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Date : 20070131

Dossier : IMM-1047-06

Référence : 2007 CF 93

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2007

EN PRÉSENCE DE Monsieur le juge O'Keefe

 

 

ENTRE :

ORLANDO OLIVER JACK

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27 (la LIPR), d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 1er février 2006, statuant que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[2]               Le demandeur cherche à obtenir une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire pour un nouvel examen par un tribunal différemment constitué de la Commission.

 

Contexte

 

[3]               Le demandeur, Orlando Jack, est un citoyen de Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines (Saint‑Vincent) âgé de vingt-deux ans. Il a demandé asile au Canada alléguant craindre d’être persécuté à titre de membre d’un groupe social, soit les victimes perçues comme homosexuelles. Le demandeur a expliqué les circonstances ayant mené à sa demande d’asile dans l’exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels (FRP).

 

[4]               Le demandeur était âgé de quinze ans lorsqu’il a quitté la résidence familiale en 1999 pour échapper aux mauvais traitements que lui faisait subir son beau-père. Le demandeur s’est tourné vers son voisin, Cardell Johnson, qui lui a permis de vivre dans sa maison. Quelques mois plus tard, Johnson est arrivé chez lui ivre et a violé le demandeur. Le demandeur a déclaré qu’il craignait de parler à quiconque de ce qui s’était produit. Johnson a dit au demandeur qu’il devrait se soumettre à ses avances sexuelles en échange du gîte et du couvert. Le demandeur a été victime des abus sexuels de Johnson au cours des deux années suivantes. 

 

[5]               Vers la fin de 2001, les voisins du demandeur ont commencé à soupçonner que le demandeur et Johnson se livraient à des actes d’homosexualité. Le demandeur était harcelé et a été frappé par les villageois en raison de son homosexualité apparente. Il n’a pas communiqué avec la police parce qu’il avait l’impression qu’elle ne lui prêterait aucune attention. Il disait connaître un homosexuel de la région qui avait contacté la police après avoir été agressé par les villageois, mais qui n’avait pas obtenu d’aide. Le demandeur a quitté le domicile de Johnson en septembre 2002 afin de travailler sur l’île Mustique. Il a fini par épargner suffisamment d’argent pour venir au Canada en avion avec un permis de séjour pour visiteur pour une période de six mois, quoiqu’il n’ait jamais eu l’intention de retourner à Saint‑Vincent.   

 

[6]               Le demandeur est arrivé au Canada le 19 décembre 2002. Il ignorait les lois canadiennes sur l’immigration en ce qui a trait à l’obtention d’un statut ou la disponibilité de services juridiques communautaires. Le demandeur a rencontré Melisa Caine en février 2004, et le couple a eu un enfant en janvier 2005. Un membre du personnel d’un logement collectif lui a conseillé de faire une demande d’asile en mai 2005. Le demandeur a présenté une demande de statut de réfugié plus tard ce mois-là. L’audience concernant son statut de réfugié a eu lieu le 12 janvier 2006, et dans une décision en date du 1er février 2006 la Commission a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La demande du demandeur a été rejetée parce qu’il ne s’était pas prévalu de la protection de l’État. Il s’agit ici du contrôle judiciaire de la décision de la Commission.  

 

Motifs de la Commission

 

[7]               Les questions déterminantes établies par la Commission étaient le fondement de la crainte du demandeur et la disponibilité de la protection accordée par l’État à Saint‑Vincent. La Commission a statué que le demandeur ne craignait pas avec raison d’être persécuté et n’était pas une personne à protéger. Bien que le demandeur ait pu éprouver une crainte subjective d’être persécuté, une analyse objective de cette crainte a convaincu la Commission qu’elle n’était pas objectivement fondée. Certaines preuves documentaires crédibles indiquaient que les victimes de discrimination du fait de leur présumée orientation sexuelle pouvaient se réclamer de la protection de l’État à Saint‑Vincent.

