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Date :  20070201

Dossier :  IMM-2989-06

Référence :  2007 CF 112

Montréal (Québec), le 1 février 2007

En présence de Madame le juge Tremblay-Lamer

 

ENTRE :

LOTFI ABBES

NOURCHENE BEN KARIM

NOURHENE ABBES

AHMED ABBES

demandeurs

et

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) à l’encontre d’une décision rendue le 10 mai 2006 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié selon laquelle les demandeurs ne sont pas des « réfugiés au sens de la Convention » ni des « personnes à protéger », tel que défini aux articles 96 et 97 de la LIPR.

 

[2]               Le demandeur principal, Lotfi Abbes, son épouse et leurs deux enfants, tous citoyens de la Tunisie, sont arrivés au Canada le 10 août 2005, munis de visas canadiens de visiteur. Le 17 août, ils ont demandé l'asile au Canada.

 

[3]               Ils allèguent les faits suivants au soutien de leur revendication.

 

[4]               Le demandeur principal et sa famille habitaient à Tunis. De 1988, jusqu’au mois d’août 2005, M. Abbes faisait partie de la GN à titre d’agent temporaire occupant différents postes au fil des années le dernier étant celui d’agent de protocole, chargé de l’accueil des personnalités visitant la direction de la GN.

 

[5]               Il allègue avoir été victime d’harcèlement, de persécution et d’abus de la part de son supérieur à la GN pendant plusieurs années.

 

[6]               Craignant des représailles et en raison du fait qu’il n’avait ni la possibilité de démissionner ni de transférer de son emploi avec la GN, il quitte son pays pour le Canada avec sa famille pour ne plus y retourner. N’ayant pas réintégré ses fonctions à la GN après avoir pris son congé annuel au mois d’août 2005, un avis de recherche fut émis par le gouvernement tunisien pour son arrestation.

 

[7]               Le demandeur allègue que le fait d’avoir quitté son emploi avec la GN (laquelle est un corps au service du Président et de la nation) signifie que s’il devait retourner en Tunisie, il serait non seulement arrêté, mais aussi emprisonné et accusé d’avoir trahi son pays. De plus, en raison de la perception de sa trahison de la part des autorités tunisiennes, il croit qu’il serait torturé et il craint pour sa vie.

 

[8]               La SPR a conclu que le demandeur principal n’a pas démontré qu’advenant son retour, « il subirait des sanctions disproportionnées au fait [sic] qu’il a quitté son poste sans en informer ses supérieurs » et « qu’en l’absence de preuve concernant les sanctions pouvant être infligées au demandeur, cette situation ne peut constituer de la persécution ».

 

[9]               Comme l’épouse du demandeur a fondé sa crainte de persécution sur la situation de M. Abbes, la SPR a trouvé que sa demande de protection à ce titre était sans fondement.

 

[10]           La demanderesse a aussi basé sa demande sur l’interdiction de porter le voile, à l’encontre de ses croyances religieuses. Sur ce point, le tribunal a conclu « qu’il s’agit d’une loi de portée générale en Tunisie » et  « que la demandeure [sic] n’est pas visée personnellement et de ce fait ne peut constituer de la persécution ».

 

[11]           La jurisprudence a établi que l'intervention de la Cour n'est justifiée que si les conclusions de fait de la SPR sont manifestement déraisonnables eu égard a la preuve soumise (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (QL), aux paras. 3-4). Or, dans le présent dossier, la SPR avait exigé des preuves documentaires corroborant le témoignage du demandeur. Celui-ci a donc déposé après l’audience une circulaire du Ministre de l’Intérieur de la Tunisie traitant de situations comme la sienne. Selon ce document, des agents de la GN qui sont autorisés à prendre leurs congés à l’extérieur du pays et qui ne reviennent pas tel que prévu sont convoqués devant le conseil d’honneur du corps et licencié. De plus, l’administration doit émettre « un avis de recherche dans le but d’arrêter l’agent en question et de le présenter à l’Unité de son ancien travail a fin [sic] de régler sa situation administrative … et récupérer les effets appartenant au corps ». Une autre sanction mentionnée est le refus de renouvellement du passeport tunisien auprès des consulats à l’étranger « … dans le but de le pousser à rentrer au pays pour régler sa situation administrative ».

 

[12]           Malgré la pertinence d’une telle preuve qui corroborait le témoignage du demandeur sur les conséquences de l’abandon de son poste, la SPR a erronément conclu que celui-ci n’avait fourni aucune preuve documentaire personnelle autre que l’avis de recherche. Il n’y a aucun motif dans sa décision qui explique pourquoi elle a écarté cette preuve pertinente.

