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Date : 20070227

Dossier : T-1685-05

Référence : 2007 CF 225

Vancouver (Colombie-Britannique), le 27 février 2007

En présence de Madame la juge Layden‑Stevenson

 

 

ENTRE :

CALVIN SANDIFORD

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La défenderesse a demandé la radiation de la déclaration de M. Sandiford. Le protonotaire Lafrenière a accueilli la requête et radié l’action sans autorisation de modification. M. Sandiford interjette appel à l’égard de l’ordonnance du protonotaire Lafrenière et soutient que le protonotaire a commis une erreur de droit et de fait lorsqu’il a conclu que le demandeur n’avait pas épuisé le processus de règlement des griefs prévu par la loi qui était à sa disposition. Pour les motifs ci‑après énoncés, je conclus que le protonotaire Lafrenière n’a pas commis les erreurs alléguées. L’appel de M. Sandiford sera rejeté.


I. Le contexte

[2]               Voici en bref les faits pertinents. M. Sandiford est un officier des Forces canadiennes. Le 26 juillet 2005, il a présenté un grief en vertu de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5 (la Loi), à son officier responsable, soutenant qu’il avait été irrégulièrement exclu de la prise en compte pour certains postes dans les Forces canadiennes en violation des règles établies dans les Ordonnances administratives. Il prétend avoir été victime de discrimination et de manquements à des obligations fiduciaires et à des obligations prévues par la loi.

 

[3]               M. Sandiford a présenté son grief conformément aux Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes, au Manuel des griefs des Forces canadiennes et aux Ordonnances administratives des Forces canadiennes. L’article 29 de la Loi et les règles connexes établissent un échéancier pour répondre à un grief. Le Manuel des griefs des Forces canadiennes prévoit un délai pour le traitement d’un grief.

 

[4]               Après qu’il eut présenté plusieurs demandes de renseignements quant à l’état de son grief, M. Sandiford a été informé par l’officier responsable du Bureau de l’administration de la base, le 6 septembre 2007, qu’elle ne trouvait aucun document montrant que le grief avait été déposé. Le 23 septembre 2005, à la suite de demandes de renseignements supplémentaires et à la demande de son officier responsable, M. Sandiford a présenté ses documents à nouveau, moins les pièces jointes, à l’officier responsable. Le 11 octobre 2005, M. Sandiford a été informé que son grief avait été reçu.

 

[5]               Dans l’intervalle, comme il n’avait reçu aucune réponse à son grief, M. Sandiford a déposé une déclaration devant la Cour fédérale le 25 septembre 2005. Le 24 octobre 2005, le grief a été suspendu dans l’attente du règlement de l’action de M. Sandiford.

 

[6]               Le 25 octobre 2005, M. Sandiford a déposé une deuxième déclaration modifiée demandant des dommages-intérêts pour manquement à des obligations prévues par la loi, manquement à des obligations fiduciaires, atteinte à des droits constitutionnels et négligence. Il demandait également une ordonnance de mutation à l’un de deux postes précisés au sein des Forces canadiennes.

 

II. La décision

[7]               Le cœur de la décision du protonotaire Lafrenière se retrouve dans les paragraphes suivants de son ordonnance :

[traduction] Prises ensemble, les allégations et les demandes de la déclaration portent sur l’avancement de la carrière du demandeur et le déroulement de sa vie militaire au sein des Forces armées canadiennes. Le demandeur avait le droit de recourir au processus des griefs de la Défense nationale prévu à l’article 29 de la Loi sur la défense nationale et au chapitre 7 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes pour le traitement de ses plaintes et, dans les faits, et il a exercé ce droit. Le demandeur reconnaît que son grief n’a pas été réglé de manière définitive par l’autorité de dernière instance selon ce qui est prévu à la Loi sur la défense nationale et les règlements applicables.