 

[8]               La Commission a conclu que Saint‑Vincent était une démocratie qui se porte bien et qu’elle était présumée être en mesure de protéger ses citoyens. La Commission a noté que le demandeur a prétendu avoir été victime d’abus parce qu’il était perçu comme étant un homosexuel, et qu’il croyait que la police ne l’aiderait pas. Le demandeur n’a pas signalé à la police qu’il a été harcelé et battu. Le demandeur n’a donc pas été capable de réfuter la présomption de protection de l’État. La Commission a noté que le demandeur n’a pas expliqué pourquoi Johnson, un homosexuel, n’était pas harcelé comme lui l’était.

 

[9]               La Commission a reconnu que la discrimination contre les homosexuels constituait un problème grave à Saint‑Vincent. Toutefois, selon la preuve documentaire, Saint‑Vincent avait un gouvernement stable, une force policière nationale et un système judiciaire indépendant. La Commission a conclu qu’il devrait y avoir un cadre législatif, des organismes d’application des lois et des établissements correctionnels, émanant des divers paliers de gouvernement, pour protéger les victimes qui sont perçues comme étant des homosexuels. Le demandeur n’a pas demandé la protection de l’État, et la Commission a jugé déraisonnable de sa part de ne pas avoir dénoncé Johnson à la police après que celui-ci l’a violé. La Commission a conclu qu’il aurait été raisonnable que le demandeur sollicite l’aide de la police après les attaques des villageois. Il était donc déraisonnable de sa part de ne pas avoir fait tous les efforts pour demander la protection de l’État et épuiser toutes les avenues de protection (voir Szucs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 100 A.C.W.S. (3d) 650).

 

[10]           La Commission a conclu qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit maltraité à son retour à Saint‑Vincent du fait de son orientation sexuelle apparente. La Commission a fait observer que le demandeur est maintenant époux et père et qu’il serait en mesure de prouver aux villageois qu’il n’est pas homosexuel. La Commission n’était pas convaincue que Saint‑Vincent ne déploierait pas d’efforts sérieux raisonnables pour protéger le demandeur s’il retournait dans son pays natal.

 

Questions en litige

 

[11]           Le demandeur a présenté la question suivante pour examen :

            La Commission a-t-elle commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu qu’une protection de l’État s’offrait au demandeur, en faisait fi d’éléments de preuve pertinents?

 

[12]           Je reformulerais ainsi la question :

            La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur avait accès à la protection de l’État?

 

Prétentions du demandeur

 

[13]           Le demandeur a fait valoir que la question de la protection de l’État est une question mixte de fait et de droit, sujette à révision à la lumière de la norme de la décision raisonnable (voir Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2005), 45 Imm.L.R. (3d) 58, 2005 CF 193). Le demandeur prétendait qu’un demandeur d’asile peut établir, au moyen de preuves claires et convaincantes, que l’État n’assurerait pas sa protection s’il existe une preuve montrant que des individus se trouvant dans une situation semblable n’ont pas été protégés par l’État (voir Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 103 D.L.R. (4e) 1). Le demandeur a témoigné qu’il connaissait une autre personne qui n’était pas parvenue à obtenir la protection de la police après avoir été agressée parce qu’elle est homosexuelle. Il a fait valoir que, en se fondant sur cette information, il a décidé de ne pas communiquer avec la police parce qu’elle ne lui serait d’aucune aide. Le demandeur a prétendu que la Commission a commis une erreur de droit en omettant d’examiner la preuve relative à des personnes qui se sont trouvées dans une situation analogue, qui ont demandé la protection de la police et qui ne l’ont pas obtenue. 

 

[14]           Le demandeur a fait valoir que la Commission a imposé un fardeau déraisonnable au demandeur. Dans Franklyn c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2005), 142 A.C.W.S. (3d) 308, 2005 CF 1249, la Cour a conclu qu’il était déraisonnable que la Commission s’attende à ce que le demandeur cherche à obtenir une protection complémentaire de l’État après avoir été rabroué ou traité avec peu de sérieux. Le demandeur a fait valoir qu’il avait fourni la preuve d’une personne qui avait demandé la protection de l’État, mais dont la police n’avait fait aucun cas. 

