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Date: 20070222

Dossier : IMM-1424-06

                   Référence  : 2007 CF 193     

Ottawa (Ontario),  le 22 février 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE      

 

 

ENTRE:

SUJEEWA SENANI PRIYANTA JAYASINGHE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]        Il est dans l’intérêt légitime du Canada d’éviter de devenir un « refuge pour des criminels et d'autres individus que nous ne souhaitons légitimement pas avoir dans notre pays » et qui violent sa législation nationale et ses obligations internationales, et cela « pour promouvoir, à l'échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne …» (voir Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] R.C.F. 78, [2004] A.C.F. no 1649 (C.F.) (QL) ; conf. [2001] 2005 CAF 303, [2005] A.C.F. n1467 (C.A.) (QL); et aussi la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), alinéa 3(1)i)).

 

PROCESSUS JUDICIAIRE

[2]        Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la première secrétaire du Haut-commissariat canadien à Colombo, au Sri Lanka (l’agente), datée du 24 février 2006, dans laquelle elle a statué que le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences pour un visa de résident temporaire. L’agente a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR et qu’il avait, soit personnellement participé à des actes de torture et à de mauvais traitements envers des détenus ainsi qu’à des violations des droits de la personne de populations civiles, soit qu’il en avait été complice, alors qu’il servait dans les Forces spéciales de l’armée du Sri Lanka entre 1992 et 2000.

 

CONTEXTE

[3]        Le demandeur, M. Sujeewa Senani Priyanta Jayasinghe, est citoyen du Sri Lanka. Le

31 janvier 2006, il a soumis une demande de visa de résident temporaire (demande de visa) au Haut-commissariat canadien à Colombo, au Sri Lanka, pour faciliter une visite au Canada alors que son épouse, une résidente permanente canadienne, devait accoucher le 25 février 2006. (Affidavit de Kristin Erickson; Dossier certifié du tribunal, p.1 et 21).

 

[4]               Le jour même du dépôt de la demande de visa, l’agente l’a étudiée, a interviewé M.Jayasinghe et l’a interrogé sur sa carrière militaire. M. Jayasinghe a déclaré qu’il était, au moment de l’entrevue, major dans l’armée sri-lankaise. Il a de plus affirmé s’y être engagé en 1990 en tant qu’élève-officier et avoir été promu aux grades de sous-lieutenant, lieutenant, capitaine et major, son grade actuel. L’agente a demandé des informations additionnelles concernant son dossier militaire et M. Jayasinghe a accepté de lui fournir ses états de service détaillés. (Affidavit de Kristin Erickson, par. 4 et 5; Dossier certifié du tribunal, p. 9 et 64).

 

[5]               Le 26 février 2006, l’agente a interviewé M. Jayasinghe pour la seconde fois (deuxième entrevue). Il a produit alors ses états de service détaillés. L’agente a informé M. Jayasinghe de ses préoccupations à l’égard d’un comportement particulier de l’armée sri-lankaise et de la possibilité pour une personne ayant servi dans cette armée de se voir interdite de territoire au Canada. (Affidavit de Kristin Erickson, par. 6; notes de la deuxième entrevue, Dossier certifié du tribunal, p. 52, 53 et 64).

 

[6]               Lors de l’entrevue, M. Jayasinghe a déclaré qu’une partie des informations fournies pouvaient s’avérer de diffusion restreinte et il a exprimé sa préoccupation de les savoir largement accessibles au sein du bureau des visas. En conséquence, l’agente a conservé une copie papier des notes dans son coffre-fort de gestionnaire. (Affidavit de Kristin Erickson, par. 6; Dossier certifié du tribunal, p. 66 et 73).

 

[7]               Les états de service de M. Jayasinghe indiquaient notamment qu’il avait été en service actif dans les Forces spéciales de l’armée sri-lankaise pendant environ huit ans. L’agente a noté que des mois de janvier à juillet 1997, M. Jayasinghe était commandant adjoint de l’Escadron F, 1er Régiment des Forces spéciales ayant servi à Jaffna, Vavuniya, Batticaloa et Mannar. En juillet 1997,  M. Jayasinghe a été promu commandant, Escadron F, 1er  Régiment des Forces spéciales. Il a continué de servir à ce grade jusqu’en février 1999 à Jaffna, Vavuniya, Batticaloa, Mannar, Mankulam et Elephant Pass. L’agente a posé à M. Jayasinghe des questions détaillées sur son rôle et ses fonctions en tant que commandant des Forces spéciales. M. Jayasinghe a indiqué que son régiment était spécialement entraîné pour la guerre de jungle et que lui-même et son escadron ont participé à la plupart des opérations durant cette période, notamment l’Opération Jayasikuru, lancée par les Forces spéciales en mai 1997. M. Jayasinghe a indiqué que lui-même, ainsi que les hommes sous son commandement, ont interrogé et tué des personnes identifiées alors comme des Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (TLET). (États de service détaillés, lettre du 1er février 2006; Dossier certifié du tribunal, p. 55 à 57; Affidavit de Kristin Erickson, par. 6, Pièce « C »; Notes de la deuxième entrevue, Dossier certifié du tribunal, p. 52, 53 et 64).

 

[8]               Après la deuxième entrevue, l’agente a transmis les notes de cette entrevue ainsi que les états de service de M. Jayasinghe à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et au Service canadien du renseignement de sécurité pour un contrôle de sécurité — de routine — des antécédents et pour toute information qu’ils pourraient lui procurer. L’agente comptait sur un traitement prioritaire de sa requête eu égard à la naissance prochaine de l’enfant de M. Jayasinghe. (Affidavit de Kristin Erickson, par. 7; Dossier certifié du tribunal, p. 73).