 

[13]           La jurisprudence a reconnu à maintes reprises qu’il ne faut pas obliger le tribunal à faire référence à chaque élément de preuve dont il est saisi (Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 260 (C.A.) (QL)). Toutefois comme l’affirmait le juge John M. Evans dans l’arrêt Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (QL) au pragraphe 17 :

[…] plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés.

 

[14]           En l’espèce, vu la pertinence du document sur les sanctions imposées à une personne qui ne réintègre pas son poste, il était manifestement déraisonnable pour la SPR d’écarter ce document sans motif.

 

[15]           Quant à l’interdiction pour la demanderesse principale de porter le voile, celle-ci maintient que même s’il s’agit d’une loi d’application générale, elle porte atteinte à son droit fondamental de la liberté de religion, ce qui équivaut à un acte de persécution.

 

[16]           En concluant que la loi n’était pas persécutoire la SPR s’est appuyée sur le « U.S. Department of State, International Religious Freedom Report 2004 : Tunisia », qui constatait que bien que le gouvernement restreigne le port du voile et que parfois la police demandait aux femmes de se découvrir, il y a des femmes qui portent quand même le voile, même aux bureaux du gouvernement. Ce fait a d’ailleurs été admis par la demanderesse lors de son témoignage devant la SPR (Dossier du tribunal, pp. 346-347).

 

[17]           Ma collègue la juge Anne Mactavish a récemment considéré si une loi de portée générale pouvait donner lieu à une revendication de persécution, concluant que c’était possible dans certaines circonstances, par exemple lorsque « … le respect de ces lois devait entraîner la violation par ces personnes de normes internationales reconnues » (Hughey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 421, [2005] A.C.F. no 522 (QL) para. 108; voir aussi para. 137).

 

[18]            Cependant, le fait qu’une loi contrevienne à une pratique religieuse ne suffit pas nécessairement pour la qualifier de persécutoire.

 

[19]           Dans l’affaire Kaya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 45, [2004] A.C.F. no 38 (QL), le juge Sean Harrington traite d’une question similaire au présent dossier, soit une demande d’asile basée sur l’interdiction légale en Turquie de porter le voile dans les lieux ou édifices publics.

 

[20]           Il conclut au paragraphe 13 que les lois doivent être considérées dans leur contexte social :

 

[…] La Turquie est entourée d'États islamiques religieux et elle est située dans une partie du monde très instable politiquement. Le port de vêtements religieux ne constitue sans doute pas une menace au caractère laïc de l'État canadien, mais il peut fort bien constituer une telle menace en Turquie. Les lois doivent être considérées dans leur contexte social. […] L'étalage de rites et symboles religieux, en n'importe quel endroit et sous n'importe quelle forme, serait susceptible d'indisposer ceux qui ne professent pas cette religion ou qui appartiennent à une autre religion. […]

[mon soulignement]

 

[21]           De plus, il affirme aux paragraphes 16 et 19 que :

16   […] le gouvernement turc ne la harcèle pas ni ne la punit parce qu'elle s'en tient à sa propre interprétation du Coran. La Turquie s'efforce de préserver son caractère laïc dans une région du monde où le port de signes religieux revêt une signification politique considérable.

 

[…]

 

19   Le gouvernement turc ne force personne, homme ou femme, à porter des vêtements religieux. En application du principe de laïcité, aucun vêtement religieux ne peut être porté dans les édifices publics.

 

[22]           En l’espèce, compte tenu du manque de preuve sur la loi tunisienne en question ainsi que sur le contexte social et politique en Tunisie, je suis d’avis qu’il n’était pas manifestement déraisonnable pour la SPR de conclure que la demanderesse n’a pas rencontré le fardeau de preuve qui lui incombait de démontrer que la loi en question a un caractère persécutoire. Je rappelle le principe énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l'arrêt Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540, qui concluait que les lois d'application générale doivent être présumées valides et neutres, sauf si le demandeur prouve qu'elles ont un caractère persécutoire par rapport à un motif énoncé dans la Convention.

 

[23]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accordée. La décision de la SPR est cassée. Le dossier est retourné pour redétermination de la revendication du demandeur principal devant un panel nouvellement constitué.

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accordée. La décision de la SPR est cassée. Le dossier est retourné pour redétermination de la revendication du demandeur principal devant un panel nouvellement constitué.

 

 

 

 

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2989-06

 

INTITULÉ :                                       Lotfi Abbes, Nourchene Ben Karim, Nourhene Abbes, Ahmed Abbes

 

                                                           et

 

                                                           Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 24 janvier 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 1er février 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Rachel Benaroch

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Suzanne Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

6600, boul. Décarie

Suite 330

Montréal (Québec)

H3X 2K4

 

 

 

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous procureur-général du Canada

Ministère de la Justice

Montréal (Québec)

 

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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