 

[15]           Le demandeur a soutenu que la Commission a commis une erreur en omettant de se pencher sur les circonstances particulières de son dossier, dont son âge, son sexe, sa culture, les normes sociétales et les attitudes à l’égard des mineurs, pour évaluer le caractère raisonnable de son défaut de demander la protection de l’État. La Commission a déclaré que, compte tenu du fait que le demandeur était maintenant mari et père, il pourrait persuader les villageois qu’il n’est pas homosexuel. Toutefois, le demandeur avait témoigné qu’à son retour à Saint‑Vincent il serait reconnu tout de suite. Le demandeur a affirmé que les villageois ont beaucoup de mémoire et qu’ils considéreraient sa famille comme une façade et continueraient par conséquent à le percevoir comme un homosexuel. 

 

[16]           Le demandeur a soutenu que son explication de ce qui se produirait à son retour éventuel à Saint‑Vincent était raisonnable et reposait sur sa connaissance de la culture de sa société. Il a fait valoir que la Commission a omis de tenir compte du contexte culturel à Saint‑Vincent pour évaluer les réactions des villageois à son retour. Le demandeur a prétendu qu’en l’absence de preuves à l’effet contraire la Commission doit accepter l’évaluation raisonnable du demandeur selon laquelle les villageois le percevraient toujours comme un homosexuel. Le demandeur a soutenu que certains gestes pourraient être plausibles s’ils sont envisagés dans le contexte de ses antécédents culturels. Le demandeur a fait valoir que la Commission a erré en n’appréciant pas la preuve dans le contexte approprié (voir Giron c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 N.R. 238, 33 A.C.W.S. (3d) 1270 (C.A.F.)). 

 

[17]           Le demandeur a prétendu que l’analyse faite par la Commission de la protection de l’État était viciée. La Commission a décidé que Saint‑Vincent était un pays démocratique et qu’à ce titre elle « devrait » disposer de lois permettant de protéger les personnes perçues comme homosexuelles. Le demandeur a indiqué que la Commission n’a pas cité d’éléments de preuve à l’appui de sa conclusion selon laquelle les lois offraient une protection aux homosexuels victimes. La Commission a reconnu que l’intolérance à Saint‑Vincent a entraîné de la discrimination à l’égard des homosexuels et a cité un document pour étayer cette conclusion. Toutefois, le demandeur a fait observer que ce document renfermait un paragraphe mentionnant de nombreux cas de violence contre des personnes ayant des relations homosexuelles, et dans bon nombre des îles ni les gouvernements ni quelque organisme de défense des droits de la personne de la région ne se sont attaqués à la situation à l’égard des homosexuels.

 

[18]           Le demandeur a soutenu que, selon la preuve documentaire, le gouvernement n’a ni adopté la loi ni manifesté la volonté requise pour régler la discrimination à l’égard des homosexuels. Il a prétendu que l’absence d’une telle loi à Saint‑Vincent pourrait constituer une indication de l’incapacité ou de l’absence de volonté de l’État de protéger les homosexuels victimes. 

 

[19]           Le demandeur a prétendu que la Commission doit, pour statuer sur la question de la protection de l’État, décider si elle est adéquate et efficace (voir Bobrick c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 85 F.T.R. 13, 50 A.C.W.S. (3d) 850). Il a fait valoir qu’il était pertinent d’établir s’il existait une loi pour protéger les victimes et si cette loi est appliquée. Le demandeur a soutenu que la Commission ne s’est pas livrée à une telle analyse. Il a prétendu que la Commission a commis une erreur de droit en ne se penchant pas sur la question de l’existence d’une telle loi, sur la preuve concernant des personnes se trouvant dans une situation analogue, ainsi que sur la preuve faisant état de certaines attitudes culturelles à l’égard des homosexuels à Saint‑Vincent. De plus, un rapport d’Amnistie Internationale de 2001 indiquait que les lois interdisant la sodomie qui ont été adoptées par les gouvernements des Caraïbes perpétuaient la discrimination et créaient un climat favorisant la violence à l’égard des homosexuels, tant de la part des représentants de l’État que de celle de la communauté. Le demandeur a fait valoir que la Commission a commis une erreur de droit en procédant à une étude sélective de la preuve documentaire et en omettant de se reporter à des éléments de preuve qui allaient à l’encontre de sa conclusion ou qui appuyaient les prétentions du demandeur (voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264). 