 

[9]               L’agente a reçu de l’ASFC des renseignements publics relativement aux activités de l’armée sri-lankaise dans la zone où M. Jayasinghe était en service et pour la période visée. L’AFSC a fait observer qu’aussi bien les Forces gouvernementales que les TLET avaient commis de graves atteintes aux droits de la personne et a fait part de ses préoccupations quant à l’usage de la torture comme technique d’interrogatoire, quant aux états de service et à la position de M. Jayasinghe et quant à sa participation à l’Opération Jayasikuru. L’ASFC a recommandé un interrogatoire et  un examen plus poussés du dossier. (Dossier certifié du tribunal, p. 68 et 69; Affidavit de Kristin Erickson, par. 7).

 

[10]           L’agente a demandé à M. Jayasinghe de se présenter à un autre interrogatoire le 14 février 2006 (troisième entrevue). L’agente a expliqué qu’elle s’intéressait particulièrement à la période où il avait été commandant de 1997 à 2000 et lui a posé des questions, à la fois nombreuses et détaillées, sur cette période. M. Jayasinghe a nié avoir eu connaissance d’atteintes aux droits de la personne. Il a indiqué que lors des opérations aussi bien lui que ses troupes tentaient d’éviter les civils, mais il a reconnu que la distinction entre terroristes et civils constituait un [traduction] « problème majeur ». M. Jayasinghe a déclaré qu’il n’avait pas participé à de nombreuses opérations; ses fonctions de commandant adjoint s’avéraient surtout de nature administrative et, durant son commandement de l’Escadron F, lui et ses hommes s’employaient surtout à s’entraîner ou à tenir des rencontres sportives. (Affidavit de Kristin Erickson, par. 9; Notes de la troisième entrevue, Dossier certifié du tribunal, p. 48 à 51 et 66).

 

[11]           L’agente a avisé M. Jayasinghe que ses réponses n’étaient pas crédibles à la lumière de ses déclarations antérieures et des rapports dignes de foi concernant les abus attribuables aux Forces armées. Elle a spécifiquement mentionné des rapports émanant d’organisations des droits de la personne et du Département d’État américain qui rapportaient des cas d’abus commis par l’armée sri-lankaise dans sa zone d’affectation et pendant la période visée. À la fin de l’entrevue, M. Jayasinghe a laissé entendre qu’il avait été [traduction] « chassé » parce qu’il n’avait pas fait ce que les Forces spéciales exigeaient de lui. L’agente a noté que le demandeur avait plutôt été promu. (Affidavit de Kristin Erickson, par. 9; Notes de la troisième entrevue, Dossier certifié du tribunal, p. 48 à 51 et 66).

 

[12]           L’agente a transmis les notes de la troisième entrevue à l’ASFC, accompagnées d’une demande urgente d’informations additionnelles à laquelle l’ASFC a répondu le 17 février 2006 au moyen d’une preuve documentaire de sources publiques. (Dossier certifié du tribunal, p. 70; Affidavit de Kristin Erickson, par. 10).

 

[13]           L’agente a passé en revue les réponses de M. Jayasinghe à ses questions, les informations reçues de l’ASFC ainsi que la preuve documentaire et elle a conclu que M. Jayasinghe n’était pas crédible parce qu’il avait nié avoir eu connaissance des actes dont on savait qu’ils avaient été commis durant la période visée et dans sa zone d’affectation ou d’y avoir participé de quelque manière. L’agente a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Jayasinghe avait commis des crimes de guerre, de génocide ou d’autres crimes contre l’humanité, ou en avait été complice, notamment des actes de torture et de mauvais traitements de prisonniers et des violations des droits de la personne à l’égard de populations civiles. (Dossier certifié du tribunal, p. 62 et 63).

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

[14]           1)   L’agente a-t-elle manqué à son obligation d’équité envers le demandeur?

2)   L’agente a-t-elle commis une erreur en concluant à l’interdiction de territoire du demandeur?

 

NORME DE CONTRÔLE

[15]           Il ne peut y avoir de révision des conclusions touchant la crédibilité comme celles formulées en l’espèce que si elles sont erronées et tirées de façon abusive ou arbitraire, ou sans égard aux éléments dont le décideur dispose, c’est-à-dire que si elles sont manifestement déraisonnables.

 

[16]           La question de savoir si les faits, tels que démontrés, permettent d’établir des motifs raisonnables de croire qu’un individu est impliqué directement dans la commission de crimes contre l’humanité, ou qu’il en est complice, est révisable suivant la norme de la raisonnabilité.

 

[17]           Il s’agit d’une question de droit que de déterminer s’il y a eu ou non manquement à la justice naturelle, détermination révisable suivant la norme de la décision correcte. (Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 39, [2003] A.C.F. n39 (QL) ; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, par. 55 et 56).

 

 

 

 

1)   L’agente a-t-elle manqué à son obligation d’équité envers le demandeur?

Identification des sources des rapports sur les violations des droits de la personne commises par l’armée sri-lankaise

 

[18]            Monsieur Jayasinghe soutient que l’agente a manqué à son obligation d’équité en omettant de lui dévoiler quels abus particuliers des droits de la personne l’armée sri-lankaise ou lui-même auraient commis ainsi qu’en omettant d’identifier la preuve documentaire sur laquelle elle s’appuyait concernant ces violations.