 

La Cour a déclaré de manière constante que le seul recours à la disposition du personnel militaire pour contester « une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes », selon le libellé large de l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, est la procédure de règlement des griefs prévue par cette loi, une procédure décrite comme étant exhaustive. Les plaintes du demandeur concernant la négligence et le mauvais traitement de son grief auraient également pu faire l’objet d’un grief distinct, à défaut duquel un redressement aurait pu être demandé suivant l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[8]               Le protonotaire a par la suite examiné le critère requis pour radier une action et pour décider si l’affaire [traduction] « constitue un abus de procédure du fait qu’on tente de contourner le régime légal exhaustif disponible en vertu de la Loi sur la défense nationale ou une contestation indirecte irrégulière d’une décision administrative, ce qui ne peut être fait que par voie de demande de contrôle judiciaire ». À cet égard, il a renvoyé à l’arrêt Grenier c. Canada, [2006] 2 R.C.F. 287, de la Cour d’appel fédérale (l’arrêt Grenier).

 

III. Les questions en litige

[9]               La présente affaire soulève deux questions :

(1)               la question de savoir si « les nouveaux éléments de preuve » sous la forme de l’affidavit de M. Sandiford et des pièces qui y sont jointes sont admissibles dans le contexte du présent appel;

(2)               la question de savoir si le protonotaire a commis une erreur lorsqu’il a radié la déclaration sans autorisation de modification.

 

IV. L’analyse

[10]           Avant d’aborder les questions en litige, il faut mentionner que, selon les directives du juge Lemieux, l’appel de M. Sandiford a été entendu après celui dans l’affaire Graham c. Sa Majesté la Reine, 2007 CF 210, afin de permettre à M. Sandiford, qui se représente lui-même, d’avoir l’avantage d’entendre les arguments dans cette affaire (Mme Graham était représentée par avocat) avant de présenter ses arguments en appel. Les directives du juge Lemieux ont été suivies.

 

[11]           Deuxièmement, M. Sandiford affirme que le dossier de requête de la défenderesse ne lui a pas été signifié dans le délai prescrit par les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Il a reçu le dossier deux heures après l’expiration du délai de signification. La défenderesse, s’appuyant sur un message de son service de messagerie selon lequel la livraison avait été effectuée, avait déposé un procès-verbal de signification quant au dossier de requête. M. Sandiford nie avoir reçu le dossier de requête à ce moment-là. Il affirme plutôt qu’il a reçu le dossier de requête de la défenderesse en même temps que le recueil des sources de la défenderesse. M. Sandiford a adopté la position selon laquelle il avait droit au bénéfice des Règles et il dit que si la situation était inversée la défenderesse insisterait sur une application stricte. Il a maintenu qu’il était prêt à poursuivre l’appel, mais qu’il n’était pas disposé à répondre aux arguments de la défenderesse, ne les ayant pas reçus dans le délai prescrit.

 

[12]           Dans le but de s’assurer qu’un règlement de la question serait possible en temps opportun (l’audition de l’appel avait tout d’abord été prévue pour le 15 janvier 2007) et, en même temps, de s’assurer que M. Sandiford aurait la possibilité d’exposer pleinement ses arguments, j’ai suggéré de lui accorder cinq jours au cours desquels il pourrait déposer une réponse écrite aux observations de la défenderesse plutôt que de l’obliger à répondre de vive voix en séance générale. M. Sandiford a indiqué qu’il estimait que la proposition était équitable. Il a donc reçu la directive de signifier et de déposer sa réponse écrite à la position de la défenderesse au plus tard à quatorze heures, le vendredi 23 février 2007. Ses observations ont été reçues avant l’échéance prescrite.

 

A. Nouveaux éléments de preuve

[13]           M. Sandiford a déposé son dossier de requête dans lequel il a inclus un nouvel affidavit auquel il a joint plusieurs annexes. Il soutient qu’il était impossible de s’appuyer antérieurement sur ces documents parce qu’il n’a connu leur existence que trois mois après l’audition de la requête en radiation. La défenderesse s’oppose au dépôt de l’affidavit au motif qu’il contient des arguments, que le protonotaire n’en disposait pas et que, de toute façon, il n’est pas pertinent.

