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Date : 20070301

Dossier : T‑17‑06

Référence : 2007 CF 235

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

HAIYAN ZHANG

Défenderesse

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

 

INTRODUCTION

[1]               Les présents motifs font suite à l’audition d’une demande de contrôle judiciaire et à la réception d’observations écrites après l’audience, à l’égard de la décision de l’arbitre Ian R. Mackenzie découlant du renvoi à l’arbitrage, conformément à l’article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[1], d’un grief déposé par la défenderesse contre la décision de l’employeur de la licencier pour des raisons non disciplinaires à compter du 28 novembre 2003. Le licenciement résultait de la révocation de la cote de sécurité « Secret » de la défenderesse, ainsi que du rejet de sa demande pour obtenir une cote de sécurité « Très secret ». La décision contestée porte la date du 8 décembre 2005.

 

LES FAITS

[2]               Les motifs de la décision contestée comprennent, sous la rubrique « Résumé de la preuve », l’exposé conjoint des faits, reproduit ci‑après, qui a été présenté devant l’arbitre par les parties, à savoir la défenderesse dans la présente instance et le Conseil du Trésor (Bureau du Conseil privé), maintenant représenté par le demandeur. Devant la Cour, aucune des parties n’a exprimé l’avis que l’exposé conjoint des faits présenté à l’arbitre était de quelque manière inexact ou incomplet, à la date de l’audience tenue devant l’arbitre. Par souci de commodité, l’exposé conjoint des faits est reproduit ci-après :

Le Conseil du Trésor (Bureau du Conseil privé) et l’Alliance de la Fonction publique du Canada admettent que les faits exposés ci‑après, qui se rapportent au grief susmentionné, ne sont pas contestés :

 

[1]       La fonctionnaire s’estimant lésée est née le 30 janvier 1963 à Lanzhou, en Chine. Elle a épousé un citoyen canadien le 6 janvier 1995, et est arrivée au Canada le 21 février 1995. Elle a obtenu la citoyenneté canadienne le 12 avril 1999.

 

[2]       Voici un résumé des antécédents de travail de la fonctionnaire s’estimant lésée au sein du gouvernement fédéral :

 

du 13 mai 2002 au 2 septembre 2002 (nomination d’une durée déterminée) Conseillère principale, Communications et liaison externe (IS 05), Commission de la fonction publique […]

 

du 3 septembre 2002 au 15 octobre 2002 (mutation à un poste d’une durée déterminée)
Conseillère principale en communications, Planification ministérielle et communications (IS 05) Industrie Canada […]

 

16 octobre 2002 (nomination pour une période indéterminée)
Conseillère principale en communications, Planification ministérielle et communications (IS 05) Industrie Canada […]

 

Après avoir consulté le curriculum vitæ de la fonctionnaire s’estimant lésée, Maurice Jorre de St. Jorre, du BCP, a communiqué avec l’intéressée dans l’espoir de la recruter au poste d’analyste principale.

 

24 février 2003 (mutation)
Analyste principale en communications, Secrétariat des communications et de la consultation (IS 05)
Bureau du Conseil privé […]

 

du 24 février 2003 au 29 août 2003 (nomination intérimaire pour une période donnée)
Analyste principale, Secrétariat des communications et de la consultation (IS 06)
Bureau du Conseil privé […]

 

[3]       Le gouvernement du Canada a promulgué la Politique du gouvernement sur la sécurité, qui s’applique à tous les ministères qui figurent aux Annexes 1, 1.1 et II de la Loi sur la gestion des finances publiques (LGFP). Cette politique prévoit, d’une part, que les fonctionnaires qui ont besoin d’avoir accès aux biens du gouvernement obtiennent une cote de fiabilité et, d’autre part, que les fonctionnaires qui ont besoin d’avoir accès à des renseignements et des biens classifiés ont une cote valide de fiabilité et obtiennent une cote de sécurité au niveau approprié. La cote de sécurité indique que le titulaire a fait l’objet d’une vérification de sécurité. Il existe trois niveaux à cet égard : Confidentiel, Secret et Très secret. Le Bureau du Conseil privé figure à l’Annexe 1 de la LGFP […]

 