 

[19]           Contrairement à ce que déclare M. Jayasinghe, il a été interrogé à trois reprises, et non deux, et il lui a été fourni, durant ces entrevues, l’occasion de répondre aux préoccupations de l’agente concernant ses activités en tant que commandant des Forces spéciales. L’agente lui a posé de nombreuses questions qui dissipaient toute ambigüité sur la nature des violations qui faisaient l’objet de ses préoccupations. (Dossier certifié du tribunal, p. 48 à 53).

 

[20]            Monsieur Jayasinghe, dans son mémoire additionnel, déclare qu’il y a contradiction entre sa preuve et celle de l’agente en ce qui concerne, notamment l’identification des sources des rapports sur les violations des droits de la personne commises par l’armée sri-lankaise. (Mémoire additionnel du demandeur, daté du 11 janvier 2007, par.11).

 

[21]           Dans ses observations écrites en réponse, toutefois,  M. Jayasinghe concède que l’agente lui a donné les noms des organisations publiant les rapports sur les violations des droits de la personne. (Observations en réponse du demandeur, datées du 16 juin 2006, par.1).

 

[22]           Même en l’absence de l’admission antérieure de M. Jayasinghe sur les mentions qui lui ont été faites des organisations ayant publié les rapports pertinents, son argumentation actuelle voulant que sa preuve soit préférée à celle de l’agente est indéfendable.

 

[23]           Les notes de l’agente indiquent clairement que les rapports provenaient tant d’organisations des droits de la personne que du Département d’État américain. Contrairement aux faits dans l’affaire Najat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1237, [2006] A.C.F. no 1562 (QL), sur laquelle s’appuie M. Jayasinghe, la preuve par affidavit de l’agente relative au document d’information sur le pays constitue simplement une élaboration de la preuve déjà établie par ses notes, à savoir ses références aux organisations des droits de la personne durant la troisième entrevue. (Notes de l’agente du bureau des visas sur la troisième entrevue, Dossier certifié du tribunal, p. 50, dernier paragraphe complet).

 

L’agente n’était pas tenue de fournir les rapports au demandeur

[24]            Monsieur Jayasinghe soutient de plus que l’agente aurait dû lui préciser les passages pertinents des rapports auxquels elle renvoyait.

 

[25]           Contrairement aux prétentions de M. Jayasinghe sur ce point, il y a lieu d’établir une nette distinction entre la présente affaire et la décision Mittal (Tuteur à) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.F.C. n727 (QL). Dans la décision de Mittal, l’agent du bureau des visas a rejeté les demandes de visas d’étudiants en partie parce qu’il a tenu compte d’un élément de preuve — concernant la qualité et l’accessibilité de l’éducation dispensée par les écoles privées en Inde —  que les demandeurs n’avaient pas produit et qui ne se trouvait pas même au dossier du bureau des visas (dossier de la preuve). Les demandeurs dans Mittal ignoraient complètement que les recherches de l’agent s’avéreraient pertinentes en l’espèce et, pour ce motif, la Cour a conclu que les agissements de l’agent avaient manqué à la règle de l’équité procédurale.

 

[26]           Le respect par un agent du bureau des visas de son obligation d’équité doit s’apprécier au cas par cas. Dans les dossiers où l’on invoque la violation de l’obligation d’équité pour défaut de produire des rapports qui sont du domaine public, la question qui se pose est de savoir si la communication des rapports ou des références à certains de leurs passages spécifiques était requise pour qu’ait été fournie au demandeur « ...une possibilité raisonnable, vu l'ensemble des circonstances, de participer de manière significative au processus de prise de décision ». (Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 854 (QL), par. 26).

 

[27]           Monsieur Jayasinghe a manifestement bénéficié d’une possibilité raisonnable et significative. Le jour même de la demande de visa, l’agente a informé M. Jayasinghe que son dossier militaire était en cause. Lors de la deuxième entrevue, le 1er février 2006, l’agente l’a prévenu qu’il pourrait se voir interdit de territoire en raison de son service militaire dans l’armée sri-lankaise et elle lui a alors posé des questions en relation avec cette préoccupation. Le 14 février 2006, l’agente l’a convoqué à une troisième entrevue, à l’occasion de laquelle elle a indiqué à nouveau, par ses questions détaillées, la nature des violations des droits de la personne qui étaient imputées à l’armée sri-lankaise. Dans cette entrevue, l’agente a aussi fait référence aux rapports sur le pays qui font état de graves inconduites de l’armée sri-lankaise. Après cette entrevue, M. Jayasinghe a soumis une lettre à l’agente indiquant clairement qu’il avait conscience des préoccupations de cette dernière concernant les violations des droits de la personne et les assassinats de civils. (Lettre du demandeur à l’agente, datée du 31 janvier 2006, Dossier certifié du tribunal, p. 9; Affidavit de Kristin Erickson, p. 3, par. 6; Notes de la troisième entrevue, Dossier certifié du tribunal, p. 48 à 51; Notes de la deuxième entrevue, Dossier certifié du tribunal, p. 52 et 53; Lettre du demandeur à l’agente, datée du 16 février 2006, Dossier certifié du tribunal, p. 13 et 14).

 

[28]            Monsieur Jayasinghe critique aussi le fait que l’agente n’ait pas attiré son attention sur des passages spécifiques des rapports sur le pays et qu’elle n’ait pas fait mention de quelques nouveaux rapports qui lui étaient aussi soumis. M. Jayasinghe ne peut toutefois établir que les actions contestées de l’agente l’ont empêché de participer de manière significative au processus de prise de décision. M. Jayasinghe était bien au fait de la nature des allégations d’inconduite imputée à l’armée sri-lankaise et il a eu pleinement l’occasion de répliquer aux préoccupations concernant l’interdiction de territoire. En guise de réponse, il simplement rejeté tous les rapports. Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 C.F. 461, [1998] A.C.F. no 565 (QL); Khwaja c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 C.F. 522, [2006] A.C.F. 703 (QL), par. 17 et 18).

