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Date : 20070118

Dossier : IMM-2969-06

Référence : 2007 CF 51

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

 

ENTRE :

PEDRO MANUEL AFONSO

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction et contexte

[1]               La demande de contrôle judiciaire présentée par Pedro Manuel Afonso, citoyen d’Angola, soulève la question de savoir si la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) a commis une erreur en statuant, dans sa décision du 26 avril 2006, que le demandeur n’a présenté aucune preuve crédible et digne de foi au soutien de sa demande d’asile.

 

[2]               Le récit du demandeur n’est pas compliqué. Celui-ci affirme qu’il travaillait comme gestionnaire responsable de l’approvisionnement à la prison de Camarca, à Luanda. Le 20 avril 2005, alors qu’il se trouvait au travail, très tôt le matin, il a entendu des cris, suivis de coups de feu. Il s’est rendu sur les lieux et a vu deux hommes gisant sur le sol, ensanglantés. Au-dessus d’eux se tenait le commissaire Mussolo, un officier militaire, chef de la sécurité à la prison. 

 

[3]        Le commissaire Mussolo a interrogé le demandeur sur les raisons de sa présence aussi matinale au travail; il l’a averti de ne pas quitter la prison sans son autorisation. Le jour même, dans l’après‑midi, trois soldats sont entrés dans le bureau du demandeur. Ils l’ont interrogé, l’ont frappé avec leurs matraques et l’ont giflé.     

 

[4]        Le demandeur affirme que ces hommes l’ont conduit dans une cellule de la prison qu’il n’a pas reconnue; il s’agissait d’une cellule de détention provisoire pour les prisonniers. Il y est resté incarcéré pendant un mois, période durant laquelle il a été interrogé deux fois, notamment lors d’une visite du commissaire Mussolo et de deux autres militaires au cours de laquelle il a été torturé et frappé dans le dos, sur la tête et au visage.

 

[5]        Quelques jours après l’incident avec le commissaire Mussolo, il a été emmené par véhicule militaire à la Direction nationale des enquêtes criminelles (la Direction) et placé dans une cellule avec deux Congolais soupçonnés de contrebande de diamants; il a leur a servi d’interprète. 

 

[6]        Au bout de quelques jours, le demandeur et ses deux compagnons congolais ont été emmenés dans un champ par du personnel militaire; on a enjoint au demandeur de creuser trois fosses. L’un des soldats qui les surveillaient est tombé par terre, ce qui a causé une confusion considérable, et le soldat qui se tenait devant lui s’est éloigné pour voir ce qui se passait.

[7]        Constatant l’occasion qui s’offrait à lui, le demandeur s’est mis à courir vers la forêt. On lui a tiré dans une jambe, mais il a réussi à se rendre jusqu’à un village où un prêtre l’a aidé et a communiqué avec ses parents, lesquels ont organisé son départ en avion vers le Canada en passant par le Zaïre, le Congo et l’Afrique du Sud, jusqu’à Rio de Janeiro; de là, il a voyagé vers Toronto, où il est arrivé en septembre 2005, mais a perdu tous ses documents, subtilisés par une personne qui s’était liée d’amitié avec lui; puis, il s’est rendu à Ottawa où, avec l’aide d’un organisme catholique d’aide aux réfugiés, il a présenté une demande d’asile le 11 octobre 2005.

 

La décision du tribunal

 

[8]        Le tribunal a fondé sa conclusion quant à la crédibilité sur des invraisemblances, des omissions que le tribunal a estimées importantes dans le formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur, des contradictions entre les déclarations du demandeur à son psychologue, ce qu’il a écrit dans son FRP et ce dont il a témoigné, des contradictions entre son FRP et son témoignage ainsi qu’une incohérence entre les notes prises au point d’entrée (PDE) et son témoignage. Voici le résumé des conclusions du tribunal portant sur la crédibilité.

