi fédérale, et sous réserve du paragraphe (2), les règles de droit en matière d'intérêt avant jugement qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s'appliquent à toute instance devant la Cour d'appel fédérale ou la Cour fédérale et dont le fait générateur est survenu dans cette province.

 

[…]

 

Droit maritime canadien

 

(7) Le présent article ne s'applique pas aux procédures en matière de droit maritime canadien.

 

 

Intérêt sur les jugements -- Fait survenu dans une seule province

 

37. (1) Sauf disposition contraire de toute autre loi fédérale et sous réserve du paragraphe (2), les règles de droit en matière d'intérêt pour les jugements qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s'appliquent à toute instance devant la Cour d'appel fédérale ou la Cour fédérale et dont le fait générateur est survenu dans cette province. [Je souligne.]

36. (1) Except as otherwise provided in any other Act of Parliament, and subject to subsection (2), the laws relating to prejudgment interest in proceedings between subject and subject that are in force in a province apply to any proceedings in the Federal Court of Appeal or the Federal Court in respect of any cause of action arising in that province.

 

[…]

 

Canadian maritime law

 

(7) This section does not apply in respect of any case in which a claim for relief is made or a remedy is sought under or by virtue of Canadian maritime law.

 

Judgment interest -- causes of action within province

 

37. (1) Except as otherwise provided in any other Act of Parliament and subject to subsection (2), the laws relating to interest on judgments in causes of action between subject and subject that are in force in a province apply to judgments of the Federal Court of Appeal or the Federal Court in respect of any cause of action arising in that province. [I emphasis.]

 

 

 

 

[19]           L’article 22(2)(l) et la définition de «droit maritime canadien» à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales se lisent :

«droit maritime canadien» Droit -- compte tenu des modifications y apportées par la présente loi ou par toute autre loi fédérale -- dont l'application relevait de la Cour de l'Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l'Amirauté, aux termes de la Loi sur l'Amirauté, chapitre A-1 des Statuts revisés du Canada de 1970, ou de toute autre loi, ou qui en aurait relevé si ce tribunal avait eu, en cette qualité, compétence illimitée en matière maritime et d'amirauté.

 

22(2) Il demeure entendu que, sans préjudice de la portée générale du paragraphe (1), elle a compétence dans les cas suivants :

. . .

l) une demande d'indemnisation pour pilotage d'un navire, ou d'un aéronef à flot;

 

 

"Canadian maritime law" means the law that was administered by the Exchequer Court of Canada on its Admiralty side by virtue of the Admiralty Act, chapter A-1 of the Revised Statutes of Canada, 1970, or any other statute, or that would have been so administered if that Court had had, on its Admiralty side, unlimited jurisdiction in relation to maritime and admiralty matters, as that law has been altered by this Act or any other Act of Parliament;

 

 

22(2) Without limiting the generality of subsection (1), for greater certainty, the Federal Court has jurisdiction with respect to all of the following:

. . .

(l) any claim for pilotage in respect of a ship or of an aircraft while the aircraft is water-borne;

 

[20]           Les articles 1617 à 1620 du Code civil du Québec prévoient que, dans la province de Québec, les règles applicables en matière d’intérêt avant et après jugement sont les suivantes :

1617.  Les dommages-intérêts résultant du retard dans l'exécution d'une obligation de payer une somme d'argent consistent dans l'intérêt au taux convenu ou, à défaut de toute convention, au taux légal.

 

Le créancier y a droit à compter de la demeure sans être tenu de prouver qu'il a subi un préjudice.

 

 

Le créancier peut, cependant, stipuler qu'il aura droit à des dommages-intérêts additionnels, à condition de les justifier.

 

 

1618.  Les dommages-intérêts autres que ceux résultant du retard dans l'exécution d'une obligation de payer une somme d'argent portent intérêt au taux convenu entre les parties ou, à défaut, au taux légal, depuis la demeure ou depuis toute autre date postérieure que le tribunal estime appropriée, eu égard à la nature du préjudice et aux circonstances.

 

1619.  Il peut être ajouté aux dommages-intérêts accordés à quelque titre que ce soit, une indemnité fixée en appliquant à leur montant, à compter de l'une ou l'autre des dates servant à calculer les intérêts qu'ils portent, un pourcentage égal à l'excédent du taux d'intérêt fixé pour les créances de l'État en application de l'article 28 de la Loi sur le ministère du Revenu sur le taux d'intérêt convenu entre les parties ou, à défaut, sur le taux légal.

 

1620.  Les intérêts échus des capitaux ne produisent eux-mêmes des intérêts que s'il existe une convention ou une loi à cet effet ou si, dans une action, de nouveaux intérêts sont expressément demandés.

1617.  Damages which result from delay in the performance of an obligation to pay a sum of money consist of interest at the agreed rate or, in the absence of any agreement, at the legal rate.

