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Date : 20070125

Dossier : IMM-1098-06

Référence : 2007 CF 80

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2007

en présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

entre :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

 

CHRIS JOHN SHWABA

(Alias JOHN CHRIS SHWABA)

défendeur

 

 

MOITFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Dans la présente instance de contrôle judiciaire, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) demande l’annulation de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). Dans une décision du 8 février 2006, la Commission a décidé que le défendeur, Chris John Shwaba, était un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

 

[2]               Pour les motifs que je vais exposer ci‑après, je vais accueillir la demande de contrôle judiciaire du ministre.

 

LES FAITS

[3]               M. Shwaba, citoyen de la Grenade, né le 18 avril 1988, est entré au Canada le 15 novembre 2004 et a déclaré vouloir obtenir la résidence permanente. Sa demande d’asile a été déférée à la Commission le 10 mai 2005.

 

[4]               Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), M. Shwaba soutient que son beau‑père a commencé à l’agresser sexuellement lorsqu’il avait 5 ans. Malgré l’avertissement de son beau‑père de ne rien dire à personne, M. Shwaba l’aurait dit à sa mère, mais cette dernière n’aurait rien fait contre cela.

 

[5]               M. Shwaba déclare que, ensuite, au fur et mesure qu’il grandissait, il a conçu de l’intérêt tant pour les garçons que pour les filles. À quinze ans, il a commencé à avoir des relations sexuelles avec un étudiant. Personne n’était au courant de leur relation jusqu’à ce que son ami soit surpris avec un autre homme atteint du VIH. On a alors interrogé son ami sur ses partenaires, parce que les autorités voulaient leur faire subir un test de VIH. À ce moment‑là, M. Shwaba a décidé de quitter la Grenade. Il est entré au Canada avec un visa de visiteur qu’il avait obtenu quelque temps auparavant.

 

[6]               M. Shwaba a également déclaré à l’agent au point d’entrée qu’il avait peur de son beau‑père parce qu’il avait parlé à sa tante, avec qui il vit actuellement au Canada, du comportement de son beau‑père et de son harcèlement sexuel.

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[7]               La Commission a entendu la demande de M. Shwaba le 21 décembre 2005. À l’issue d’une audience de quarante minutes, la commissaire a prononcé des motifs oraux et accueilli la demande d’asile de M. Shwaba en vertu de l’article 96 de la LIPR. Par une lettre du 3 janvier 2006, le ministre a demandé les motifs écrits de la décision de la Commission.

 

[8]               La Commission a rendu ses motifs écrits le 8 février 2006. Ils sont exposés dans les trois brefs paragraphes suivants :

Voici les motifs de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR) relativement à la demande d’asile de Chris John Shwaba, citoyen de la Grenade. L’audience relative à cette demande d’asile a été tenue conformément à l’alinéa 170b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, (LIPR), le 21 décembre 2005 à Toronto, Ontario. À la fin de l’audience, le tribunal a rendu une décision favorable de vive voix. Voici les motifs écrits, révisés du point de vue linguistique, qui comprennent des renvois à la preuve documentaire et à la jurisprudence pertinente, le cas échéant.

 

Je conclus que Chris John Shwaba a qualité de réfugié au sens de la Convention du fait de son homosexualité ou de sa bisexualité.

 

Je suis convaincue sur la foi du témoignage honnête qu’il a présenté qu’il s’agit effectivement de son orientation sexuelle. Compte tenu de la preuve documentaire au dossier, je sais que la loi en vigueur à la Grenade ne protège pas les personnes ayant la même orientation sexuelle que lui et, pour ce motif, je conclus qu’il a qualité de réfugié au sens de la Convention.

 

 

LA QUESTION en litige

 

[9]               La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la Commission a omis de s’acquitter de son obligation de fournir des motifs écrits adéquats.