 

Prétentions du défendeur

 

[20]           Le défendeur a fait valoir que la disponibilité de la protection de l’État était une conclusion purement factuelle (voir Fernandopulle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2005), 253 D.L.R. (4th) 425, 2005 CAF 91). Il a soutenu que la norme de preuve utilisée pour réfuter la présomption de protection de l’État était très exigeante (voir Ward, précité), en particulier dans les États démocratiques.

 

[21]           Le défendeur a soutenu que l’on ne peut conclure de l’absence, dans les motifs de la Commission, de toute mention de la situation dans laquelle s’est trouvé l’ami homosexuel du demandeur que la Commission n’a pas tenu compte de ce facteur. La Commission est présumée avoir examiné toutes les preuves qui lui ont été présentées, à moins qu’il n’existe une preuve claire à l’effet contraire. Le défendeur a fait valoir que la Commission n’est pas tenue de résumer toute la preuve produite à l’audience (voir Hussain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 133 A.C.W.S. (3d) 519, 2004 CF 1186).  

 

[22]           Le demandeur a déclaré qu’il connaissait un homosexuel qui a été battu et dont la plainte n’a pas été prise en compte par la police. Le défendeur a fait valoir que cet exemple isolé ne suffisait pas pour réfuter la présomption de protection de l’État (voir Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 3, (2000) 187 F.T.R. 110). Le défendeur a prétendu qu’il n’existait pas de preuve concrète que la situation de l’homosexuel en question était semblable à celle du demandeur (voir Sellathurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 126 A.C.W.S. (3d) 996, 2003  CF 1235). Le défendeur a fait observer que le demandeur, contrairement à l’homosexuel en question, n’était pas homosexuel. Le défendeur a prétendu que le témoignage du demandeur au sujet de l’expérience de l’homosexuel en question n’était pas probant au point de donner lieu à une erreur de droit de la part de la Commission. Le défendeur a fait valoir que l’exemple ne servait aucune autre fin que celle d’établir que le niveau de protection de l’État n’était pas parfait (voir Maximenco c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 130 A.C.W.S. (3d) 358, 2004 CF 504).   

 

[23]           Le défendeur a soutenu que le fait que le demandeur était mineur lorsqu’il vivait à Saint‑Vincent ne l’excluait pas automatiquement de la protection de l’État. Le défendeur a prétendu que, malgré la tendance homophobe de la population de Saint‑Vincent, cela ne signifiait pas qu’une personne accusée à tort d’être homosexuelle ne pouvait demander de l’aide à la police lorsqu’elle était victime de violence. Le défendeur a soutenu que la Commission a évalué le contexte culturel, comportemental et sociétal à l’origine des problèmes auxquels étaient confrontés les homosexuels de Saint‑Vincent, pour apprécier la protection fournie par l’État.

 

[24]           Le défendeur a fait valoir que la Commission a conclu que la crainte du demandeur n’était pas objectivement fondée, après avoir pris en compte l’ensemble de ses antécédents et de son histoire à Saint‑Vincent, des changements survenus dans sa situation personnelle, et de la situation dans le pays. Compte tenu de la situation du demandeur, qui est mari et père, sa prétention selon laquelle les villageois considéreraient sa relation comme une façade tient de la spéculation, et la Commission pouvait conclure qu’il ne possédait pas de motifs valables de craindre d’être persécuté à Saint‑Vincent. Subsidiairement, le défendeur a soutenu que cette question importait peu, car pour la Commission la question déterminante consistait à établir si une protection adéquate de l’État était disponible à Saint‑Vincent.

 

[25]           Le défendeur a fait valoir que la Commission n’était pas légalement tenue de statuer si la protection de l’État était efficace pour conclure que la protection de l’État était offerte aux citoyens d’un pays (voir Zalzali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1991] 3 CF 605, 126 N.R. 126, (C.A.F.)). Le défendeur a cité la décision Smirnov c. Canada (Secrétaire d’État), [1995] 1 CF 780, (1994) 52 A.C.W.S. (3d) 348, dans le cadre de laquelle le juge Gibson a déclaré que la décision Bobrik établissait une norme trop élevée relativement à la protection de l’État. Le défendeur a soutenu qu’un examen de la preuve documentaire révélait que la conclusion de la Commission selon laquelle une protection de l’État pouvait être obtenue par le demandeur était raisonnable. Le défendeur a fait remarquer que la preuve documentaire soumise par le demandeur portait sur la situation dans les Caraïbes en général et non sur Saint‑Vincent en particulier. On a fait valoir qu’aucun des documents ne suggérait l’existence de violence systématique contre les personnes perçues comme homosexuelles à Saint‑Vincent. De plus, la preuve ne révélait pas que Saint‑Vincent ne disposait pas d’une loi ou de personnel chargé de l’application de la loi pour protéger les homosexuels. On a fait valoir qu’aucune des preuves documentaires n’était si probante que le défaut de la Commission de la mentionner représente une erreur de droit (voir Maximenco, précité). 