 

 

 

 

 

L’agente du bureau des visas n’était pas tenue de produire les communications de l’ASFC 

 

[29]            Monsieur Jayasinghe soutient de plus que l’agente aurait dû produire une copie de la communication reçue de l’Agence des services frontaliers de Canada (réponse ASFC). M. Jayasinghe compare la décision de l’agente à un avis de danger ministériel et, en conséquence, il s’appuie sur le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bhagwandass, 2001 CAF 49, [2001] A.C.F. no 341 (QL).

 

[30]           La décision d’un agent du bureau des visas diffère toutefois substantiellement d’un avis de danger ministériel, tant par sa nature que par la procédure afférente. Premièrement, les agents du bureau des visas rendent des décisions dans un cadre institutionnel. Leurs tâches comprennent la révision de demandes et la prise de décisions en fonction de paramètres prévus dans la LIPR. Deuxièmement, contrairement à l’avis de danger, le traitement de la demande de visa de résident temporaire n’est pas une procédure « contradictoire dès ses débuts et [qui] le demeure jusqu'à la

fin. » (Bhagwandass, précité, par. 31).

 

[31]           Troisièmement, les avis de danger émanent du ministre ou de son délégué qui ont pris en considération l’examen de dangers et de risque faites par les fonctionnaires du ministère. Ainsi, dans des affaires comme l’affaire Bhagwandass, les tribunaux ont statué que la divulgation des opinions des fonctionnaires du ministère s’avérait nécessaire aux fins de présentation d’une contre-preuve et d’observations par la personne concernée puisque le ministre ou son délégué ont vraisemblablement accordé un poids décisif à cet examen. Le raisonnement suivi dans Bhagwandass est donc propre au contexte de l’avis de danger et ne s’applique pas en l’espèce. (Bhagwandass, précité; Chowdhury  c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 389, [2002] A.F.C. no 503 (QL), par. 18; Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-207, par.172(2); Guide de l’immigration (Exécution de la loi), Chapitre ENF 28, Avis du ministre sur le danger pour le public et la sécurité du Canada).

 

[32]           Les faits en l’espèce diffèrent aussi des affaires dans lesquelles un avis sur les risques est fourni à l’agent qui analyse une demande d’établissement fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (agent CH). Dans ces affaires, l’agent CH demande spécifiquement un avis sur les risques dans le cadre de son examen.. En l’espèce, la réponse de l’ASFC, fondée sur des documents relatifs au pays accessibles au public, confirmait simplement l’opinion de l’agente qui, en fait, jouissait de la compétence et de l’expertise pour statuer sur l’interdiction de territoire, et qui ultimement l’a fait. (Haghighi, précité; Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration ), 2002 CFPI  266, [2002] A.F.C. no  341 (QL),  par. 14; Guide de l’immigration (Bureau intérieur), Chapitre IP 5, Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire).

 

[33]           Étant donné que la réponse de l’ASFC n’a été qu’un élément éclairant et non décisif dans la décision de l’agente, M. Jayasinghe n’a pas réussi à démontrer que la divulgation de cette réponse lui était nécessaire pour répondre aux préoccupations de l’agente concernant son interdiction de territoire.

 

[34]           L’agente n’a aucunement manqué à son obligation d’équité envers M. Jayasinghe.

 

2)      L’agente a-t-elle commis une erreur en concluant à l’interdiction de territoire du demandeur?

INTERDICTION DE TERRITOIRE – CRITÈRES LÉGISLATIFS PERTINENTS

[35]           L’alinéa 35(1)a) de la LIPR dispose :

35.     (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35.     (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act;

 

[36]           Les définitions suivantes figurent au paragraphe 4(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24 :

« crime contre l’humanité » Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

 

"crime against humanity" means murder, extermination, enslavement, deportation, imprisonment, torture, sexual violence, persecution or any other inhumane act or omission that is committed against any civilian population or any identifiable group and that, at the time and in the place of its commission, constitutes a crime against humanity according to customary international law or conventional international law or by virtue of its being criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission.

 

[...]

 

 

« crime de guerre » Fait — acte ou omission — commis au cours d’un conflit armé et constituant, au moment et au lieu de la perpétration, un crime de guerre selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel applicables à ces conflits, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

"war crime" means an act or omission committed during an armed conflict that, at the time and in the place of its commission, constitutes a war crime according to customary international law or conventional international law applicable to armed conflicts, whether or not it constitutes a contravention of the law in force at the time and in the place of its commission.

 

 

[37]           Le paragraphe 6(1.1) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, prévoit que la commission d’un crime inclut les infractions inchoatives :

6.     (1.1) Est coupable d’un acte criminel quiconque complote ou tente de commettre une des infractions visées au paragraphe (1), est complice après le fait à son égard ou conseille de la commettre.

6.     (1.1) Every person who conspires or attempts to commit, is an accessory after the fact in relation to, or counsels in relation to, an offence referred to in subsection (1) is guilty of an indictable offence.

 

[38]           L’article 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre édicte qu’un chef militaire peut aussi être responsable des actes ou omissions de ceux qui sont placés sous son commandement.