[4]       Le gouvernement du Canada a promulgué également la Norme sur la sécurité du personnel, qui établit la norme opérationnelle ainsi que certaines procédures de niveau technique aux fins de la sécurité du personnel […]

 

[5]       Pour occuper son poste d’attache d’analyste principale en communications (IS‑05) (PCO13239), la fonctionnaire s’estimant lésée devait détenir une cote de sécurité SECRET […]

 

[6]       La description de travail du poste IS‑06 (13291), qui a été révisée pour la dernière fois en 2001, indiquait que le ou la titulaire du poste devait détenir une cote de sécurité SECRET. Cependant, avant d’entrer en fonctions au BCP le 24 février 2003, la fonctionnaire s’estimant lésée a rempli un formulaire aux fins de l’enquête de sécurité, que le BCP a transmis au SCRS le 14 février 2003 pour que ce dernier effectue une évaluation de sécurité à l’égard de la fonctionnaire s’estimant lésée en vue de déterminer s’il convenait de lui attribuer une cote de sécurité Très secret […]

 

[7]       La fonctionnaire s’estimant lésée n’était pas obligée de détenir une cote de sécurité SECRET lorsqu’elle travaillait à Industrie Canada. À son arrivée au BCP, le 24 février 2003, elle a obtenu la cote de sécurité SECRET; elle n’avait cependant pas accès aux documents classés TRÈS SECRET.

 

[8]       L’évaluation de sécurité effectuée par le SCRS a permis d’obtenir des renseignements défavorables concernant la loyauté de la fonctionnaire s’estimant lésée envers le Canada, de sorte que l’on a recommandé de ne pas lui accorder la cote de sécurité TRÈS SECRET et, en outre, de révoquer sa cote de sécurité SECRET. Puisque seul l’administrateur général est autorisé à refuser, révoquer ou suspendre une cote de sécurité (article 10.9 de la Politique du gouvernement sur la sécurité), le directeur, Opérations de sécurité, BCP, a écrit à la direction pour lancer ce processus décisionnel […]

 

[9]       La direction a rencontré la fonctionnaire s’estimant lésée le 28 août 2003 pour la prévenir que certaines questions soulevées par l’évaluation de sécurité effectuée par le SCRS devaient être examinées de manière approfondie. Elle a été informée qu’à compter de cette date, et en attendant l’issue de cet examen, elle serait mise en congé payé et n’aurait plus accès aux lieux de travail du BCP. On lui a expliqué également que l’évaluation effectuée en vue de l’obtention de la cote TRÈS SECRET pouvait être utilisée pour révoquer sa cote SECRET et que, dans un tel cas, elle ne pourrait plus travailler au BCP, puisque, pour y travailler, il faut détenir au minimum une cote de sécurité SECRET. On lui a expliqué aussi que le BCP devrait par conséquent étudier des possibilités d’emploi dans différents ministères. La fonctionnaire s’estimant lésée a été informée qu’elle aurait l’occasion de réfuter l’information contenue dans le rapport du SCRS, qui lui serait remis dans les jours suivants […]

 

[10]       La fonctionnaire s’estimant lésée a obtenu l’information relative à certaines questions soulevées par le SCRS et a eu également l’occasion d’y répondre […]

 

[11]       Dans une lettre datée du 15 septembre 2003, la fonctionnaire s’estimant lésée a répondu aux questions soulevées par le SCRS. Dans sa réplique, elle affirme considérer sa loyauté envers le Canada comme un honneur et un privilège, et nie avoir participé à des activités susceptibles de constituer une menace pour la sécurité ou les intérêts nationaux du Canada […]

 

[12]       On a recommandé au greffier du Conseil privé (administrateur général) de refuser à la fonctionnaire s’estimant lésée la cote de sécurité TRÈS SECRET et de révoquer sa cote SECRET. On l’a informé également qu’il fallait détenir une cote SECRET pour travailler au BCP. Le BCP connaissait les obligations qui lui étaient imposées par l’article 5 de la Norme sur la sécurité du personnel en cas de révocation de la cote de sécurité de la fonctionnaire s’estimant lésée. Le greffier a déterminé également, compte tenu de l’évaluation de sécurité menée par le SCRS, qu’il ne pouvait recommander la fonctionnaire s’estimant lésée aux fins d’un emploi ailleurs dans la fonction publique fédérale; il n’a donc pris aucune mesure à cet égard […]