 

ANALYSE

[10]           Il est maintenant bien établi que l’obligation d’équité procédurale commande, dans certaines circonstances, que les motifs des décisions soient fournis par les autorités administratives qui rendent ces décisions. Les raisons généralement invoquées à l’appui d’une telle exigence, c’est que son respect mène à des décisions mieux formulées et qui reposent sur un raisonnement solide, que cela renforce la confiance du public dans le jugement et dans l’équité des tribunaux administratifs et que cela permet aux parties d’évaluer la portée d’une décision particulière et de décider des motifs sur lesquels elles peuvent se fonder, le cas échéant, pour interjeter appel ou présenter une demande de contrôle judiciaire; voir en particulier l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

 

[11]           Dans la présente affaire, il n’est pas nécessaire d’examiner les facteurs qui ont été estimés pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer le contenu de l’obligation d’équité. La LIPR, de même que sa version antérieure, la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2., impose à la Commission l’obligation légale de fournir des motifs. L’article 169 de la LIPR offre un code complet à ce sujet, comme on peut le constater à la lecture de la disposition :

 

169. Décisions Les dispositions qui suivent s’appliquent aux décisions, autres qu’interlocutoires, des sections :

a) elles prennent effet conformément aux règles;

b) elles sont motivées;

 

c) elles sont rendues oralement ou par écrit, celles de la Section d’appel des réfugiés devant toutefois être rendues par écrit;

d) le rejet de la demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés est motivé par écrit et les motifs sont transmis au demandeur et au ministre;

e) les motifs écrits sont transmis à la personne en cause et au ministre sur demande faite dans les dix jours suivant la notification ou dans les cas prévus par les règles de la Commission;

f) les délais de contrôle judiciaire courent à compter du dernier en date des faits suivants : notification de la décision et transmission des motifs écrits.

 

[12]           Même si la Commission a fourni des motifs oraux à la fin de l’audience, l’avocat du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a demandé les motifs écrits de la décision de la Commission conformément à l’alinéa 169e) de la LIPR et conformément à l’article 62 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228. En réponse à cette demande, le ministre a reçu une transcription des motifs oraux de la décision de la commissaire.

 

[13]           Le ministre est d’avis que ces motifs sont totalement insuffisants parce qu’ils ne donnent pas d’explication adéquate de la raison pour laquelle la Commission a fait droit à la demande d’asile de M. Shwaba. Au contraire, M. Shwaba et ce de façon prévisible, soutient que les motifs sont compréhensibles et fournissent suffisamment d’explications sur la raison de l’acceptation de sa demande. De toute façon, M. Shwaba soutient que le ministre aurait pu faire part de ses réserves à l’audience de la Commission, s’il avait choisi d’y être représenté.

 

[14]           Il y a une jurisprudence abondante qui appuie le point de vue du ministre, selon qui les motifs ne doivent pas seulement être prononcés, mais qu’en plus, ils doivent être appropriés et doivent analyser les arguments des parties ainsi que la partie la plus importante de la preuve présentée. Mon collègue le juge Luc Martineau a résumé avec justesse la jurisprudence pertinente dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Shpigelman, 2003 CF 1209; il s’est exprimé en ces termes :

5. Pour satisfaire à l’obligation prévue à l’alinéa 69.1(11)b) de la Loi, les motifs doivent être suffisamment clairs, précis et intelligibles afin de permettre au Ministre ou à l’intéressé de comprendre les motifs sous-jacents la décision, afin de permettre à la Cour de s’assurer que la Section du statut de réfugié a exercé sa compétence de façon conforme à la LoiVoir notamment :  Mehterian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 545 (C.A.F.) (QL); Ministre de la citoyenneté et de l’immigration c. Roitman, [2001] A.C.F. no 718 (C.F. 1re inst.) (QL); Zannat c. Ministre de la citoyenneté et de l’immigration (2000), 188 F.T.R.148; Zoga c. Ministre de la citoyenneté et de l’immigration, [1999] A.C.F. no 1253 (C.F. 1re inst.) (QL); Khan c. Ministre de la citoyenneté et de l’immigration, [1998] A.C.F. no 1187 (C.F. 1re inst.) (QL).