 

[14]           Selon la règle générale, l’appel interjeté à l’égard d’une ordonnance d’un protonotaire doit être tranché sur le fondement des documents dont disposait le protonotaire. Dans la décision James River Corp. of Virginia c. Hallmark Cards, Inc. (1997), 126 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), la juge Reed n’a pas accepté de nouveaux éléments de preuve dont le protonotaire ne disposait pas et elle a déclaré ce qui suit aux paragraphes 31 et 32 :

[31]      Si je comprends bien l’explication de l’avocat, le protonotaire adjoint a refusé de prononcer l’ordonnance demandée parce qu’aucun élément de preuve approprié ne lui a été présenté afin d’établir que la poursuite américaine existe réellement et que celle-ci est parallèle à la présente affaire. De même, aucune preuve montrant que la documentation souhaitée était pertinente quant à la présente instance n’a été soumise. Cette décision du protonotaire adjoint n’est pas contestée. L’avocat de la demanderesse a tenté de déposer auprès de la Cour un affidavit visant à fournir la preuve manquante. Il affirme que l’appel de la décision d’un protonotaire devant un juge constitue une nouvelle instance et que, par conséquent, j’étais en droit d’accepter cette preuve par affidavit et de rendre la décision que le protonotaire adjoint aurait rendue si la preuve en question lui avait été soumise.

[32]      À mon avis, ce n’est pas là le rôle du juge siégeant en appel de l’ordonnance d’un protonotaire. En effet, quelle que soit la différence, s’il en est, entre l’interprétation du juge en chef à la page 454 de l’arrêt Canada c. Aqua-Gem, précité, et celle de l’opinion majoritaire à la page 463, c’est à cette dernière qu’il faut s’en remettre. Il en ressort clairement que le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début en fonction des éléments de preuve présentés au protonotaire, et non tenir une nouvelle audience fondée sur de nouveaux éléments de preuve .

 

 

[15]           Le juge Nadon, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a tiré une conclusion semblable dans la décision Symbol Yachts Ltd. c. Pearson, [1996] 2 C.F. 391 (1re inst.). Il a déclaré ce qui suit :

[20]      Il s’agit en l’espèce d’un appel de la décision du protonotaire interjeté en vertu du paragraphe 336(5) des Règles. Pour pouvoir modifier l’ordonnance du protonotaire, je dois être convaincu que son ordonnance est « entachée d’erreur flagrante » ou qu’elle porte sur une question « ayant une influence déterminante sur l’issue du principal ». Dans l’arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., 1993 CanLII 2939 (C.A.F.), [1993] 2 C.F. 425, le juge MacGuigan, de la Cour d’appel fédérale, a expliqué la norme de contrôle applicable en matière d’appel de l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire. Le juge MacGuigan dit ceci, à la page 463 :

 

... le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits,

b) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal.

Si l’ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début.

 

[21]      En l’espèce, il ne fait aucun doute dans mon esprit que l’ordonnance du protonotaire porte sur une question qui a une influence déterminante sur l’issue de l’affaire étant donné que ladite ordonnance a pour effet de mettre fin à l’action des demandeurs. Cependant, je ne puis examiner l’ordonnance qu’en tenant compte des éléments de preuve dont le protonotaire était saisi au moment où il l’a rendue. Par conséquent, il m’est impossible, et c’est ce que j’ai indiqué aux parties à l’audience, de prendre en considération les affidavits que les demandeurs désirent verser au dossier. J’ignore pourquoi ils n’ont pas déposé ces affidavits à l’appui de leur demande du 22 septembre 1995 mais, d’après moi, ces éléments de preuve, s’ils étaient disponibles, auraient dû être soumis au protonotaire.

 

[22]      Il s’agit d’un appel de la décision du protonotaire, et il est maintenant trop tard pour présenter des éléments de preuve qui auraient dû être soumis plus tôt. À mon sens, ces nouveaux affidavits visent à combler les lacunes des éléments de preuve soumis au protonotaire. Les faits attestés, dans l’affidavit de M. Beesley par exemple, auraient pu être portés à l’attention du protonotaire, mais ils ne l’ont pas été. L’affidavit couvre la période qui s’étend du début du litige en 1988 jusqu’au 30 octobre 1995.

 

[23]      C’est pour ces raisons que j’ai informé les parties à l’audience que je n’autoriserais pas les demandeurs à verser au dossier des affidavits supplémentaires.