 

[13]       Le greffier du BCP a décidé de refuser à la fonctionnaire s’estimant lésée la cote de sécurité TOP SECRET et de révoquer sa cote de sécurité SECRET. Elle a été informée de cette décision par lettre, datée du 10 octobre 2003 […]

 

[14]       La direction a rencontré la fonctionnaire s’estimant lésée le 16 octobre 2003 pour discuter avec elle des implications de la décision du greffier. Elle a été informée que, par suite de cette décision et du fait que, pour travailler au BCP, il faut détenir une cote de sécurité SECRET valide, elle serait licenciée. La décision de licencier la fonctionnaire s’estimant lésée n’avait rien à voir avec son rendement au travail. Voir les notes de la direction concernant la rencontre du 16 octobre 2003 avec la fonctionnaire s’estimant lésée […]

 

[15]       Au cours de cette rencontre, la fonctionnaire s’estimant lésée a été informée qu’à la fin de la journée du 28 novembre 2003, son emploi au BCP prendrait fin conformément à l’alinéa 11(2)g) de la LGFP. Elle a été informée également du fait qu’elle demeurerait en congé payé jusqu’à cette date […]

 

[16]       La fonctionnaire s’estimant lésée a déposé un grief auprès du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) le 16 octobre 2003 […]

 

[17]       La fonctionnaire s’estimant lésée a contesté son licenciement et demandé le retrait de la lettre de licenciement de son dossier en plus de son rétablissement dans ses fonctions, sans perte de revenu ou d’avantages sociaux […]

 

[18]       La direction a répondu au grief de la fonctionnaire s’estimant lésée au dernier palier de la procédure de règlement du grief le 24 novembre 2003; elle a informé la fonctionnaire que son grief et la mesure corrective demandée étaient rejetés […]

 

[19]       La plainte de la fonctionnaire s’estimant lésée au CSARS a été rejetée le 4 mars 2005. Cette décision de rejeter la plainte repose sur la preuve qui a été mise à la disposition du président, et qui n’a pas nécessairement été communiquée dans son intégralité à la fonctionnaire s’estimant lésée si une telle communication représentait un risque pour la sécurité nationale. Le président a conclu que le greffier avait des motifs raisonnables de refuser à la fonctionnaire s’estimant lésée la cote de niveau III et de révoquer sa cote de niveau II […]

[Les renvois aux 12 annexes de l’exposé conjoint des faits ont été supprimés.]

 

 

[3]               L’arbitre a fait droit en partie au grief de la défenderesse. Il a formulé son ordonnance ainsi :

[76]      J’ordonne à l’employeur de chercher pour la fonctionnaire s’estimant lésée, avec diligence, un autre poste d’un niveau équivalent (IS‑5) ou d’un niveau inférieur au sein des secteurs de la fonction publique où il est un employeur, pendant deux mois à compter de la date de la présente décision.

 

[77]      J’ordonne à l’employeur de rétablir le congé payé de Mme Zhang à compter du 28 novembre 2003, et jusqu’à ce qu’il ait fini de chercher un autre poste.

 

[78]      Je demeurerai saisi de l’affaire uniquement en ce qui concerne la mise en application du rétablissement du congé payé si les parties éprouvent de la difficulté à appliquer cette partie de l’ordonnance.

 

 

 

[4]               Au cours de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, et comme je l’explique plus loin, la Cour a été informée par les avocats de ce qui suit : en premier lieu, aucune injonction n’était sollicitée par le demandeur ou en son nom pour restreindre l’effet de la décision de l’arbitre en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire; le « congé payé » de la défenderesse avait en fait été rétabli à compter du 28 novembre 2003; l’employeur avait entrepris de chercher pour la défenderesse, « avec diligence, un autre poste » d’un niveau équivalent (IS‑5) ou d’un niveau inférieur au sein des secteurs de la fonction publique pour lesquels le Conseil du Trésor est l’employeur; enfin, la recherche avait fini par donner des résultats puisque la défenderesse avait été nommée le 5 septembre 2006 à un poste classé au niveau IS‑06, soit un niveau supérieur à celui du poste qu’elle occupait auparavant. Par ailleurs, sa réintégration était rétroactive, de telle sorte qu’elle comptait du service continu depuis la date où elle avait été embauchée à l’origine.