 

[26]           Le défendeur a allégué que la quasi-inaction de certains gouvernements caribéens à l’égard de la situation dans laquelle se retrouvaient des homosexuels ne signifiait pas que le gouvernement de Saint‑Vincent n’a rien fait pour résoudre le problème. On a fait valoir que la déclaration de la Commission selon laquelle il « devrait » exister une loi conçue pour protéger les victimes perçues comme homosexuelles faisait référence à la présomption légale de protection de l’État qui s’applique aux pays démocratiques (voir Ward, précité). Le défendeur a soutenu que, compte tenu du défaut, par le demandeur, de réfuter la présomption de protection de l’État, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur aurait d’abord dû s’adresser aux autorités de l’État pour obtenir de l’aide.

 

Réplique du demandeur

 

[27]           Le demandeur a fait valoir que la Commission doit justifier clairement pourquoi elle accepte la preuve documentaire plutôt que la preuve du demandeur d’asile, en particulier lorsqu’elle n’est pas contredite (voir Okyere-Akosah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 157 N.R. 387, 33 A.C.W.S. (3d) 119 (C.A.F.)). Le demandeur a prétendu que la Commission a fait une étude sélective de la preuve documentaire et a omis d’indiquer pourquoi elle n’a pas accepté la preuve qui allait à l’encontre de ses conclusions.

 

Analyse et décision

 

Norme de contrôle

 

[28]           La jurisprudence de la Cour fédérale concernant la norme de contrôle applicable aux conclusions de la Commission relativement à la protection de l’État est partagée. Selon un courant jurisprudentiel, la décision peut être fondée sur la norme de la décision raisonnable, car elle comporte l’examen d’une question mixte de fait et de droit (voir Chaves, précité), tandis que d’après un autre courant jurisprudentiel il s’agit d’une décision de nature essentiellement factuelle et que, par conséquent, la norme applicable est celle de la norme de la décision manifestement déraisonnable (voir Loshkariev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2006), 149 A.C.W.S. (3d) 298, 2006 CF 670).

 

[29]           Dans M.P.C.R. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2005), 139 A.C.W.S. (3d)  1068, 2005 CF 772, j’ai déclaré ce qui suit au paragraphe 42 de la décision :

On estime généralement que si les conclusions de fait sous-jacentes sont assujetties à la norme de la décision manifestement déraisonnable, les conclusions de la Commission concernant le caractère adéquat de la protection de l'État constituent une question mixte de fait et de droit à laquelle s'applique la norme de la décision raisonnable simpliciter [. . .]

 

Je suis d’avis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, car la question soulevée en l’espèce est une question mixte de fait et de droit.

 

[30]           Question en litige

            La Commission a-t-elle erré en concluant que la protection de l’État était offerte au demandeur?

            La conclusion de la Commission relativement à la protection de l’État était énoncée de la façon suivante :

Je reconnais que la discrimination dont les homosexuels et les lesbiennes font l’objet est un problème grave à Saint‑Vincent pour des raisons d’ignorance et d’intolérance. Je reconnais également, selon la preuve documentaire, que Saint‑Vincent a un gouvernement stable, et que le pays contrôle son territoire. Saint‑Vincent possède sa force policière nationale et un système judiciaire indépendant. Saint‑Vincent est donc un État de droit. Il devrait exister des moyens législatifs, des mesures de contrainte, des établissements correctionnels, de même que des organismes émanant des divers paliers de gouvernement pour protéger les victimes qui sont perçues comme étant des homosexuels et qui sont la cible de crimes haineux.