 

[39]           L’article 33 de la LIPR vient préciser l’article 35 en indiquant clairement que la norme de preuve applicable sous le régime de l’alinéa 35(1)a) repose sur des

« motifs raisonnables de croire » :

33.      Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33.     The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

 

[40]           Dans Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 2 C.F. 642, [1998]  no 131 (1re inst.) (QL); confirmé [2001] 2 C.F. 297, [2001] A.C.F. n2043 (C.A.) (QL); autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée, [2001] S.C.C.A. no 71 (QL),  le Juge Jean-Eudes Dubé a expliqué la norme des « motifs raisonnables » ainsi qu’il suit :

[27]      La norme de la preuve par croyance fondée sur des "motifs raisonnables" exige davantage que de vagues soupçons, mais est moins rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités en matière civile. Et bien entendu, elle est bien inférieure à celle de la preuve "hors de tout doute raisonnable" requise en matière criminelle. Il s'agit de la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi.

 

(Voir également: l’arrêt Zazai, précité; Moreno c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298, [1994] A.C.F. no  912 (QL); Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 3 C.F. 3, [2002] A.C.F. no 1945 (C.A.) (QL), par. 28.

 

[41]           L’alinéa 35(1)a) reflète le droit et le devoir du Canada de refuser l’admission au pays à certains non-citoyens. Il est dans l’intérêt légitime du Canada d’éviter de devenir un « refuge pour des criminels et d'autres individus que nous ne souhaitons légitimement pas avoir dans notre pays » et qui violent sa législation nationale et ses obligations internationales, et cela « pour promouvoir, à l'échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne …» (Zazai, précité, par. 41, citant Chiarelli, précité; et aussi, LIPR, al. 3(1)i)).

 

CONCLUSIONS SUR LA COMMISSION D’ACTES VALABLEMENT TIRÉES

[42]           La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale établit clairement que la personne  qui commet elle-même des actes matériels constituant un crime contre l’humanité, en est responsable. Dans l’arrêt Sivakumar c. Canada ( Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433, [1993] A.C.F. no 1145 (C.A.) (QL), le Juge Allen Linden, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a dit ceci :

[5]        Il est indiscutable que la personne qui commet elle-même l'acte matériel constituant un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, en est responsable. Cependant, il est aussi possible d'être tenu responsable de ces crimes, de les "commettre" à titre de complice, sans avoir personnellement commis l'acte constituant le crime

 

[43]           Dans la présente demande, l’agente a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Jayasinghe avait personnellement commis, ou que les hommes sous son commandement avaient commis, des violations des droits de la personne, des crimes de guerre, de génocide ou des crimes contre l’humanité, aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

 

[44]           L’agente s’est penchée sur la législation et elle a identifié les crimes spécifiques et les violations en cause, notamment la torture et les mauvais traitements infligés aux prisonniers et les violations des droits de la personne commises à l’encontre de populations civiles :

[traduction] Il existe des motifs raisonnables de croire que vous vous êtes livré à la torture et au mauvais traitement de prisonniers ainsi qu’à des violations des droits de la personne à l’encontre de populations civiles, ou que vous en avez été complice. Je suis arrivée à cette conclusion parce que vous étiez le commandant des forces gouvernementales en opération aux moments et aux endroits où ont été perpétrés un très grand nombre d’abus tant sur des populations carcérales que civiles.

 

(Dossier certifié du tribunal, p. 63).

 

[45]           L’agente a donc respecté l’exigence de spécificité applicable aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre, telle qu’établie par la Cour d’appel dans l’arrêt Sivakumar, précité, par. 33. (Dossier certifié du tribunal, p. 62 et 63).

 

[46]           Pour rendre sa décision, l’agente a examiné les déclarations de M. Jayasinghe faites dans les trois entrevues qu’elle a menées et au cours desquelles le demandeur a fait les admissions pertinentes que voici :

a)         Entre les mois de janvier 1997 et février 1999, il a assumé le commandement d’une force spécialisée au sein de l’armée sri-lankaise;

b)         Les Forces spéciales ont effectué des opérations, y compris des opérations menées en petits groupes, des opérations en profondeur, d’infiltration , d’écran, d’arrêt et des embuscades;

c)         Lors d’embuscades, ils ont utilisé, lui et les hommes sous son commandement, leurs armes contre les personnes qui pénétraient dans la « zone d’abattage »;

d)         Il ont tué, lui et les hommes sous son commandement, des personnes qu’ils ont identifiées comme des membres des TLET;

e)        Il s’avérait un « problème majeur » de distinguer les civils des terroristes; 

f)          Il a mené des interrogatoires de terroristes et de civils, ou a supervisé des interrogatoires de même nature menés par les hommes sous son commandement.

(Dossier certifié du tribunal, p. 48 et 53).

 

[47]           À juste titre, l’agente a estimé incohérentes, invraisemblables et sans grande crédibilité les réponses de M. Jayasinghe aux questions qu’elle lui a posées concernant la torture et les mauvais traitements infligés aux prisonniers et les abus contre les populations civiles. (Affidavit de Kristin Erickson; Dossier certifié du tribunal, p. 62 et 63).

 

[48]           À titre d’exemple, le témoignage de M. Jayasinghe sur la nature de son service militaire était équivoque et incohérent. M. Jayasinghe a confié que son régiment était spécialement entraîné pour la guerre de jungle. Lors de la deuxième entrevue, il a déclaré qu’il a participé à une gamme d’opérations, dont des embuscades où les armes étaient utilisées dans des « zones d’abattage ».

[traduction]

À quel genre d’action le groupe a-t-il participé?

Des opérations menées en petit groupe, de pénétration en profondeur, d’infiltration.

Y participiez-vous personnellement?

Oui.

 Où participé à des opérations de pénétration en  profondeur?