 

[5]               Ainsi, avant que la Cour n’instruise la demande de contrôle judiciaire, la décision contestée avait été plus qu’intégralement mise en application.

 

QUESTION PRÉLIMINAIRE – CARACTÈRE THÉORIQUE DE L’INSTANCE

[6]               Après l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour, au cours d’une conférence téléphonique qu’elle a tenue avec les avocats, a informé ceux-ci que l’affaire présentait à son avis un caractère théorique, un point qui n’avait pas été soulevé ni plaidé devant elle. Les avocats ont accepté de présenter des observations écrites sur la question, étant entendu que la Cour pourrait statuer sur la question sans rouvrir l’audience. Le 28 novembre 2006, la Cour rendait une ordonnance établissant le calendrier de présentation des observations écrites, mais seulement sur la question du caractère théorique de l’instance, et confirmant que l’audience ne serait pas convoquée à nouveau. La défenderesse a déposé des observations écrites auprès de la Cour le 19 janvier 2007. L’avocat du demandeur y a répondu par des observations déposées le 25 janvier, et l’avocate de la défenderesse a informé la Cour le 2 février que la défenderesse n’exercerait pas son droit de réplique.

 

Le principe du caractère théorique d’une instance

[7]               L’arrêt de principe concernant le caractère théorique d’une instance est l’arrêt Borowski c. Procureur général du Canada[2]. Dans cet arrêt, le juge Sopinka, s’exprimant pour la Cour suprême, écrivait ce qui suit à la page 353 des motifs :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

 

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

[Non souligné dans l’original.]

 

[8]               Puis le juge Sopinka a examiné les principes régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’instruire une affaire malgré son caractère théorique. Aux pages 358 et suivantes, le juge Sopinka a écrit ce qui suit :

Puisque le pouvoir discrétionnaire à exercer concerne l’application d’une politique ou d’une pratique de la Cour, il n’est pas surprenant de ne pas pouvoir dégager de la jurisprudence un ensemble précis de critères.

 

[9]               La première condition ou raison d’être que retient le juge Sopinka découle du principe selon lequel le pouvoir des tribunaux de trancher des litiges est enraciné dans le système contradictoire. Sur ce point, il parle des « conséquences accessoires » à la solution d’un litige qui fournissent le contexte contradictoire nécessaire.

 

[10]           La deuxième raison d’être générale régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire tient, selon le juge Sopinka, « à l’économie des ressources judiciaires ». Il souligne qu’il faut mettre en balance cette préoccupation et les circonstances d’une affaire « où se pose une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher ».

 

[11]           La troisième raison d’être retenue par le juge Sopinka « tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l’élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique ».

 

[12]           Le juge Sopinka conclut son analyse des principes régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le bref paragraphe suivant:

En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune des trois raisons d’être de la doctrine du caractère théorique. Cela ne signifie pas qu’il s’agit d’un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion. L’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement.

 

La demande de contrôle judiciaire est‑elle théorique?

[13]           Dans la présente demande de contrôle judiciaire, outre la question de la norme de contrôle devant s’appliquer, le demandeur soulève les points suivants :

-         L’arbitre a‑t‑il outrepassé sa compétence en ordonnant à l’employeur de chercher pour la défenderesse un autre poste en dehors du BCP (le Bureau du Conseil privé)?

-         L’arbitre a‑t‑il rendu une décision manifestement déraisonnable en concluant qu’il n’existait pas de « circonstances exceptionnelles »?

-         L’arbitre a‑t‑il outrepassé sa compétence en ordonnant la réintégration de la défenderesse après avoir estimé qu’elle ne répondait pas aux conditions d’emploi de son poste d’attache?