 

 

Voir également : Canada c. Mid-Atlantic Minerals Inc., [2003] 1 C.F. 168 (C.F.); Canada (Ministre du Revenu national – MRN) c. Marrazza (2004), 256 F.T.R. 1 (C.F.); Rhéaume c. Canada, 2003 CF 1405, [2003] A.C.F. 1798; Société Odessa c. Canada (Ministère du Revenu national), 2003 CF 1420, [2003] A.C.F. 1814.

 

[16]           Exceptionnellement, de nouveaux éléments de preuve peuvent être admissibles dans les circonstances suivantes : ils ne pouvaient être obtenus plus tôt, ils serviront les intérêts de la justice, ils aideront la Cour et ils ne causeront pas de préjudice grave à la partie adverse : Mazhero c. Canada (Conseil canadien des relations industrielles) (2002), 292 N.R. 187 (C.A.F.). En l’espèce, il n’a été satisfait à aucun des critères précédemment mentionnés.

 

[17]           Les nouveaux éléments de preuve que M. Sandiford tente de faire admettre et qui, selon lui, ont nécessité « des moyens extraordinaires » pour les obtenir, comprennent quelque 215 pages. J’ai examiné tous ces éléments. Ils consistent en diverses ordonnances et directives, en divers bulletins et énoncés de politique de différents services de la Défense nationale et ils portent sur des sujets comme le courrier électronique, l’accès aux demandes d’information et de renseignements personnels, l’utilisation acceptable d’Internet, et ainsi de suite. Ils contiennent également des éléments affichés sur le site Internet de la Défense nationale concernant la gestion des dossiers, le traitement de la correspondance, la sécurité, l’évaluation de dommages, et ainsi de suite. Ces documents s’échelonnent entre la période du 12 octobre 1999 au 26 septembre 2006.

 

[18]           Il y a des échanges de courriels entre M. Sandiford et différents officiers. L’un de ces échanges semble porter sur le grief d’une autre personne. Il y a également une réponse à la demande de M. Sandiford concernant des rapports sur l’état de son dossier, de même que des manifestations de confusion et d’incompréhension entourant la demande de renseignements de M. Sandiford.

 

[19]           Il y a en outre une lettre datée du 3 mai 2006, du directeur intérimaire, Accès à l’information et protection des renseignements personnels du Quartier général de la Défense nationale (QGDN), informant M. Sandiford que tous les dossiers disponibles [traduction] « ont été repérés et traités pour remise à [M. Sandiford] » et l’avisant de son droit de demander des corrections ou de présenter une plainte au Commissaire à la protection de la vie privée. Il y a une lettre du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, datée du 2 novembre 2006, informant M. Sandiford qu’en raison de l’omission de la Défense nationale de se conformer aux exigences prévues par la loi concernant la réponse à sa demande présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, il a été établi que sa plainte était bien fondée. Il convient de noter que le rapport d’enquête énonce que 272 jours se sont écoulés entre la date de la réception de la demande jusqu’au règlement de l’affaire. Le texte de loi prévoit que les institutions fédérales doivent répondre dans un délai de 30 jours, même si une prorogation de 30 jours est possible dans des circonstances précises. L’enquêteur souligne que deux demandes d’éclaircissements distinctes de la demande de M. Sandiford ont été nécessaires. Le dossier a été en attente pendant 253 jours sur un total de 272 jours en raison des demandes d’éclaircissement.

 

[20]           Aucun élément de preuve n’a de valeur probante quant à la question qui m’est soumise. M. Sandiford interprète de façon erronée l’objet de la requête en radiation de la défenderesse et celui de son appel de l’ordonnance du protonotaire. Ce n’est pas le moment pour M. Sandiford d’invoquer le bien-fondé de sa plainte à l’égard des règles qui ont présumément été violées par certaines personnes non nommées des Forces canadiennes. C’est plutôt le moment d’établir quelle est la tribune appropriée pour décider du bien-fondé de sa plainte, à savoir le processus interne de règlement des griefs ou le processus judiciaire.