 

6. La détermination de l’existence d’une crainte raisonnable de persécution pour l’un des motifs énumérés à la Convention soulève une question mixte de droit et de fait.  Dans l’arrêt Chan c. Canada (Minister of Employment and Immigration), [1995] 187 N.R. 321, la Cour suprême du Canada a réitéré qu’un revendicateur du statut de réfugié a le fardeau de démontrer l’existence d’une crainte fondée de persécution.  Sans contredit, cette détermination exige une analyse minutieuse du témoignage du revendicateur et de la preuve documentaire sur les conditions du pays. Lorsque des motifs écrits sont requis, il ne suffit pas d’affirmer que la détermination positive est fondée sur la preuve sans autre précision.

 

[15]            Il ne suffit pas de résumer les prétentions des parties et ensuite énoncer une conclusion sans en dire plus. Les deux parties ont droit à une analyse de leurs prétentions et de la preuve qui appuie celles‑ci, si les motifs de la décision doivent servir à quelque chose; voir la décision VIA Rail Canada Inc. c. Canada (Office national des transports) (C.A.), [2001] 2 C.F. 25; 193 D.L.R. (4th) 357. Bien entendu, dans chaque affaire, la question de savoir si les motifs constituent une analyse adéquate dépendra des faits de l’affaire et elle sera également évaluée au vu de l’ensemble du dossier. Par exemple, si la transcription de l’audience permet au lecteur de comprendre la décision de la Commission, les motifs peuvent ne pas être très détaillés.

 

[16]           Certes, cette jurisprudence découle de l’alinéa 69.1(11)b) de la Loi sur l’immigration, aujourd’hui abrogée, mais cet alinéa a été repris presque à l’identique à l’alinéa 169e) de la LIPR. Selon l’ancienne disposition : « [si] le ministre ou l'intéressé le [les motifs écrits de la décision] demande dans les dix jours suivant la notification, auquel cas la transmission des motifs se fait sans délai ». En effet, mon collègue le juge François Lemieux a examiné ces décisions au regard de l’alinéa 169e) de la LIPR et les a suivies dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Ryjkov, 2005 CF 1540, qu’il a rendue récemment.

 

[17]           Ces principes sont si bien établis qu’on ne peut les approfondir davantage. La seule question non résolue est de savoir si les motifs de la décision de la Commission répondent à ses obligations dans la présente affaire. La réponse simple et sans équivoque à cette question est non. Les motifs de la décision de la Commission ne satisfont pas au moindre critère. L’absence de toute analyse rend dérisoire le droit au contrôle judiciaire. Il est impossible d’effectuer le contrôle judiciaire d’une décision si on n’est pas en mesure d’évaluer les motifs du décideur. En outre, les motifs de la décision de la Commission dans la présente affaire, passent sous silence de nombreuses questions qui étaient importantes dans la demande de M. Shwaba.

 

[18]           En fait, ces mêmes questions avaient été soulevées par la Commission elle‑même dès le début de l’audience (dossier du tribunal, page 103). La première question a trait à la crédibilité de M. Shwaba. La Cour a décidé à de nombreuses reprises que la question de savoir si un demandeur a prouvé avoir une crainte raisonnable d’être persécuté est une question mixte de droit et de fait. La Cour a donc exigé deux éléments : une analyse minutieuse du témoignage du demandeur et de la preuve documentaire relative aux conditions du pays. Dans la présente affaire nous n’avons aucun des deux éléments.