 

Observations des parties

[14]           L’avocate de la défenderesse relève que la Loi sur l’emploi dans la fonction publique[3] et la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[4] ont été considérablement modifiées par l’entrée en vigueur de la Loi sur la modernisation de la fonction publique[5]. Elle fait aussi remarquer que la Norme sur la sécurité du personnel a été modifiée depuis toutes les époques intéressant la demande de contrôle judiciaire, par suppression du passage de l’article 5 qui était formulé ainsi et était en cause dans cette demande :

Si cette personne est fonctionnaire, on doit envisager une réaffectation ou une nomination à un poste de niveau équivalent, mais moins sensible. Si aucun poste n’est disponible, on doit alors envisager la nomination à un poste d’un niveau inférieur. On peut envisager le congédiement uniquement dans des circonstances exceptionnelles et après avoir épuisé toutes les autres options.

[Non souligné dans l’original.]

 

[15]           L’avocate de la défenderesse mentionne également que, puisque le demandeur n’a pas sollicité un sursis à l’application de la décision contestée et a, en fait, mis en application la décision contestée, il ne reste aucun litige actuel justifiant la demande de contrôle judiciaire.

 

[16]           L’avocat du demandeur rétorque qu’un litige actuel subsiste entre les parties puisque, depuis la date de la décision contestée, une somme d’environ 200 000 $ a été dépensée par le demandeur pour la mise en application de cette décision et qu’une importante somme d’argent est donc en jeu. L’avocat du demandeur affirme ce qui suit :

[traduction] […] Si la décision de l’arbitre est annulée, cette somme pourra être recouvrée à titre de créance de la Couronne.

 

ANALYSE

[17]           Il est indéniable que la Cour n’est pas saisie, dans la présente demande de contrôle judiciaire, d’une question intéressant une créance de la Couronne. Je suis d’ailleurs convaincu que, si la demande de contrôle judiciaire était jugée au fond, la question des sommes prétendument dues à la Couronne ne serait pas tranchée. Si la Couronne obtenait gain de cause, la décision contestée serait plutôt annulée, et l’affaire serait renvoyée au même arbitre ou à un autre arbitre, pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Quel que soit le résultat cette nouvelle décision, la question des sommes dues à la Couronne resterait pendante.

 

[18]           En revanche, si la demande de contrôle judiciaire était rejetée parce qu’elle est théorique, la question des sommes dues à la Couronne resterait une question actuelle sur laquelle la Cour ou une autre juridiction pourrait statuer dans le contexte d’une autre procédure introduite en bonne et due forme pour que cette question soit tranchée.

 

La conclusion de la Cour sur le caractère théorique de la présente instance

[19]           Eu égard aux observations résumées plus haut ainsi qu’à la brève analyse, je suis d’avis que, après examen de toutes les pièces présentées à la Cour dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire, aucun litige actuel ne subsiste entre les parties. En fait, les questions soumises à la Cour dans cette demande de contrôle judiciaire ont été entièrement réglées. Le demandeur a choisi de ne pas solliciter un sursis à l’application de la décision contestée, mais plutôt de la mettre en application intégralement, le résultat étant que, pour l’essentiel, justice a été rendue entre les parties, sans qu’il faille se demander si la décision contestée était valide ou non. Le régime législatif et administratif qui existait à l’époque où cette procédure de contrôle judiciaire a été introduite a évolué sensiblement. Une décision portant sur le fond de cette demande ne ferait que confirmer le statu quo ou renvoyer les parties à une nouvelle audience devant un arbitre, reportant ainsi indéfiniment la normalisation de la relation entre les parties.

 

[20]           Le fait que la défenderesse a été réintégrée dans un poste de la fonction publique d’un niveau de classification supérieur à celui du poste qu’elle occupait avant son licenciement montre bien qu’elle a les qualifications requises pour occuper un emploi dans la fonction publique. En revanche, le fait que l’employeur a jugé à propos de procéder à une telle nomination montre bien également que les considérations de sécurité ne sont pas d’une importance capitale entre les parties.

 

La Cour doit‑elle ou non exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’instruire cette demande de contrôle judiciaire?