 

[9]        Le tribunal a conclu à une invraisemblance dans les faits, déclarant : « Le demandeur d’asile n’a livré aucun témoignage digne de foi quant aux raisons pour lesquelles M. Mussolo ne l’a pas tué si c’était là son intention, plutôt que de le détenir pendant un mois et de le battre, pour ensuite le conduire à la Direction […] d’où il a été emmené pour être tué. » Le tribunal a fait le raisonnement suivant :

Il est raisonnable de croire que, si M. Mussolo avait tué deux hommes et qu’il avait été dérangé par le fait que le demandeur d’asile a vu leur corps et qu’il pourrait l’impliquer, il tenterait de l’éliminer le plus tôt possible plutôt que de le détenir pendant un mois pour ensuite l’amener à [la Direction] afin qu’il agisse en tant qu’interprète avant de l’emmener dans un champ pour y être tué. 

 

 

[10]      Dr Lorne Weiner a fourni une lettre à l’avocate du demandeur. La lettre indique « qu’il y a une cicatrice sur la cuisse du demandeur d’asile qui correspond au point d’entrée d’une balle, qu’il y a deux cicatrices sur son dos qui correspondent à des lacérations faites avec un couteau, que les cicatrices sur son abdomen concordent avec le récit concernant une brûlure causée par un fer, que les lésions à la poitrine et aux bras du demandeur d’asile correspondent à des brûlures de cigarettes ». Le tribunal relève que dans le FRP du demandeur, « il n’y a toutefois aucune mention de ces tortures » et fait remarquer que le demandeur a écrit dans son formulaire que les soldats « l’ont agressé, l’ont frappé au dos, à la tête et au visage », puis sont revenus quelque dix jours plus tard et lui ont posé les mêmes questions et l’ont « frappé constamment ». Le tribunal a fait l’analyse suivante :

Il est raisonnable de croire que, s’il avait subi des lacérations au moyen d’un couteau et qu’il avait été brûlé avec des cigarettes et avec un fer, il aurait fait état de ces châtiments traumatisants dans son exposé circonstancié lorsqu’il a décrit sa crainte de retourner dans son pays. Le demandeur d’asile compte 17 années d’études et avait un emploi comportant des responsabilités. Il a bénéficié d’une aide professionnelle en ce qui a trait à la préparation de son FRP et de son exposé circonstancié. Il est raisonnable de croire que, si cette torture avait réellement eu lieu, cette information très importante aurait figuré dans son exposé circonstancié ou dans le FRP modifié qu’il a présenté ultérieurement. Questionné à maintes reprises au sujet des raisons pour lesquelles il n’avait pas inclus cette information dans son FRP, le demandeur d’asile a déclaré qu’il l’avait fait. Toutefois, cette information ne figure ni dans l’exposé circonstancié ni dans l’exposé circonstancié modifié que la conseil a envoyé ultérieurement.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[11]      Le tribunal fait référence au rapport psychologique de Mme Voss, qui mentionne que [traduction] « selon M. Afonso, il a par la suite été emprisonné et a continué d’être battu et torturé au cours des mois qui ont suivi ». Le tribunal observe : « Voilà qui contredit l’exposé circonstancié du FRP du demandeur d’asile et son témoignage de vive voix », expliquant que l’exposé circonstancié du FRP fait état d’une détention d’environ un mois. Le tribunal déclare : « Cet exposé circonstancié n’indique pas qu’il a été détenu et torturé pendant des mois. Questionné à propos de cette contradiction, le demandeur d’asile a répondu qu’il avait été détenu pendant environ un mois pour être ensuite conduit à la [Direction] et que, le “ jour suivant ”, il a été amené au champ. » De l’avis du tribunal, « [c]ette explication contredit non seulement la déclaration de la psychologue selon laquelle le demandeur d’asile a été torturé pendant des mois, mais elle contredit également l’exposé circonstancié du demandeur d’asile, où il est indiqué qu’il a été laissé dans une cellule avec deux Congolais et que [traduction] “ quelques jours plus tard ”, les soldats ont emmené les trois hommes ». Le tribunal indique que le demandeur a été invité à expliquer cette contradiction, mais n’a donné aucune réponse raisonnable. Le tribunal conclut :

                       

Je suis d’avis que, si ces incidents s’étaient réellement produits, le demandeur d’asile aurait été en mesure de fournir une explication raisonnable quant à ces contradictions.