 

[21]           Les « nouveaux éléments » que contiennent l’affidavit de M. Sandiford et les pièces qui y sont jointes ne sont pas concluants quant à la question à trancher. Puisqu’ils ne sont pas concluants, ils ne peuvent avoir d’incidence sur l’issue de l’appel. De plus, à l’exception de la correspondance concernant l’accès aux demandes de renseignements, M. Sandiford avait accès à presque tous les autres documents avant l’audience devant le protonotaire. Les éléments du site Internet pour 2006 étaient des éléments mis à jour. À mon avis, il est inconcevable que M. Sandiford adopte la position selon laquelle les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes ne pouvaient être obtenus que par des « moyens extraordinaires ».

 

[22]           L’affidavit de M. Sandiford et les pièces qui y sont jointes ne sont pas admissibles dans le contexte de la présente audience.

 

B. Le fond du litige

[23]           Il n’est pas contesté que la décision du protonotaire Lafrenière a une influence déterminante sur l’issue de la question principale. Par conséquent, je dois examiner la question comme s’il s’agissait d’une nouvelle affaire : Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.); Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459 (C.A.).

 

[24]           M. Sandiford soutient que le protonotaire a commis une erreur puisque la défenderesse n’a pas respecté le processus de règlement des griefs. Les motifs de ce non-respect sont [traduction] « nombreux, variés et illégaux ». Il prétend que, dans le contexte de la présente affaire, le processus de règlement des griefs ne fournit pas un mécanisme exhaustif de règlement des griefs prévu par la loi et il dit que le protonotaire a commis une erreur, à la fois en droit et en fait, lorsqu’il a conclu qu’il n’a pas épuisé le processus de règlement des griefs prévu par la loi. Il déclare ce qui suit : [traduction] « à cette fin, le contrôle judiciaire d’une décision illégale ne serait pas possible ». Selon M. Sandiford, le seul processus [traduction] « qui convient le mieux pour traiter avec la défenderesse est le recours normal au litige par la voie des tribunaux avec tout ce que cela comporte. » Il soutient que la défenderesse a illégalement retenu des documents, agissant ainsi contrairement aux principes d’équité et de justice naturelle. Ces transgressions sont de nature quasi pénale.

 

[25]           En résumé, M. Sandiford prétend que son action porte sur le bien-fondé du régime de règlement des griefs lui-même et que l’omission de la défenderesse de respecter la loi est la seule question en litige. Il soutient que son action devrait se poursuivre parce qu’il s’agit [traduction] « d’une question inhabituelle qui comporte des éléments d’illégalité ».

 

[26]           Comme principe de base, lorsque le Parlement crée par voie législative des mesures et des institutions destinées expressément à offrir une réparation aux personnes lésées, le tribunal ne devrait pas intervenir à la légère avant que les recours prévus par la loi soient épuisés. L’omission de se prévaloir des procédures disponibles ne rend pas le recours inadéquat : Lazar c. Canada (Procureur général) (1999), 168 F.T.R. 11 (1re inst.), confirmée par (2001), 271 N.R. 10 (C.A.F.).

 

[27]           L’article 29 de la Loi sur la défense nationale est rédigé comme suit :

 

29. (1) Tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi.

 

(2) Ne peuvent toutefois faire l’objet d’un grief :

 

a) les décisions d’une cour martiale ou de la Cour d’appel de la cour martiale;

 

b) les décisions d’un tribunal, office ou organisme créé en vertu d’une autre loi;

 

 

c) les questions ou les cas exclus par règlement du gouverneur en conseil.

 

 

(3) Les griefs sont déposés selon les modalités et conditions fixées par règlement du gouverneur en conseil.

 

 

(4) Le dépôt d’un grief ne doit entraîner aucune sanction contre le plaignant.

 

(5) Par dérogation au paragraphe (4), toute erreur qui est découverte à la suite d’une enquête sur un grief peut être corrigée, même si la mesure corrective peut avoir un effet défavorable sur le plaignant.

 

 

29. (1) An officer or non-commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance.

 

(2) There is no right to grieve in respect of

 

(a) a decision of a court martial or the Court Martial Appeal Court;

 

(b) a decision of a board, commission, court or tribunal established other than under this Act; or

 

(c) a matter or case prescribed by the Governor in Council in regulations.