De nombreuses zones.

Pouvez-vous me donner une idée?

LAD, Limite Avant de la Défense, de là nous pénétrons dans leurs casemates, recueillons de l’information et à l’occasion nous tendons des embuscades...

Quand tendiez-vous des embuscades?

Lorsqu’ils venaient en zone d’abattage, nous faisions feu sur eux...

Qu’advenait-il des autres? 

Ils sont des terroristes, non.

Alors vous tuiez?

Oui, bien sûr, si nous identifions comme des TLET.

 

(Dossier certifié du tribunal, p. 52 et 53).

 

 

[49]           Lors de la troisième entrevue, M. Jayasinghe a tenté de minimiser sa participation à des opérations actives. Il a directement contredit les informations tirées de son dossier militaire et de la deuxième entrevue en laissant entendre qu’il s’occupait d’administration en tant que commandant adjoint et qu’entre 1997 et 1999, il s’occupait surtout de l’entraînement des hommes sous son commandement et de l’organisation de joutes sportives pour eux.

[traduction]

Commandant adjoint et commandant, responsable pour la cueillette de renseignements?

Commandant adjoint signifie responsable de l’administration...

Lors d’un entretien antérieur, vous m’aviez dit que vous aviez sous vos ordres 36 hommes en tant que commandant adjoint et 130 comme commandant, responsable  d’opération menée en petit groupe, de pénétration en profondeur, d’infiltration, d’écran, d’arrêt et d’embuscades, tout. Pourquoi me donner de l’information différente maintenant?

Quand je suis commandant d’escadron, ce sont les resp., quand je suis commandant adjoint, tout est admin...

Pourquoi y a-t-il tant de rapports crédibles et fiables sur l’inconduite des Forces spéciales?

Cela ne se peut pas, nous sommes une unité de nature distincte, la plupart du temps nous ne nous battons pas.

Si, la plupart du temps, vous ne vous battez pas, que faites-vous?

De l’entraînement.

De 97 à 99, pendant le commandement de l’escadron F, vous vous entraînez?

Quand nous disposons de temps libre, nous nous entraînons. Les joutes sportives pour leur bénéfice.

 

(Dossier certifié du tribunal, p. 48, 50, 52 et 53).

 

[50]            Monsieur Jayasinghe a aussi admis qu’autant lui-même que les hommes sous son commandement menaient des interrogatoires de prisonniers ou qu’ils remettaient les prisonniers entre les mains d’autres unités pour interrogatoire. Son témoignage sur les méthodes d’interrogatoire des personnes capturées n’était pas plausible, comme il appert des réponses suivantes :

[traduction]

Quel a été le sort des prisonniers une fois entre les mains du commandant?

Transfert au CICR, nous tenons des registres et qui a été transféré.

             Qu’est-ce que le CICR a fait d’eux?

Après leur transfert, nous ne savons rien de tout cela, nous effectuons le transfert avec tous les documents.

[…]

Qu’auriez-vous fait si vous aviez capturé un des terroristes lors de votre opération?

Transfert au haut commandement.

Même en pleine opération, vous la suspendriez et les ramèneriez?

Nous disposons de quelques équipes distinctes, par section d’administration et nous leur transférons...

Comment les avez-vous interrogés?

Quand la bataille fait rage, pas le temps d’interroger, seulement temps d’arrêt, avec la permission des autorités supérieures, nous les interrogeons.

[…]

Que faites-vous s’ils ne répondent pas aux questions?

Nous tentons de les avoir en demandant, en disant que nous ne faisons rien, en disant que nous avons de bonnes intentions à leur égard et nous interrogeons.

Que se passe-t-il s’ils n’acceptent pas les bonnes intentions et ne veulent pas répondre aux questions?

Nous ne pouvons alors rien faire.

Que faites-vous avec eux s’ils persistent à ne pas répondre?

Nous disposons de soldats spécialement entraînés pour, d’une certaine façon, les motiver.

 

(Dossier certifié du tribunal, p. 48 et 49).

 

[51]           De plus, le témoignage de M. Jayasinghe sur son interaction avec les civils était incohérent et invraisemblable. Pendant la seconde entrevue, il a déclaré :

[traduction]

Sq n’a-t-elle jamais participé à des opérations qui ont touchées des civils?

Non, s’il y a des opérations majeures, nous ne le savons pas, mais nous ne le faisons pas.

Au meilleur de votre connaissance, aucune de vos opérations n’a jamais eu d’incidence sur des civils?

Non.

 

(Dossier certifié du tribunal, p. 53).

 

[52]           Pendant la troisième entrevue, M. Jayasinghe a toutefois admis qu’il avait rencontré des civils pendant son service militaire.

[traduction]

Lors d’opérations, n’avez-vous jamais rencontré de populations civiles?

Oui.

Qu’avez-vous fait lors de rencontres avec des civils?

La plupart du temps nous tentons d’éviter pcq nous ne pouvons faire feu, à cause des civils nous avons sacrifié tellement de vies, nous tentons de les protéger...

Que faisiez-vous si vous participiez à une opération dans la jungle au milieu de laquelle se trouvent des civils?

Nous tentons d’éviter, s’ils se trouvent dans notre chemin, nous les transférons aux opérations en zone arrière.

Comment déterminiez-vous s’ils sont des terroristes ou pas?

C’est problème majeur. Ils sont en civil, nous devons les traiter comme tel, par la suite nous leur donnons tous les détails sur tout.

 

(Dossier certifié du tribunal, p. 49 et 50).