 

[. . .]

 

[. . .] Je suis conscient qu’aucun gouvernement ne peut garantir la protection de tous ses citoyens en tout temps. Ce qui est nécessaire, c’est que l’État fasse de sérieux efforts pour protéger ses citoyens. La protection du demandeur d’asile par le Canada n’est pas nécessaire. Je ne suis pas persuadé, selon la prépondérance des probabilités (le critère à respecter en l’espèce), que l’État de Saint‑Vincent ne ferait pas de sérieux efforts pour protéger le demandeur d’asile s’il devait rentrer chez lui et prendre contact avec le gouvernement pour se réclamer de sa protection. 

 

[31]           Le demandeur a soutenu que la Commission a erré en omettant de considérer la preuve portant sur une personne qui s’est trouvée dans une situation analogue et qui n’a pas reçu la protection de l’État à Saint‑Vincent. Il est bien établi dans la jurisprudence que la Commission est présumée avoir examiné toute la preuve qui lui a été présentée et qu’elle n’est pas tenue de faire référence à tout ce qu’elle a pris en compte pour le prononcé de sa décision (voir Hussain, précité). 

 

[32]           Toutefois, aux pages 724 et 725 de l’arrêt Ward (précité), la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’à titre d’exemples clairs et convaincants confirmant l’incapacité d’un État d’assurer la protection, « un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée. » Le demandeur a déclaré ce qui suit dans l’exposé circonstancié de son FRP au sujet d’une personne de Saint‑Vincent qui était dans une situation analogue à la sienne :

[traduction] [. . .] Je ne suis pas allé voir la police. Je savais que si je leur disais que je me faisais battre parce que j’étais homosexuel, ils ne m’écouteraient pas. J’ai connu un homosexuel qui s’est rendu à la police pour se plaindre d’avoir été battu, et la police ne l’a pas aidé. [. . .]

 

 

[33]           Le demandeur a également témoigné de ce qui suit pendant l’audience :

Avocat :           Êtes-vous déjà allé voir la police pour vous plaindre?

 

Demandeur :     Non, je ne l’ai jamais fait.

 

Avocat :           Pourquoi pas?

 

Demandeur :     Parce que j’ai constaté ce qu’ils ont fait à cet homme qui se trouvait dans une situation analogue à la mienne.

 

Avocat :           Renseignez-nous à ce sujet.

 

Demandeur :     En fait, à un moment donné, il s’est rendu au poste, et la police n’a rien fait. Ils semblaient avoir une réunion. Et ils étaient tous occupés, il y avait un (son inaudible) au cours d’une réunion à laquelle tous et toutes pouvaient assister; c’était une réunion publique, ouverte à tous. Et les gars (son inaudible) le frappaient. Après qu’il a communiqué leur nom à la police, lorsqu’il est revenu, ils l’ont comme frappé à la tête avec, dans un cas, une pièce en fer, et dans un autre, avec une bouteille de bière.

 

Avocat :           D’accord, laissez-moi revenir en arrière, parce nous avons beaucoup d’informations ici. Qui est l’autre personne que vous avez vue?

 

Demandeur :     Son prénom est Michael.

 

[. . .]

 

Avocat :           D’accord. Très bien. Et cet homme, Michael, pourquoi a-t-il été agressé par les gens?

 

Demandeur :     Parce qu’il est homosexuel.

 

Avocat :           Est-ce lui-même qu’il l’a dit?

 

Demandeur :     Ouais, ouais, il l’a dit, ouais.

 

[. . .]

 

Avocat :           Ainsi donc, vous mentionnez qu’il s’est rendu voir la police.

 

Demandeur :     Qui, Michael?

 

Avocat :           Michael est-il allé voir la police?

 

Demandeur :     Je ne crois pas, non.

 

Avocat :           D’accord. J’avais cru comprendre que vous aviez dit que la police était mêlée à cette affaire?

 

Demandeur :     Ouais, ouais. Il l’a fait, ouais, il s’est rendu au poste de police, avant que l’incident se produise. Il est allé voir la police avant qu’ils le frappent à la tête.

 

Avocat :           Pourquoi est-il allé au poste de police?