 

 

[12]      Le demandeur, a fait remarquer le tribunal, précise dans son FRP que les soldats les ont emmenés, lui et les deux Congolais, jusqu’à un champ où, par la suite, [traduction] « d’autres soldats sont arrivés ». Interrogé sur le nombre de soldats les ayant plus tard rejoints au champ, le demandeur a déclaré « qu’aucun autre soldat n’était venu et que les seuls soldats sur les lieux étaient ceux qui les avaient amenés là, lui et les Congolais ». Le tribunal ajoute : « Invité à expliquer cette contradiction, il n’a pas donné une réponse raisonnable », et conclut : 

Je suis d’avis que, si cet incident s’était réellement produit, le demandeur d’asile aurait été en mesure de fournir une explication raisonnable à cette contradiction. 

 

 

[13]      On a interrogé le demandeur sur le temps qu’il avait fallu pour creuser les trois trous. Le tribunal écrit : « le demandeur d’asile a déclaré qu’il ne s’en souvenait pas ». Le tribunal expose ensuite :

Je suis d’avis que si cet incident s’était réellement produit, le demandeur d’asile aurait eu une idée quelconque du temps que cela lui aurait pris pour creuser les trois trous de la taille d’un homme.

 

[14]      Le tribunal mentionne que le demandeur « a également été questionné afin de déterminer pourquoi les soldats n’avaient pas aussi demandé aux deux Congolais de creuser des trous plutôt que de laisser tout le monde attendre, tandis qu’il creusait un trou après l’autre » et indique que le demandeur « a répondu que les soldats n’avaient pas demandé aux Congolais de creuser les trous et que ces derniers ne faisaient que pleurer ». Le tribunal conclut :

Je suis d’avis que, si cet incident s’était réellement produit, il est raisonnable de croire que les soldats auraient également demandé aux Congolais de creuser les trous plutôt que d’attendre, tandis que le demandeur d’asile creusait un trou, puis un autre et encore un autre.

 

 

[15]      Le tribunal relate ensuite les circonstances exposées par le demandeur dans son FRP qui ont mené celui‑ci à fuir en courant vers la forêt : le soldat qui s’est effondré, l’autre soldat parti voir ce qui se passait, lui-même s’enfuyant, puis [traduction] « [l]es soldats ont tiré des coups de feu dans sa direction, une balle l’a atteint à la cuisse gauche, et le demandeur d’asile a entendu les soldats crier “ attrapez-le ”, mais il a réussi à s’échapper ». Le tribunal écrit ensuite : « Toutefois, selon le demandeur d’asile, il y avait deux autres soldats sur place, M. Mussolo et un chauffeur », et analyse ainsi les faits : 

Je ne trouve pas raisonnable de croire que le demandeur d’asile ait pu se dérober aux trois soldats, après avoir creusé trois trous, même s’il a déclaré qu’une balle l’avait atteint. Je trouve également difficile de croire qu’il n’a été atteint que d’une balle dans la cuisse lorsqu’il y avait quatre soldats sur les lieux, même si l’un d’eux s’était effondré. Le demandeur d’asile n’a fourni aucune réponse raisonnable pour expliquer comment il avait réussi à fuir. 

 

 

[16]      Le tribunal fait ensuite remarquer que le demandeur a écrit dans son FRP qu’il a [traduction] « commencé à courir vers la forêt », qu’on lui a demandé combien de temps il lui avait fallu pour atteindre la forêt, ce à quoi il a répondu qu’« en réalité, ils se trouvaient dans la forêt ». Le tribunal expose :

Il n’a pas indiqué combien de temps il lui avait fallu pour s’éloigner des soldats. Le témoignage oral du demandeur d’asile (selon lequel ils étaient déjà dans la forêt) contredisait l’exposé circonstancié contenu dans son FRP, qui indiquait que les soldats avaient conduit les trois prisonniers dans un champ et que, lorsqu’un soldat s’est effondré, il a commencé à courir vers la forêt. Le demandeur d’asile n’a fourni aucune explication raisonnable quant à la contradiction. Je conclus, par le défaut du demandeur d’asile d’expliquer la contradiction dans les deux versions et par son allégation selon laquelle il est le seul à qui les soldats ont demandé de creuser les trois trous et il est parvenu à se dérober, malgré le fait qu’il ait été atteint par une balle et malgré la présence de trois soldats et d’un quatrième qui s’était effondré, que cet incident ne s’est pas produit.