 

The creditor is entitled to the damages from the date of default without having to prove that he has sustained any injury.

 

A creditor may stipulate, however, that he will be entitled to additional damages, provided he justifies them.

 

 

1618.  Damages other than those resulting from delay in the performance of an obligation to pay a sum of money bear interest at the rate agreed by the parties, or, in the absence of agreement, at the legal rate, from the date of default or from any other later date which the court considers appropriate, having regard to the nature of the injury and the circumstances.

 

1619.  An indemnity may be added to the amount of damages awarded for any reason, which is fixed by applying to the amount of the damages, from either of the dates used in computing the interest on them, a percentage equal to the excess of the rate of interest fixed for claims of the State under section 28 of the Act respecting the Ministère du Revenu over the rate of interest agreed by the parties or, in the absence of agreement, over the legal rate.

 

1620.  Interest accrued on principal does not itself bear interest except where that is provided by agreement or by law or where additional interest is expressly demanded in a suit.

 

 

Analyse

 Considérations préliminaires

 

[21]           Avant toute chose, il convient de se prononcer sur la question de la recevabilité de l’argument présenté par la partie défenderesse quant à la fin de non-recevoir. Dans le jugement rendu le 30 juin 2004, j’ai déterminé que toute réclamation que l’Administration pouvait avoir à l’encontre de la partie défenderesse antérieurement au 30 mars 2000 était prescrite, et que cette dernière n’avait pas obtenu de dispense exemptant le navire Voyageur du pilotage obligatoire. Il est évident que je me suis prononcé sur le mérite de cette question, et mes conclusions à ce sujet ont été confirmées par la Cour d’appel fédérale.

 

[22]           La fin de non-recevoir est, en l’espèce, un moyen de défense invoqué par la partie défenderesse sur la demande principale au même titre que l’argument selon lequel elle avait été dispensée du pilotage obligatoire. Cet argument ne dépend pas de faits qui sont survenus après que les décisions du 30 juin 2004 et de la Cour d’appel aient été rendues et rien n’indique que la partie défenderesse était d’une quelconque façon incapable de le présenter plus tôt. 

 

[23]           Mon mandat dans le présent dossier a été limité de façon expresse par la Cour d’appel fédérale. Il se limite à faire suite aux demandes présentées par les parties, dans leurs lettres du 5 et 7 juillet 2004, lesquelles sont relatives aux quantums, aux dépens, aux intérêts et à la levée de la saisie. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une réouverture d’enquête, et même si c’était le cas, la Cour d’appel a déterminé dans la décision Merck & Co. c. Apotex Inc. [1996] A.C.F. no 295 (QL) que, lors d’un réexamen, la Cour ne peut traiter d’un sujet qui n’a pas été mentionné ou discuté au cours du procès ou devant la Cour d’appel, comme c’est le cas de la fin de non-recevoir.

 

[24]           Ainsi, je n’entends pas me pencher sur le mérite de l’argument de fin de non-recevoir.

 

Intérêts avant jugement

 

[25]           La question des intérêts avant jugement doit être tranchée en vertu des principes du droit maritime canadien. En effet, même si l’article 36 de la Loi sur les cours fédérales prévoit l’application des règles provinciales sur les questions relatives aux intérêts avant jugement, le paragraphe 7 de cette même disposition écarte l’application du droit provincial en matière de droit maritime.

 

[26]           Le taux suggéré par l’Administration pour une année donnée est le taux de base des banques canadiennes au 1er janvier de l’année plus 6%, un taux qui sera utilisé tout au cours de l’année. D’après une lettre du Directeur du service administration de l’Administration en date du 19 août 2005, le taux établit par cette méthode se compare à celui de l’Administration de pilotage des Grands Lacs et celui appliqué par les grandes entreprises de services publics canadiennes telles que Bell Canada, Hydro Québec, Gaz Métropolitain, etc.

 

[27]           L’Administration m’a présenté pour considération un autre taux d’intérêt moyen de 8.23%, moyenne entre les années 2000 à 2005. D’après l’Administration, ce taux moyen représente les intérêts prévus au Code civil du Québec.

 

[28]           La jurisprudence de cette Cour reconnaît le pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale, en sa juridiction d’amirauté, d’allouer des intérêts avant jugement. Je cite les motifs de jugement du juge Addy dans Cie de Téléphone Bell du Canada c. Mar-Tirenno (Le), [1974] 1 F.C. 294, à la page 311 et 312 :

¶ 48      La demanderesse demande des intérêts sur le total des dommages-intérêts et les défendeurs contestent ce montant.

 

¶ 49      Il est certain que cette cour, en sa juridiction d'amirauté, a compétence pour allouer des intérêts à titre de partie intégrante des dommages-intérêts auxquels la demanderesse peut par ailleurs avoir droit, que ce soit ex contractu ou ex delicto.