 

Demandeur :     Parce qu’ils l’importunent tout le temps.

 

[. . .]

 

Avocat :           Et qu’a fait la police?

 

Demandeur :     Elle n’a rien fait, parce que je ne les ai pas vu venir. Habituellement, ils utilisent leur moyen de transport, c’est-à-dire, leur auto-patrouille.

 

 

[34]           Dans la décision Irhuegbae c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 122 A.C.W.S. (3d) 1099, j’ai décidé ce qui suit au paragraphe 27 :

Le demandeur a présenté des éléments de preuve concernant des personnes dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées. Il a fait mention dans son témoignage d’un autre conférencier qu’on avait assassiné le deuxième soir suivant la conférence qu’il avait donnée. Ce conférencier était un autre activiste de la lutte contre les sectes (page 19 du dossier du tribunal). Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur a déclaré qu’un registraire de la Delta State University, l’université où il avait étudié, lui avait dit en mai 1999 qu’on lui avait offert la protection de la police contre les membres des sectes. Or, quelques semaines plus tard, ce registraire était assassiné. La Commission n’a pas déclaré cet élément de preuve non crédible. La Commission a conclu, de même, que le demandeur n’avait pas soumis une preuve claire et convaincante du fait qu’il ne peut se réclamer de la protection de son État. À mon avis, toutefois, le demandeur a bel et bien présenté une preuve concernant des personnes dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées (c.-à-d. le registraire de la Delta State University assassiné). La Commission a mentionné cette preuve dans sa décision, mais pas en regard de l’incapacité de l’État de protéger le demandeur. Tel qu’il est déclaré dans Ward, l’une des façons de démontrer l’incapacité de l’État d’assurer la protection d’une personne consiste à démontrer son incapacité à protéger des personnes dans une situation semblable à la sienne. Il s’agit là, par conséquent, d’une erreur susceptible de révision de la Commission.

 

[35]           Je suis en désaccord avec la position du défendeur selon laquelle le demandeur ne se trouvait pas dans une situation analogue à celle de Michael, l’homosexuel de son village dont la police n’a fait aucun cas. Le demandeur était perçu comme un homosexuel par les autres villageois, et il a témoigné qu’il s’est livré à des actes homosexuels avec Johnson. Par conséquent, je suis prêt à conclure que lui et Michael se trouvaient dans une situation analogue. Les deux étaient des citoyens de Saint‑Vincent qui ont été harcelés et battus par leurs voisins villageois parce qu’ils se sont livrés à des actes homosexuels.

 

[36]           Les motifs de la Commission indiquent que le demandeur n’a pas fourni de preuves claires et convaincantes que Saint‑Vincent ne pouvait ni ne voulait le protéger. Toutefois, le demandeur a témoigné à l’audience qu’il était au courant du cas d’une personne se trouvant dans une situation analogue à la sienne qui n’avait pas été protégée par l’État. Je ferais également remarquer qu’aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité n’a été tirée à l’encontre du demandeur. Compte tenu des principes énoncés précédemment dans l’arrêt Ward, il semble que la Commission est parvenue à une conclusion déraisonnable quant à la disponibilité de la protection accordée par l’État aux personnes perçues comme homosexuelles à Saint‑Vincent. La Commission doit tout au moins examiner la preuve d’une personne se trouvant dans une situation analogue. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

 

[37]           Les parties m’ont soumis une question grave d’importance générale aux fins de certification. Toutefois, compte tenu de ma décision en l’espèce, je ne certifierai pas la question.


 

JUGEMENT

 

[38]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision de la Commission soit annulée et que l'affaire soit renvoyée à la Commission pour y être examinée de nouveau par un tribunal différemment constitué.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

            Les dispositions législatives pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 sont énoncées dans la présente section.

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée:

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant:

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

 

 

DOSSIER :                                                        IMM-1047-06

 

INTITULÉ :                                                       ORLANDO OLIVER JACK 

                c.

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                               le 18 janvier 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                             LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                                     le 31 janvier 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Patrick J. Roche                                                   POUR LE DEMANDEUR

 

Robert Bafaro                                                      POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Patrick J. Roche

Toronto (Ontario)                                                POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                       POUR LE DÉFENDEUR

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