 

 

[17]      Le tribunal a fait état d’une modification que le demandeur a apportée au récit circonstancié de son FRP pour y ajouter que des militaires à sa recherche se sont rendus à son domicile et au domicile de ses parents et ont maltraité son épouse et ses enfants, qui se sont réfugiés chez les parents de son épouse. Le tribunal déclare : « Il est normal pour les demandeurs d’asile de présenter des modifications s’ils reçoivent de nouveaux renseignements ou s’ils constatent une erreur dans l’exposé circonstancié ou le FRP initial. » Le tribunal indique que le demandeur, prié d’expliquer comment il avait appris que des militaires s’étaient rendus chez lui, a déclaré qu’il en avait été informé par son père lorsque ce dernier lui a rendu visite à la clinique où il est resté durant une semaine après sa fuite. Le tribunal lui a demandé pourquoi il n’avait pas inclus cette information dans son exposé circonstancié initial et a conclu : « le demandeur d’asile n’a donné aucune réponse raisonnable ». Convenant que des modifications peuvent être apportées n’importe quand jusqu’à vingt jours avant l’audience, le tribunal a néanmoins estimé que l’avocate du demandeur d’asile « n’a pas pu expliquer de manière raisonnable pourquoi cette information très importante, laquelle est très pertinente à l’égard de la crainte du demandeur d’asile de retourner au pays, ne figurait pas dans l’exposé circonstancié de son FRP initial et a été ajoutée ultérieurement ». Le tribunal en a déduit ce qui suit :

 

Je suis d’avis que, si cet incident s’était réellement produit, le demandeur d’asile aurait inclus cette information importante dans son exposé circonstancié plutôt que de la présenter plus tard dans une version modifiée de l’exposé circonstancié de son FRP.

 

[18]      Le tribunal traite ensuite des notes prises au point d’entrée et de la déclaration du demandeur portant qu’il n’avait jamais été arrêté ni détenu. Le tribunal indique que le demandeur, invité à expliquer la contradiction avec son FRP à cet égard, a répondu que « comme il était innocent et qu’il n’avait aucun tort, il ne considère pas avoir été emprisonné ni détenu à juste titre et il a donc répondu qu’il n’avait jamais été arrêté ni détenu ». Le tribunal a estimé :

Je ne crois pas que cette réponse est raisonnable. Dans le FRP, il n’est pas demandé si le demandeur d’asile a été légalement emprisonné. Il est simplement demandé si une personne a été détenue ou emprisonnée et, si c’est le cas, un espace est prévu à cette fin pour que le demandeur d’asile explique les circonstances de sa détention. Je suis d’avis que, si le récit du demandeur d’asile avait été véridique, il est raisonnable de croire qu’il aurait dit à l’agent d’immigration qu’il avait été détenu, mais qu’il était innocent et que sa détention était un coup monté.

 

 

[19]      Le tribunal fait état des déclarations du demandeur concernant ses origines Bakongo, le fait que ses parents ont été militants au sein du FNLA et le fait que ses difficultés sont aussi liées à l’affiliation politique de ses parents. Le tribunal observe : « Toutefois, rien dans les notes prises au PDE le concernant ou dans son FRP n’indique que ses parents étaient des militants au sein du FNLA ». Le tribunal relève également que le demandeur d’asile a déclaré durant son témoignage qu’il avait un bon emploi et que « cela avait suscité la jalousie de certaines personnes ». Le tribunal ajoute : « Toutefois, rien dans les notes prises au PDE le concernant, dans son FRP et dans son témoignage oral n’indique que sa famille ou lui-même ont souffert de persécution ou ont craint la persécution en raison de leur origine ethnique. Ses problèmes et sa crainte de persécution découlent de l’incident survenu le 20 avril 2005, selon la preuve ». Le tribunal a conclu : « J’estime que la preuve fournie par le demandeur d’asile n’est ni crédible ni digne de foi ».