 

¶ 50      Les Cours d'amirauté, dans l'exercice de leur compétence, appliquaient des principes différents de ceux sur lesquels se fonde la jurisprudence de common law; il s'agit en l'espèce d'un principe de droit civil selon lequel, lorsque le paiement n'est pas effectué, l'intérêt est dû au créancier ex mora du débiteur. Voir les arrêts Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd. [Voir note 21 ci-dessous] et Canadian Brine Limited c. Le Scott Misener […] et la jurisprudence citée aux pp. 450 à 452 de ce dernier. Étant donné que le principe est fondé sur le droit de la demanderesse à une indemnisation intégrale, intérêts compris à compter de la date du préjudice, je ne suis toutefois pas prêt à décider comme, semble-t-il, l'arrêt Canadian Brine (précité) l'avait fait, que la discrétion d'allouer ou pas des intérêts doit varier selon que le défendeur a commis une négligence grave ou non. Étant donné qu'en droit maritime on considère le droit à des intérêts comme partie intégrante de l'indemnisation du dommage imputable au défendeur, et que ce droit appartient à la personne lésée et découle directement de l'acte dommageable, je ne vois pas pourquoi, lorsqu'on a déterminé la responsabilité, on devrait tenir le moindre compte de la question de savoir si le responsable du dommage est coupable d'une faute lourde. Dans les affaires de ce genre, on n'accorde pas les intérêts au demandeur à titre de pénalité contre le défendeur, mais simplement comme partie intégrante de l'indemnisation du dommage initial subi par la partie lésée et imputable au défendeur: ceci constitue une application totale du principe restitutio in integrum. Voir les arrêts The Kong Magnus […], The Joannis Vatis (No 2) […] et The Northumbria […]. En l'espèce, bien que j'aie conclu à la négligence, il ne s'agit pas à mon avis d'une négligence grave. Néanmoins, je suis convaincu qu'il convient d'accorder des intérêts à la demanderesse à moins que l'on trouve dans sa conduite ou par ailleurs quelque raison de réduire ou de rejeter sa demande d'intérêts, autre que la question de savoir si les défendeurs sont responsables de négligence grave.

 

[29]           En général, la jurisprudence reconnaît que les intérêts devraient être accordés à moins que le comportement d’une des parties ou n’importe quelle autre raison ne justifie la réduction de leur montant ou leur non-paiement :

 27      Dans l'affaire Canadian Brine, le pouvoir discrétionnaire avait été exercé en rapport avec la nature de la négligence du défendeur. Il appert toutefois aujourd'hui que ce pouvoir peut également viser la conduite qu'un demandeur adopte en cours d'instance. Dans l'affaire Bell Telephone, le juge Addy s'est dit d'avis que la discrétion pouvait s'exercer largement. Il a énoncé, à la page 312, la règle générale suivante:

 

 

... je suis convaincu qu'il convient d'accorder des intérêts à la demanderesse à moins que l'on trouve dans sa conduite ou par ailleurs quelque raison de réduire ou de rejeter sa demande d'intérêts ...

 

 

Aucune décision n'a été citée à l'appui de l'argument selon lequel la conduite de l'avocat du demandeur serait également visée, mais j'estime que la jurisprudence envisage cette possibilité. Par ailleurs, étant donné que l'intérêt antérieur au jugement est considéré comme un élément ou une partie intégrante des dommages subis, il importe d'exercer soigneusement le pouvoir discrétionnaire, de peur qu'un demandeur ayant gain de cause ne soit privé du droit à l'indemnisation intégrale de son préjudice.

 

Carling O'Keefe Breweries of Canada Ltd. v. CN Marine Inc. (C.A.), [1990] 1 C.F. 483, para. 27.

 

[30]           Comme le démontrent les lettres du 9 avril 1991 et du 22 juin 1992 envoyées par l’Administration à la partie défenderesse, ce sont les agissements de l’Administration qui ont menés les propriétaires du Voyageur à ne pas prendre à bord des pilotes brevetés sur le parcours les Escoumins/Québec/Montréal et retour.  J’estime qu’il y a lieu pour cette raison d’exercer ma discrétion et de refuser d’allouer des intérêts avant jugement en faveur de l’Administration.

 

Intérêts après jugement

 

[31]           En ce qui a trait au taux applicable aux intérêts après jugement, l’article 37 de la Loi sur les Cours fédérales établit qu’il faut appliquer à cette question le droit de la province où le fait générateur est survenu, soit la province de Québec dans le cas présent. 

 

[32]           Dans le cas qui m’occupe, les intérêts sont réclamés à titre de dommages et intérêts résultant du retard dans le paiement par la partie défenderesse à l’Administration de droits de pilotage. Par voie de conséquence, la question des intérêts est régie par l’article 1617, lequel traitre de la question des intérêts sans distinguer les intérêts avant et après jugement. Cette disposition prévoit que le taux applicable est celui convenu entre les parties ou, à défaut le taux légal; et que les intérêts courent à compter de la demeure.