 

(3) A grievance must be submitted in the manner and in accordance with the conditions prescribed in regulations made by the Governor in Council.

 

(4) An officer or non-commissioned member may not be penalized for exercising the right to submit a grievance.

 

(5) Notwithstanding subsection (4), any error discovered as a result of an investigation of a grievance may be corrected, even if correction of the error would have an adverse effect on the officer or non-commissioned member.

 

Le processus détaillé est énoncé au chapitre 7 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes et est intitulé « Griefs ».

 

[28]           Selon la jurisprudence, le mécanisme de résolution qui existe par le biais de la procédure de règlement des griefs dans la Loi sur la défense nationale constitue un autre recours adéquat qui doit être épuisé avant qu’une personne puisse s’adresser au tribunal pour obtenir réparation : Anderson c. Canada (Forces armées canadiennes), [1997] 1 C.F. 273 (C.A.F.); Gallant c. Canada (1978), 91 D.L.R. (3d) 695 (C.F. 1re inst.); Jones c. Canada (1994), 87 F.T.R. 190 (1re inst.); Pilon c. Canada (1996), 119 F.T.R. 269 (1re inst.); Villeneuve c. Canada (1997), 130 F.T.R. 134 (1re inst.); Haswell c. Canada (Procureur général) (1998), O.T.C. 143 (Div. gén.), confirmée par (1998), 116 O.A.C. 395 (C.A.).

 

[29]           La démarche énoncée est compatible avec le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929. Dans cet arrêt, la Cour suprême a décidé que lorsque le sujet d’un différend est un sujet visé par un régime prévu par la loi ou une convention collective, le tribunal devrait, en règle générale, s’en remettre aux mécanismes énoncés dans le régime applicable (paragraphes 50 à 58 et 67). Plus récemment, dans l’arrêt Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, la Cour suprême a souligné qu’il fallait s’attacher non pas à la qualité juridique du tort, mais aux faits qui donnent naissance au litige pour décider s’il y a un autre recours adéquat (paragraphe 11). Sauf dans les circonstances les plus inhabituelles, le tribunal devrait se déclarer incompétent et s’en remettre aux régimes de règlement des griefs prévus par la loi (paragraphe 2).

 

[30]           Les plaintes de M. Sandiford portent directement sur son affectation au sein des Forces canadiennes. Il soutient que les règles n’ont pas été correctement suivies lors de la détermination de son affectation. Cet aspect et le fait que le grief ne respectait pas de façon stricte les délais prescrits (en partie parce que son grief était introuvable) constituent le cœur de la question. Je constate que même si M. Sandiford a grandement insisté sur le fait que les Forces canadiennes n’ont pas respecté les délais dans le processus de règlement des griefs, il n’a fait aucune demande en vertu du paragraphe 7.07(2) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes pour demander, comme il avait le droit de le faire, que l’autorité de première instance soumette le grief au chef d’état-major de la défense pour qu’il l’étudie et en décide.

 

[31]           La plainte de M. Sandiford résulte de l’omission de ses supérieurs de l’avoir affecté où il souhaitait être affecté. Il s’agit d’une question qui entre nettement dans le champ d’application de la procédure de règlement des griefs. Le recours de M. Sandiford consiste à présenter son grief. Il possède un autre recours adéquat. Ce recours doit être épuisé avant qu’il ne s’adresse au tribunal.

 

[32]           Quant à l’allégation de M. Sandiford selon laquelle le processus de règlement des griefs prend trop de temps, selon le dossier qui m’est présenté, cela n’est tout simplement pas le cas. Le grief a été déposé le 26 juillet 2005. Comme je viens de le souligner, M. Sandiford aurait pu se prévaloir du paragraphe 7.07(2) et ne l’a pas fait. En ce qui concerne le délai depuis le 24 octobre 2005, l’article 7.16 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes prévoit qu’une autorité de première instance ou de dernière instance saisie d’un grief présenté par un membre est tenue de suspendre toute action à l’égard du grief, si l’auteur du grief intente une action, une demande ou une plainte en vertu d’une loi fédérale, autre que la Loi sur la défense nationale, à l’égard de la question donnant lieu au grief. M. Sandiford connaissait ou aurait dû connaître cette disposition. Son action a été intentée en vertu des dispositions de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7. M. Sandiford est l’auteur de son propre malheur.