 

[20]      En ce qui concerne le rapport psychologique et le rapport du médecin du demandeur, le tribunal a fait remarquer : « Ces derniers n’ont pas déterminé si ces blessures avaient été infligées au demandeur d’asile de la manière dont il l’a décrit ou si elles résultaient d’une autre cause dans un pays où sévissent la violence et la guerre civile. Les deux rapports n’évaluent pas la crédibilité du demandeur d’asile quant aux incidents qu’il a relatés ».  

 

 

[21]      En terminant, le tribunal a reconnu que « de nombreux demandeurs d’asile ont subi un traumatisme si considérable qu’ils ne sont pas tout à fait en mesure d’expliquer toutes les contradictions au sujet desquelles ils sont questionnés ». Il a ajouté : « Tous les tribunaux sont sensibles à cette situation et respectent les directives de la cour relatives à l’évaluation de la crédibilité des personnes qui vivent un stress considérable ». Le tribunal a ensuite déclaré qu’il avait étudié la preuve très attentivement mais qu’il concluait néanmoins à l’absence de crédibilité.

 

Analyse

a) Norme de contrôle

 

 

[22]      Il est bien établi en droit que les conclusions portant sur la crédibilité sont des conclusions de fait et que les décisions fondées sur des conclusions de fait ne peuvent être annulées à moins de satisfaire au critère énoncé à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales de 1998 (la Loi), qui prévoit que la Cour peut annuler une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée par un tribunal « de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose », une norme de contrôle qui s’apparente à celle de la décision manifestement déraisonnable. 

 

[23]      Le tribunal a fondé son raisonnement en grande partie sur des inférences, ce qui invite à évoquer les paroles énoncées par le juge Décary dans l’arrêt Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 316 (C.A.F.), au paragraphe 4 : 

4     Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu’est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n’a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d’une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d’un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l’être. L’appelant, en l’espèce, ne s’est pas déchargé de ce fardeau. [Non souligné dans l’original.]

 

[24]      Il faut aussi garder à l’esprit le rappel que la juge L’Heureux-Dubé, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, a fait au paragraphe 85 de l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793. 

85     Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d’un tribunal administratif exige une extrême retenue : Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852. Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n’est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu’une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable, par exemple, en l’espèce, l’allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve; voir également : Conseil de l’éducation de Toronto, précité, au par. 48, le juge Cory; Lester, précité, le juge McLachlin à la p. 669. La décision peut très bien être rendue sans examen approfondi du dossier : National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, le juge Gonthier à la p. 1370. [Non souligné dans l’original.] 

[25]      En ce qui a trait aux conclusions portant sur la crédibilité, la Cour fédérale a fait les observations suivantes dans la décision Asad Javed Sheikh c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, (IMM‑315‑99, 25 avril 2000) :

[22]      Toutefois, les conclusions de la Section du statut de réfugié se rapportant à la crédibilité ne sont pas soustraites à la surveillance de la Cour, et ce principe a été établi par une longue série de décisions.

 

[23]      Les divergences sur lesquelles s’appuie la Section du statut de réfugié doivent être réelles (Rajaratnam c. M.E.I., 135 N.R. 300 (C.A.F.). La Section du statut de réfugié ne doit pas mettre un zèle « […] à déceler des contradictions dans le témoignage du requérant […] elle ne devrait pas manifester une vigilance excessive en examinant à la loupe [les éléments de preuve] » (Attakora c. M.E.I. (1989), 99 N.R. 168, au paragraphe 9). Les contradictions ou l’incohérence doivent être raisonnablement liées à la crédibilité du demandeur (Owusu-Ansah c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1989), 98 N.R. 312 (C.A.F.). Il doit être tenu compte des explications qui ne sont pas manifestement invraisemblables (Owusu-Ansah, précité).

 

[24]      De plus, un autre groupe de décisions établit le principe que les incohérences retenues par la Section du statut de réfugié doivent être importantes et déterminantes pour la revendication (Mahathmasseelan c. Canada (M.E.I.), 15 Imm. L.R. (2d) 30 (C.A.F.)) et ne doivent pas être exagérées. Le juge d’appel Marceau, dans l’arrêt Djama c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, A-738-90, en date du 5 juin 1992, a exposé le principe de la façon suivante :

 

À notre avis, les membres du Tribunal ont nettement exagéré la portée des quelques hésitations, imprécisions ou contradictions apparentes qu’ils avaient pu déceler dans les propos du revendicateur et ils ne pouvaient, sur cette base seule, traiter l’ensemble de son témoignage comme étant celui d’un menteur. Leur fixation sur les détails de l’histoire qu’il disait être la sienne leur a fait oublier, il nous semble, l’essentiel de ce sur quoi il fondait sa réclamation.