[21]           Si la Cour a effectivement compétence pour statuer sur un litige qui subsiste entre les parties, c’est‑à‑dire sur la responsabilité de la défenderesse envers le demandeur en raison des sommes substantielles qui ont été dépensées et qui continueront de l’être par suite de l’engagement volontaire de la défenderesse de mettre en application la décision arbitrale dont il s’agit ici, alors cette compétence ne saurait simplement être exercée dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire. Autrement dit, il ne subsiste aucun « contexte contradictoire » entre les parties dans cette demande de contrôle judiciaire. La raison première qu’aurait la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de juger au fond cette demande de contrôle judiciaire est donc absente.

 

[22]           Vu ce qui précède, l’économie des ressources judiciaires milite contre tout examen au fond de la demande de contrôle judiciaire, même si les observations en la matière ont été entendues. Quel que puisse être le résultat d’une décision portant sur le fond de la demande, l’unique question qui reste entre les parties serait celle d’un enrichissement injustifié ayant favorisé la défenderesse aux dépens du demandeur. De plus, le cadre législatif et réglementaire applicable a largement évolué.

 

[23]           Je suis d’avis que, compte tenu de l’évolution appréciable du régime législatif et réglementaire régissant les aspects tels que ceux dont la Cour est saisie dans la présente affaire, il n’est pas actuellement dans l’intérêt public que les questions soumises à la Cour soient résolues dans le cadre de cette affaire, quand bien même il s’agirait de questions d’importance publique.

 

[24]           En définitive, je décide de ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire qui m’aurait habilité à statuer sur le fond de cette demande de contrôle judiciaire, en dépit du caractère théorique du point en litige.

 

QUESTIONS ACCESSOIRES

[25]           Dans la décision Bedada c. Canada (Solliciteur général)[6], mon collègue le juge Phelan, examinant dans un contexte très différent la question du caractère théorique d’une instance, écrivait ce qui suit, au paragraphe [16] de ses motifs :

Dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, la Cour suprême a développé le raisonnement adopté dans l’arrêt Borowski. Elle a conclu, aux paragraphes 5 et 9 à 12, qu’il convient de ne pas se prononcer sur des points de droit lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire pour régler le pourvoi. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit de questions constitutionnelles, surtout si le fondement de la procédure qui a été engagée a cessé d’exister.

 

 

[26]           Je suis d’avis que les propos cités ci‑dessus s’appliquent aux circonstances de la présente affaire, bien que la Cour ne soit pas ici saisie d’une question constitutionnelle.

 

[27]           Dans les mêmes motifs, le juge Phelan concluait ainsi, aux paragraphes [21] et [22] de la décision Bedada :

Pour ces motifs, la Cour décide d’exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas se prononcer sur la question qui lui a été soumise. Comme le défendeur n’a pas soulevé l’argument du caractère théorique, il n’a pas droit à ses dépens.

 

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.

[Non souligné dans l’original.]

 

[28]           Comme dans l’affaire Bedada, la défenderesse n’a pas soulevé ici la question du caractère théorique de l’instance. Cette question n’a été soulevée que par la Cour, lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, alors que ni l’un ni l’autre des avocats n’étaient en mesure de s’exprimer sur la question. Dans ces conditions, et bien que la défenderesse allègue maintenant le caractère théorique de la présente affaire et sollicite les dépens, il ne sera adjugé aucuns dépens.

 

CONCLUSION

[29]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée en raison de son caractère théorique, sans que l’affaire soit examinée au fond. Aucuns dépens ne seront adjugés.

 

« Frederick E. Gibson »

Juge

Ottawa (Ontario)

le 1er mars 2007

 

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑17‑06

 

INTITULÉ :                                       PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

demandeur

                                                            et

 

                                                            HAIYAN ZHANG

 

défenderesse

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 30 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE GIBSON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 1er MARS 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard E. Fader

 

POUR LE DEMANDEUR

Edith Bramwell

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa

 

POUR LE DEMANDEUR

L’Alliance de la fonction publique du Canada

Services juridiques

Ottawa

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 



[1] L.R.C. 1985, ch. P‑35, abrogée le 31 mars 2005; voir L.C. 2003, ch. 22, article 285 et TR/2005‑21.

 

[2] [1989] 1 R.C.S. 342.

[3] L.R.C. 1985, ch. P‑33.

[4] Supra, note 1.

[5] L.C. 2003, ch. 22.

[6] 2007 CF 121, 5 février 2007 (jugement non invoqué devant la Cour).

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