 

[33]           Si M. Sandiford est insatisfait du résultat de son grief, il pourra alors tenter d’obtenir réparation au moyen d’un contrôle judiciaire. L’intention du législateur quant au processus approprié pour contester une décision administrative (par le biais d’un contrôle judiciaire ou d’une action en dommages-intérêts) a été examinée en profondeur par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Grenier. La question y est analysée aux paragraphes 25 à 32 des motifs de la Cour d’appel et je n’ai pas l’intention de reprendre l’analyse ici. Qu’il suffise de dire que, en conclusion, la Cour d’appel a fait le commentaire suivant : « Il est d’autant plus important de ne pas permettre un recours sous l’article 17 comme mécanisme de contrôle de la légalité d’une décision d’un organisme fédéral que cette procédure de contestation indirecte de la décision permet de contourner les dispositions impératives du paragraphe 18(3) de la Loi sur les Cours fédérales. »

 

[34]           En résumé, M. Sandiford doit épuiser l’autre recours adéquat dont il dispose. Si, à la fin de ce processus, il est insatisfait de la décision, il peut présenter une demande de contrôle judiciaire. Il n’est pas libre de contourner le processus établi par le législateur en intentant une action à ce moment-ci. En conséquence, son action n’a aucune chance d’être accueillie et le protonotaire Lafrenière avait bien raison de la radier sans autorisation de modification.

 

[35]           Avant de conclure, je désire aborder la décision Smith c. Canada (Procureur général) et al. (2006), 300 N.B.R. (2e) 363 (C.B.R. 1re inst.) (la décision Smith), sur laquelle M. Sandiford s’est appuyé; il m’incite à suivre cette décision dans laquelle Mme la juge Garnett a refusé de rejeter une action intentée par des membres de la GRC. Les défendeurs soutenaient que la cour n’avait pas compétence ou devait se déclarer incompétente pour des motifs qui, d’après ce que je comprends de la décision publiée, ne sont pas dissemblables à ceux qui me sont présentés. Pour diverses raisons, j’estime que cette décision n’est pas utile.

 

[36]           Premièrement, la nature de l’action dans la décision Smith n’est pas nettement apparente à la lecture de celle-ci. Il semble que les allégations de la déclaration aient pu dépasser le champ d’application du processus de règlement des griefs, mais cela constitue une hypothèse de ma part. Deuxièmement, et plus important encore, la décision Smith montre de manière évidente que le demandeur principal a utilisé à plusieurs reprises le processus interne en rapport avec sa plainte. De plus, il a utilisé ou tenté d’utiliser des modes alternatifs de résolution de conflits et de médiation. Pour cette unique raison, l’affaire se distingue nettement de celle qui m’est soumise. Troisièmement, je ne dispose d’aucun élément indiquant, et encore moins établissant, les aspects semblables ou dissemblables entre la procédure de règlements des griefs dans la décision Smith et celle à la disposition de M. Sandiford. Même si M. Sandiford a mentionné l’article 31 de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10, qui est analogue à l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, la mention du processus de règlement des griefs de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada n’apparaît pas au dossier. Quatrièmement, pour appliquer la décision Smith, je devrais ne pas tenir compte de la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. Je suis liée par la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale. Enfin, les avocats m’informent que la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick doit entendre l’affaire Smith le 27 février 2007. En conséquence, je m’abstiens de tout autre commentaire.

 

[37]           Pour les motifs qui précèdent, l’appel sera rejeté.

 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que l’appel soit rejeté avec dépens.

 

« Carolyn Layden-Stevenson »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1685-05

 

INTITULÉ :                                       CALVIN SANDIFORD

                                                            c.

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 20 FÉVRIER 2007

                                                            Observations supplémentaires     le 23 février 2007

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              LE 27 FÉVRIER 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Calvin Sandiford

 

POUR LE DEMANDEUR

(se représentant lui-même)

 

Valerie Anderson

Ward Bansley

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

S/O

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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