 

 

[26]      De plus, dans Sadat Jamil c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 792, j’ai réitéré aux paragraphes 24 et 25 certains principes relatifs aux conclusions en matière de crédibilité : 

[24]     Il y a lieu de signaler une série de décisions bien connues de la Cour d’appel fédérale et de notre Cour que le juge Martineau a fort utilement résumées dans le jugement R.K.L c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2003) CFPI 116, en rappelant que la Commission devrait se garder de conclure trop hâtivement que le demandeur n’est pas crédible et qu’elle « ne devrait pas manifester une vigilance excessive en examinant à la loupe les dépositions de personnes qui […] témoignent par l’intermédiaire d’un interprète et rapportent des horreurs dont il existe des raisons de croire qu’elles ont une réalité objective ». Voir les arrêts rendus par la Cour d’appel fédérale dans les affaires Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 N.R. 168, Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 98 N.R. 312, et Frimpong c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 N.R. 168.

 

[25]     Ces décisions, qui ont été appliquées tant par la Cour d’appel fédérale que par notre Cour, interdisent par exemple de tirer des conclusions comme celles qui suivent en ce qui concerne la crédibilité :

 

§       Les conclusions qui ne reposent sur aucun élément de preuve;

 

§       Les conclusions du tribunal qui ne sont fondées que sur des conjectures et qui donnent lieu à des inférences injustifiées et infondées au sujet des faits à l’origine de la demande d’asile;

 

§       Les contradictions relevées entre les notes prises au point d’entrée et le témoignage du demandeur ou le FRP du demandeur, lorsque le tribunal s’attache à des détails au lieu de s’en tenir à l’essentiel de la demande, ce qui l’amène à mal interpréter la preuve. Cette contradiction doit toutefois tirer à conséquence et doit suffire à elle seule à ébranler la crédibilité du demandeur (Mushtaq c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1066);

 

§       Le tribunal doit être raisonnable lorsqu’il écarte les explications fournies par le demandeur lorsqu’il est confronté à une contradiction et le tribunal ne devrait pas appliquer trop rapidement une logique et un raisonnement nord-américains au comportement du demandeur (R.K.L., précité, au paragraphe 12);

 

§       Le tribunal doit apprécier la demande d’asile du demandeur en tenant compte de l’ensemble de la preuve.

 

 

[27]      Selon ma perception, il résulte des différentes conclusions du tribunal quant à la crédibilité que le tribunal n’a ajouté foi à aucune partie du récit du demandeur. Suivant ces conclusions, l’incident avec M. Mussolo ne s’est pas produit, le demandeur n’a pas été détenu et torturé dans une cellule de la prison de Camarca, et il n’a pas non plus été conduit à un champ où il devait être abattu mais dont il s’est échappé.

 

[28]      À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour les motifs exposés ci-dessous.

 

[29]      En premier lieu, comme l’a fait valoir l’avocate du défendeur, la conclusion la plus importante tirée par le tribunal quant à la crédibilité a trait au fait que le demandeur a omis d’exposer en détail les coups et les blessures qu’il dit avoir subies pendant la période approximative d’un mois de sa détention en cellule. J’estime que le tribunal a tiré cette conclusion sans tenir compte de toute la preuve dont il disposait et, plus particulièrement, sans tenir compte des déclarations écrites et verbales faites par le demandeur à l’agent d’immigration lors de l’entrevue, en français, qui a eu lieu 11 octobre 2005, avant le dépôt de son FRP le 16 novembre 2005.

 

[30]      En réponse à la question de savoir s’il avait des cicatrices, le demandeur a écrit qu’il gardait des cicatrices de blessures par balle et de blessures subies au dos et à la jambe gauche. À l’agent qui l’interrogeait, il a aussi déclaré qu’il avait été [traduction] « persécuté, enlevé, torturé, menacé d’exécution et avait été la cible de coups de feu » (voir les pages 146, 162 et 165 du dossier certifié du tribunal). 