 

[33]           La partie défenderesse soutient à bon droit qu’elle n’a jamais consenti au taux d’intérêt de 11.81% appliqué par l’Administration à ses clients sur les factures de pilotage en souffrance. Elle ajoute qu’elle n’a jamais reçu de facture relative à la réclamation litigieuse. J’estime que, compte tenu des circonstances, le taux d’intérêt proposé par l’Administration n’a jamais fait l’objet d’une rencontre de volonté entre les parties. Ainsi, le taux d’intérêt applicable est le taux légal prévu dans la Loi sur l’intérêt, L.R.C. 1985, c. I-15, qui est de cinq pour cent par année.

 

[34]           Le droit applicable aux intérêts avant jugement est régi par les principes de droit maritime et, en vertu de ces principes, j’ai décidé d’exercer ma discrétion de refuser d’accorder des intérêts avant jugement. Les principes de droit civil ne s’appliquant que sur la question des intérêts après jugement, l’article 1617 ne saurait faire courir les intérêts à partir de la demeure.

 

[35]           L’article 1619 du Code civil du Québec prévoit que le créancier peut demander que lui soit versée une indemnité additionnelle, demande qui m’a été présentée. Je ne prends pas position sur la question de savoir si l’article 1619 met en place une règle de droit relative aux intérêts telle que prévue à l’article 37 de la Loi sur les Cours fédérales, puisque j’estime que cette demande doit être refusée sur la base que l’Administration a, par ses agissements, mené la partie défenderesse à ne pas prendre à bord des pilotes brevetés.

 

Les dépens

 

[36]           La règle 400 des Règles des cours fédérales, 1998, dispose que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer.

 

[37]           Dans mon jugement après procès, j’ai rejeté l’action de la partie demanderesse avec dépens. La Cour d’appel fédérale n’a pas accordé de dépens en appel au motif que chaque partie a eu sa part de succès.

 

[38]           Je conviens avec le procureur des parties défenderesses que le jugement de la Cour d’appel fédérale n’a pas modifié mon jugement en ce qui a trait à l’allocation des dépens.

 

[39]           Le procureur de l’Administration a aussi invoqué le principe de succès partagé devant cette Cour suite au jugement de la Cour d’appel fédérale.

 

[40]           Le jugement que je rends aujourd’hui infirme en partie les prétentions du procureur de l’Administration et rejette aussi l’argument du procureur de la partie défenderesse sur la fin de non-recevoir.

 

[41]           En conséquence, je modifierais mon ordonnance sur les dépens afin de prévoir qu’aucun dépens ne seront adjugés à l’une ou l’autre des parties.

 

La mainlevée de la saisie

 

[42]           Les propriétaires du Voyageur ont droit à la mainlevée de la saisie du Voyageur sur paiement des droits de pilotage impayés, lesquels s’élèvent au montant de 438 817,63$, portant intérêt à 5% de la date de ce jugement, à moins que l’Administration ne fasse appel.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.  Le paiement par la partie défenderesse à la partie demanderesse de la somme de 438 817,63$, somme portant intérêt au taux légal de 5% de la date de ce jugement.

2.  La mainlevée de la saisie du Voyage sur paiement de cette somme.

3.  Le tout sans dépens.

 

 

« François Lemieux »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER:                                         T-504-03

 

INITULÉ:                                           ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES (partie demanderesse)

                                                            Et

                                                            GESTION C.T.MA. INC.

                                                            NAVIGATION MADELEINE INC.,

                                                            LES PROPRIÉTAIRES ET AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE C.T.M.A VOYAGEUR et

                                                            M/V C.T.M.A. VOYAGEUR (partie défenderesse)

                                                            Et

                                                            CORPORATION DES PILOTES DU BAS SAINT-LAURENT (partie intervenante)

 

LIEU DE L’AUDIENCE:                  MONTRÉAL

 

DATE DE L’AUDIENCE ET 

REPRÉSENTATIONS ÉCRITES:  LE 15 NOVEMBRE 2005, LE 17 FÉVRIER 2006,

                                                            LE 8 MARS 2006, ET LE 23 MARS 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT:                                     L’HONORABLE JUGE LEMIEUX

 

DATE DU JUGEMENT:                  LE 22 DÉCEMBRE 2006

 

COMPARUTIONS:

ME GUY P. MAJOR

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

ME FRANCIS GERVAIS

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

ME GUY P. MAJOR

MONTRÉAL (QUÉBEC)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

DEVEAU LAVOIE BOURGEOIS

LALANDE & ASSOCIÉS

LAVAL (QUÉBEC)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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