 

[53]           À la fin de la troisième entrevue, M. Jayasinghe a produit de nouvelles informations qui se sont révélées encore plus incompatibles avec ses déclarations antérieures concernant ses activités au sein des Forces spéciales.

[traduction]

Dit qu’il avait été chassé des Forces spéciales pcq fait pas ce qu’ils lui avaient demandé. Promotion et déplacement au QG de l’armée peuvent difficilement équivaloir à une expulsion?

Ils ne me veulent pas, et pcq mon dossier est bon, c’est pourquoi j’ai demandé pour le QG pour l’admin, dans les Fs j’ai fait de l’administration la plupart du temps pcq je ne suis pas bien dans les opérations.

 

(Dossier certifié du tribunal, p. 51).

 

[54]           L’agente a apprécié le témoignage incohérent de M. Jayasinghe recueilli au fil des trois entrevues et elle l’a soupesé en regard des documents d’information sur le pays crédibles qui révélaient la commission de très nombreux abus par l’armée sri-lankaise dans les zones et durant les périodes correspondant à celles où M. Jayasinghe était en service comme commandant des Forces spéciales. Elle n’a accordé aucune crédibilité au témoignage de M. Jayasinghe ainsi qu’à ses tentatives de revenir sur ses réponses avec des explications invraisemblables et des dénégations générales concernant les opérations et les méthodes d’interrogatoire. Compte tenu de la preuve dont l’agente disposait, y compris les incohérences et les invraisemblances, et les déclarations de M. Jayasinghe, ses conclusions quant à la crédibilité n’étaient manifestement pas déraisonnables et la présente Cour ne devrait pas les modifier. (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, par. 38; Zazai, précité, par. 14; Dossier certifié du tribunal, p. 22 à 44).

 

[55]           En se fondant sur ses conclusions de fait, l’agente a estimé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Jayasinghe appartenait à une catégorie de personnes non admissibles aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

 

[56]           Vu la norme de preuve nécessaire pour établir les « motifs raisonnables de croire » et la preuve précédemment exposée, l’agente n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il existait des raisons sérieuses de croire que M. Jayasinghe avait commis, soit personnellement ou (comme nous le verrons plus loin) par le contrôle qu’il exerçait sur ses hommes, des violations des droits de la personne, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. (Sivakumar, précité, par.18).

 

CONCLUSIONS SUR LA COMPLICITÉ VALABLEMENT TIRÉES

[57]           Les conclusions de l’agente sur la complicité sont raisonnables et conformes à la jurisprudence. (Harb, précité; Kasturiarachchi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 295, [2006] A.C.F. 407 (QL)).

 

[58]            Monsieur Jayasinghe dit que l’agente a retenu sa complicité dans des crimes contre l’humanité et des violations des droits de la personne du fait de son rang, et pour cette seule et unique raison. Cette position est contredite par les conclusions de l’agente portant qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Jayasinghe avait, lui-même, participé à la torture et au mauvais traitement de prisonniers et à des violations des droits de la personne à l’encontre de civils. Comme l’illustre ce qui précède, le propre témoignage de M. Jayasinghe démontre qu’il participait activement à des opérations militaires. Alors qu’il montait en grade, M. Jayasinghe a non seulement exercé son commandement sur des officiers sur le terrain, mais il a aussi entraîné des officiers et des soldats dans les Forces spéciales. De plus,  il était toujours dans les Forces en date de la demande. (Dossier certifié du tribunal, p. 55 à 57).

 

[59]            Monsieur Jayasinghe se fonde à tort sur l’arrêt de la présente Cour Hamidi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 333, [2006] A.C.F. no 402 (QL). Dans cette affaire, la principale question en litige consistait à déterminer si le décideur avait motivé ses conclusions établissant que le demandeur était interdit de territoire aux termes des alinéas 35(1)a) et 35(1)b) de la LIPR, en tant qu’instructeur dans KAHD, une organisation reconnue comme poursuivant des fins limitées et brutales. La commission directe d’infractions n’était étayée par aucune preuve, Hamidi ayant seulement (et à tort) été reconnu complice. Le décideur en l’espèce avait aussi négligé de prendre en compte le refus d’Hamidi de commander des troupes et son désengagement à l’égard de cette organisation.

 

[60]           Dans l’affaire qui nous occupe, l’agente n’a jamais établi que les Forces spéciales de l’armée sri-lankaise poursuivaient des fins limitées ou brutales, ni s’avérait-t-il nécessaire de le faire, pour statuer sur l’interdiction de territoire de M. Jayasinghe, compte tenu des descriptions qu’il a faites de sa participation active et du commandement sur son escadron. Comme le rang de M. Jayasinghe ne constituait pas un élément déterminant, il n’existe non plus aucune preuve établissant que l’agente a confondu son examen sous le régime de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR avec l’interdiction de territoire de personnes occupant des postes de rang supérieur au sein de gouvernements suivant l’alinéa 35(1)b) de la LIPR.

 

[61]           Monsieur Jayasinghe se fonde également à tort sur les arrêts Murcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 287, [2006] A.C. F. 364 (QL) et Ardila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1518, [2005] A.C.F. 1876 (QL). Dans Murcia, notre Cour a conclu avec raison qu’il doit y avoir un lien entre la personne visée et les crimes commis pour établir la complicité. Les arrêts Murcia et Ardila concernaient des demandeurs d’asile colombiens qui avaient été membres des forces armées de ce pays. Les formations de la Section de la protection des réfugiés ont omis dans les deux dossiers de se concentrer sur les actes spécifiquement perpétrés par les demandeurs puisqu’aucune preuve ne permettait de les associer à une quelconque unité reconnue pour avoir commis des atrocités. (Voir également : Bedoya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1092, [2005] A.C.F. no 1348 (QL).