 

[31]      Dans la mesure où l’on pourrait considérer que la description de ses blessures et de leur origine n’est pas suffisamment détaillée dans le FRP, le tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’élément de preuve que constituait le rapport psychologique de Mme Voss en date du 28 mars 2006 (dossier certifié du tribunal, aux pages 59 et 60), dans lequel Mme Voss conclut que le profil du demandeur est compatible avec l’existence d’un stress post-traumatique : [traduction] « il dit subir de fréquentes expériences dérangeantes (par exemple des cauchemars et des flashbacks), malgré ses efforts pour éviter la résurgence de tout souvenir lié au traumatisme qu’il a vécu, et être aussi en proie à un degré élevé de vigilance angoissée (comme le fait de se sentir souvent nerveux ou agité et de sursauter facilement) ». [Non souligné dans l’original.] 

 

[32]      Je suis d’avis que le tribunal a négligé de tenir compte de l’état psychologique du demandeur dans son appréciation de la crédibilité de celui‑ci, contrairement aux préceptes de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Reyes c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 282 (C.A.F.).

 

[33]      Deuxièmement, le tribunal disposait de la preuve du Dr Weiner, qui a examiné le demandeur et consigné ses observations dans une lettre adressée à l’avocate du demandeur le 13 février 2006 (dossier certifié du tribunal, à la page 58). Le Dr Weiner y décrit les blessures du demandeur et déclare qu’elles concordent avec certaines causes. Le tribunal a fait erreur, selon moi, en rejetant cet élément de preuve au motif que le Dr Weiner « n’[a] pas déterminé si ces blessures avaient été infligées au demandeur d’asile de la manière dont il l’a décrit ou si elles résultaient d’une autre cause dans un pays où sévissent la violence et la guerre civile ». En ce qui concerne cette dernière affirmation, le tribunal ne disposait d’aucune preuve indiquant que le demandeur avait participé ou avait été exposé de quelque façon que ce soit au conflit en Angola; quant à la première proposition, le tribunal s’est arrêté à son analyse réductrice du rapport psychologique et du traumatisme subi et il a en outre fait abstraction du témoignage fourni par le demandeur au point d’entrée. 

 

[34]      Troisièmement, le tribunal a conclu que l’incident impliquant M. Mussolo n’a pas eu lieu parce que, de l’avis du tribunal, il est raisonnable de penser que M. Mussolo aurait tué le demandeur immédiatement plutôt que de se donner la peine de le détenir, de le torturer, puis d’ordonner qu’il soit exécuté dans un champ environ un mois plus tard. J’estime qu’aucun élément de preuve ne permettait au tribunal de tirer cette conclusion. Il s’agit là d’une hypothèse gratuite de la part du tribunal.

 

[35]      Quatrièmement, les mêmes observations s’appliquent à la conclusion du tribunal selon laquelle l’incident dans le champ ne s’est pas produit parce que s’il avait réellement eu lieu, il est raisonnable de penser que les militaires auraient aussi ordonné aux Congolais de creuser les trous plutôt que de les laisser attendre pendant que le demandeur creusait un trou à la fois. Lorsque le tribunal a invité le demandeur à commenter ce point, ce dernier ne s’est pas limité à dire que les Congolais ne faisaient que pleurer. On peut lire, à la page 192 du dossier certifié du tribunal, que le demandeur a répondu qu’il ne savait pas pourquoi il en avait été ainsi parce que ce n’était pas lui qui décidait. Cette réponse est raisonnable et rappelle les mots du juge Muldoon qui, dans la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 (1re inst.) a écrit, au paragraphe 13 : « On ne peut comprendre comment le tribunal pouvait s’attendre à ce que le demandeur explique de façon logique les agissements illogiques des autorités ». 

 

[36]      Cinquièmement, le tribunal n’a pas tenu compte de la réponse du demandeur selon laquelle il a déclaré à Mme Voss que la période de détention et de torture avait duré environ un mois, non pas plusieurs mois (dossier certifié du tribunal à la page 200).