 

[19]           Par exemple, la raison qui a précipité la fuite de M. Shwaba de la Grenade n’est pas totalement claire. Les deux récits qu’il a faits à ce sujet ─ le premier au point d’entrée et le second dans son FRP ─ ne sont pas totalement cohérents. Craint‑il de retourner à la Grenade à cause de son beau‑père ou bien parce que les homosexuels sont persécutés dans son pays? Pour quelle raison le fait de parler à sa tante des violences de son beau‑père le mettrait-il à risque? Selon le FRP de M. Shwaba, il s’était déjà confié à sa mère (voir le dossier du tribunal, page 18). Par ailleurs, selon les notes au point d’entrée, la collectivité de M. Shwaba connaît les antécédents de son beau‑père en matière de violence (dossier du tribunal, page 84). Néanmoins, la Commission n’a pas réglé ces questions, même si la commissaire les a soulevées lors de l’audience et elle n’a pas expliqué comment ces incohérences ont été résolues à l’avantage de M. Shwaba.

 

[20]           De la même façon, il n’y a pas d’analyse sur les conditions du pays à la Grenade relativement aux persécutions que subiraient les homosexuels. Le seul document relatif à la situation des homosexuels qui se trouve dans la trousse d’information de la Commission date de dix ans (notes de bas de page au troisième paragraphe des motifs de la décision de la Commission). Le rapport du Département d’État des États-Unis du 28 février 2005 ne fait pas du tout mention de ce sujet. Dans ce cas, comment la commissaire peut‑elle être certaine « que la loi en vigueur à la Grenade ne protège pas les personnes ayant la même orientation sexuelle que lui »?

 

[21]           Les motifs de la décision de la Commission sont également insuffisants parce qu’il est impossible de dire si elle a tenu compte de la question de la protection de l’État. Comment pouvons‑nous savoir si M. Shwaba a établi, comme il lui incombait, qu’il ne bénéficiait pas de la protection de l’État et qu’il avait épuisé les voies de recours qui lui étaient offertes dans son pays d’origine? Cela signifie‑t‑il que tous les homosexuels de la Grenade sont admissibles au statut de réfugié? Il s’agit là des questions qui doivent être évaluées et analysées avant qu’on puisse y répondre de façon correcte.

 

[22]           Les motifs de la décision n’évoquent pas non plus le fait que M. Shwaba est retourné deux fois à la Grenade après avoir rendu visite à des parents à Trinité. La Commission n’a pas non plus tenu compte de la période qui s’est écoulée entre l’entrée au Canada de M. Shwaba et le moment où il a présenté sa demande d’asile ni de l’effet qu’un tel écart pouvait avoir sur la crédibilité et la crainte subjective de M. Shwaba.

 

[23]           En définitive, je conclus que les motifs sont clairement insuffisants et inappropriés. Ils ne satisfont donc à aucune des raisons fondamentales pour lesquelles ils sont requis. La Commission ne peut pas être libérée de l’obligation de fournir les motifs qui est prévue à l’article 169 de la LIPR, simplement parce que le ministre n’est pas intervenu lors de l’audience. Le ministre et le public en général ont droit de voir que le régime fonctionne correctement et que l’intégrité du processus décisionnel de la Commission est préservée.

 

[24]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la Commission sera annulée et l’affaire sera renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué procède à une nouvelle audience et statue à nouveau.

 


 

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission en date du 21 décembre 2005 (le 8 février 2006 pour les motifs écrits) est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué procède à une nouvelle audience et statue à nouveau. Aucune question n’a été proposée pour être certifiée et aucune ne sera certifiée.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                IMM-1098-06

 

INTITULÉ :                                               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                    ET DE L’IMMIGRATION

                                                                    c.

                                                                    Chris John Shwaba

                                                                    (ALIAS John Chris Shwaba)

                                                            

LIEU DE L’AUDIENCE :                         Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                       LE 9 JANVIER 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                    LE JUGE de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                              LE 25 JANVIER 2007

 

 

COMPARUTIONS :   

 

Gordon Lee                                                   POUR LE DEMANDEUR

 

Leigh Salsberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada              POUR LE DEMANDEUR

 

 

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)                                          POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                                       

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