 

[62]           Monsieur Jayasinghe n’a pas démontré en quoi il était nécessaire pour l’agente de préciser dans ses motifs la désignation de l’escadron du demandeur étant donné qu’il était membre des Forces spéciales, un sous-ensemble particulier de l’armée, et qu’il avait décrit les activités de son escadron avec beaucoup de détails lors des deuxième et troisième entrevues. L’agente n’a pas simplement positionné M. Jayasinghe au sein de l’armée sri-lankaise et à une époque précise où les violations des droits de la personne étaient généralisées, pour ensuite conclure à l’interdiction de territoire. La preuve dont disposait l’agente comprenait également les propres descriptions qu’a faites M. Jayasinghe de sa participation active dans les opérations des Forces spéciales et celle de sa supervision et de son commandement d’un escadron de 130 hommes dans le cadre de ces opérations, notamment celle de Jayasikuru. Cet élément de preuve, retenu par l’agente et qui provenait de M. Jayasinghe lui-même, jumelé à la preuve d’activités semblables et de violations des droits de la personne contenues dans les documents d’information sur le pays, étayaient ses conclusions. (Dossier certifié du tribunal, p. 48 et 53 et p. 22 et 44).

 

[63]           L’agente a conclu à bon droit à la complicité de M. Jayasinghe. Celui-ci est un membre de longue date de l’armée sri-lankaise et l’un de ses commandants dans des zones du Sri-Lanka où il était connu que des violations des droits de la personne avaient été commises. Monsieur Jayasinghe a démontré une grande maîtrise personnelle des opérations militaires, au-delà de la simple adhésion, ainsi qu’une participation de même nature à ces opérations (en plus d’être animé d’une intention commune et partagée en raison de son rôle et de l’entraînement dispensé aux autres). Il a fait montre d’une expérience pertinente des opérations militaires spécialisées et de la commission d’infractions spécifiques. Il a été promu de façon répétée et était encore un membre actif des forces armées au moment de sa demande. Monsieur Jayasinghe n’a tenté d’atténuer cette preuve et, donc sa relation avec l’armée, qu’après que l’agente lui ait clairement indiqué qu’il pourrait se voir interdit de territoire au Canada. L’agente n’a commis aucune erreur en concluant à la complicité de M. Jayasinghe de même qu’à sa responsabilité directe dans la commission de crimes. (Ramirez c. Canada (Ministre de la Main- d’œuvre et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, [1992] A.C.F. n109 (C.A.) (QL); Kasturiarachchi, précité; Dossier certifié du tribunal, p. 22 à 44 et p. 48 à 53).

[64]            Monsieur Jayasinghe se fonde à tort sur l’arrêt Andeel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1085, [2003] A.C.F. no 1399 (QL), parce qu’en l’espèce l’agente a spécifiquement fait état des crimes pour lesquels elle avait des motifs raisonnables de croire qu’ils avaient été commis par le demandeur ou par les Forces spéciales. Dans l’arrêt Andeel, l’agent du bureau des visas avait insuffisamment expliqué en quoi le travail de surveillance radio effectué par l’épouse du demandeur, pour le compte de l’armée du Liban du Sud,  la rendait complice de crimes contre l’humanité. De plus, le même agent avait simplement mentionné l’alinéa 35(1)a) de la LIPR et fait une vague référence à la Loi sur les crimes contre l’humanité et  les crimes de guerre sans élaborer davantage sur la façon dont il pouvait y avoir eu complicité. Tel n’est pas le cas en l’espèce.

 

[65]           La question se pose toutefois de savoir comment la preuve documentaire de violations des droits de la personne par les Forces spéciales en 1997 et en 1998, mais l’absence d’une telle preuve pour des violations de même nature en 1999 et en 2000, vient quelque peu contrecarrer les préoccupations de l’agente touchant le service militaire (considéré dans son ensemble) de M. Jayasinghe entre 1997 et 2000. Deuxièmement, le demandeur renvoie à la preuve documentaire concernant une opération des Forces spéciales qui s’est déroulée alors qu’il se trouvait en Inde pour un entraînement, mais il omet de prendre en compte celle concernant des activités des Forces spéciales dans le nord alors qu’il y était cantonné. Troisièmement, dès lors que les autorités du Sri Lanka n’ont pas confirmé la perpétration de violations des droits de la personne, M. Jayasinghe présume qu’aucune violation de ce type n’a dû survenir (et cela, malgré les rapports à l’effet contraire des organismes des droits de la personne). Quatrièmement, le fait que l’Opération Jayasikuru n’ait pas intentionnellement ciblé des civils n’atténue pas l’incidence de ces attaques aveugles et leurs conséquences à leur égard pendant cette période. En fonction de ses réponses aux questions des entrevues, on aurait pu raisonnablement s’attendre à ce que M. Jayasinghe saisisse, en tant que commandant de son escadron, les conséquences ou les implications d’attaques aveugles sur des civils.

 

[66]           La preuve étayait les conclusions de l’agente quant à l’interdiction de territoire et ces conclusions ne sont pas déraisonnables.

 

CONCLUSION

[67]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

             « Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme 

Jean-Jacques Goulet, LL.L.  


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1424-06

 

INTITULÉ :                                       SUJEEWA SENANI PRIYANTA JAYASINGHE

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 13 FÉVRIER 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 22 FÉVRIER 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ronald Shacter

 

POUR LE DEMANDEUR

Linda Chen

Matina Karvellas

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ronald Shacter

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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