 

[37]      Sixièmement, en concluant qu’il n’était pas raisonnable de croire « que le demandeur d’asile ait pu se dérober aux trois soldats, après avoir creusé trois trous, même s’il a déclaré qu’une balle l’avait atteint », puis en déclarant : « Je trouve également difficile de croire qu’il n’a été atteint que d’une balle dans la cuisse lorsqu’il y avait quatre soldats sur les lieux, même si l’un d’eux s’était effondré », le tribunal a mal interprété la preuve ou a fait abstraction d’éléments de preuve. Le demandeur avait expliqué au tribunal (dossier certifié du tribunal, à la page 191) que M. Mussolo et son chauffeur ne se trouvaient pas à l’emplacement des fosses, mais plus loin, dans leur voiture.

 

[38]      Septièmement, il en va de même de la conclusion du tribunal portant que le demandeur aurait dû pouvoir dire combien de temps il lui avait fallu pour creuser une fosse. Aux pages 191 et 192 de la transcription, le demandeur explique qu’il n’avait pas de montre et, surtout, que dans la situation particulière où il se trouvait, il n’avait pas porté attention à cette question. À mon avis, le tribunal n’aurait pas dû faire abstraction de cette explication, que je trouve raisonnable dans les circonstances.

 

[39]      Huitièmement, le demandeur a bien indiqué, dans le questionnaire qu’on lui a remis au point d’entrée, qu’il n’avait pas été détenu ou incarcéré (dossier certifié du tribunal, à la page 149), et il a aussi déclaré à l’agent d’immigration qu’il n’avait pas été arrêté pour infraction criminelle ni accusé et déclaré coupable d’un crime. Le tribunal a commis une erreur en rejetant son explication, à savoir qu’il a répondu à l’agent qu’il n’avait pas été arrêté ni incarcéré parce qu’il n’avait jamais commis un acte criminel. Selon son témoignage, il a été incarcéré après avoir été enlevé; il n’était pas en prison en raison d’un crime dont il avait été déclaré coupable. Son explication n’est pas dénuée de fondement : en effet, la question précise du formulaire d’entrevue demande si le demandeur a déjà été arrêté, accusé et déclaré coupable d’un crime. [Non souligné dans l’original, dossier certifié, à la page 163] 

 

[40]      Enfin, je n’interviendrais pas à l’égard des conclusions du tribunal qui font état d’incohérences entre le récit consigné au FRP et le témoignage du demandeur relativement aux points suivants :

§       l’arrivée ultérieure « d’autres militaires » à l’emplacement des fosses; 

§       la question de savoir si, après avoir été mis en cellule à la Direction, il a été amené au champ [traduction] « quelques jours plus tard » ou « le lendemain »;

 

§       la question de savoir s’il creusait les fosses dans « le champ » ou dans « la forêt ».

 

 

[41]      Le demandeur a fourni des explications que, dans certains cas, je jugerais raisonnables; cependant, tel n’est pas le critère que je dois appliquer. En effet, la décision à cet égard ne m’appartient pas, la responsabilité de tirer des inférences étant dévolue au tribunal. 

 

[42]      Toutefois, en contexte, ces incohérences sont par essence négligeables et ne sauraient justifier que le tribunal conclue que l’événement auquel elles se rapportent ne s’est pas produit. Les incohérences en cause sont, tout au plus, secondaires et ne touchent pas l’essentiel du récit du demandeur. 


JUGEMENT

Pour tous ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la conclusion du tribunal est annulée et la demande d’asile du demandeur est renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour réexamen. Aucune question à certifier n’a été proposée. 

 

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

 


                                                       COUR FÉDÉRALE

 

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2969-06

 

INTITULÉ :

                    PEDRO MANUEL AFONSO

                    et

                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                    ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA  

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 10 JANVIER 2007

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE LEMIEUX

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 18 JANVIER 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Laura Setzer                                                                       POUR LE DEMANDEUR

Jennifer Francis                                                                   POUR LE DÉFENDEUR 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Laura Setzer                                                                       POUR LE DEMANDEUR

Avocate

24, avenue Bayswater

Ottawa (Ontario)  K1Y 2E4

                                   

John H. Sims, c.r.                                                               POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

 

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