Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20070412

Dossier : IMM-3375-06

 

Référence : 2007 CF 377

ENTRE :

SHAUNE DWANE HIGGINS

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

 

INTRODUCTION

[1]               Les présents motifs ont été prononcés à la suite d’une brève audience tenue le 5 avril 2007, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent du ministère du défendeur, par laquelle ce dernier a rejeté la demande présentée au nom du demandeur visant à différer l’exécution d’une mesure de renvoi actuellement prise contre lui. La lettre contenant la décision de l’agent est datée du 19 juin 2006. Elle se termine comme suit :

M. Higgins devra se présenter pour son renvoi le 7 juillet 2006, conformément aux dispositions déjà prises.

 

[2]               Dans une ordonnance rendue le 29 juin 2006, la Cour a accordé un sursis au renvoi du demandeur du Canada jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue relativement à la présente demande de contrôle judiciaire. Le sursis à la mesure de renvoi est essentiel à l’analyse et aux conclusions qui suivent.

 

[3]               Dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[1], le juge Pelletier, qui siégeait alors à la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, a écrit ce qui suit au paragraphe 8 de ses motifs :

[…] Toutefois, lorsque la requête de sursis est en corrélation avec le refus de différer le renvoi, le fait d’octroyer le sursis accorde à l’intéressé ce que l’agent chargé du renvoi lui avait refusé. Comme la décision en cause dans la demande de contrôle judiciaire est le refus de différer le renvoi, le fait d’octroyer le sursis accorde au demandeur la réparation recherchée avant que la demande de contrôle judiciaire ait été tranchée au fond. C’est dans ce sens qu’on peut dire que la décision sur une requête de sursis d’exécution tranche la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.

 

Je suis convaincu que la brève citation précédente me permet de statuer sur la présente demande en fonction des faits qui lui sont propres.

 

CONTEXTE

[4]               Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque. Il est arrivé au Canada en juin 2004 muni d’un visa de travailleur agricole saisonnier. Quelques jours avant de commencer son emploi en tant que travailleur agricole au Canada, il a quitté cet emploi et s’est « caché ». En février 2005, une ordonnance d’expulsion et un mandat d’arrestation ont été délivrés contre le demandeur.

 

[5]               Quelque temps après, le demandeur est « apparu », s’est présenté devant les autorités de l’immigration et a voulu présenter une demande d’asile, mais on ne l’a pas autorisé à le faire en raison de l’ordonnance d’expulsion en instance contre lui. Le demandeur a été détenu pour une courte durée. Il a été mis en liberté après qu’une femme, citoyenne canadienne, qu’il a marié en octobre 2005, eut déposé un cautionnement. Le demandeur et son épouse ont présenté au Canada une demande de parrainage à titre de conjointe pour l’établissement du demandeur au pays.

 

[6]               Pendant que la demande de parrainage à titre de conjointe était toujours en instance, le défendeur a tenté de renvoyer le demandeur du Canada, ce qui a donné lieu à une demande en vue de faire différer le renvoi. Cette demande était fondée sur le mariage du demandeur et sur sa relation avec son épouse et le fils de celle-ci, alors âgé de neuf ans, qui souffrait apparemment de « troubles comportementaux et sociaux ». Alors que l’épouse du demandeur travaillait à temps plein et subvenait financièrement à ses besoins, à ceux de son fils et à ceux du demandeur, ce dernier serait demeuré à la maison et dans leur communauté pour subvenir aux besoins de l’enfant. De plus, le demandeur et son épouse attendaient la naissance d’un enfant en décembre 2006. La demande en vue de faire différer l’exécution de la mesure de renvoi a été rejetée et cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[7]               Depuis que la demande visant à différer le renvoi a été rejetée, la situation du demandeur et de son épouse a bien changé. Premièrement, par suite d’une ordonnance de la Cour, le demandeur est demeuré au Canada pour plus de neuf mois. Deuxièmement, la demande de parrainage à titre de conjointe pour l’établissement du demandeur au Canada a été rejetée. Troisièmement, une demande d’établissement fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été présentée au Canada au nom du demandeur, laquelle comportait beaucoup plus d’éléments de preuve à l’appui des troubles que présente le fils de l’épouse du demandeur que ce dont la Cour disposait au moment où la demande de différer le renvoi a été présentée. Enfin, l’enfant du demandeur et de son épouse est né.

 

QUESTION EN LITIGE

[8]               La seule question à laquelle il fallait répondre à l’audience de la présente instance était celle de l’existence d’un « caractère théorique », et dans l’affirmative, de déterminer si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la demande et de statuer sur le bien-fondé de celle-ci.

 

CARACTÈRE THÉORIQUE

Principes généraux

[9]               L'arrêt de principe en matière de caractère théorique est Borowski c. Canada (Procureur général)[2]le juge Sopinka, pour la Cour, a écrit ce qui suit, à la page 353 des motifs :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

 

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.

[Non souligné dans l’original.]

 

[10]           Le juge Sopinka examine ensuite les critères applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire, nonobstant le fait qu’elle soit théorique. À la page 358 et suivantes, il mentionne :

Puisque le pouvoir discrétionnaire à exercer concerne l'application d'une politique ou d'une pratique de la Cour, il n'est pas surprenant de ne pas pouvoir dégager de la jurisprudence un ensemble précis de critères.

 

[11]           Le premier critère ou la première raison dont parle le juge Sopinka tient de la règle générale selon laquelle la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. À cet égard, il fait référence aux « conséquences accessoires » à la solution du litige qui continuent de fournir le contexte contradictoire nécessaire.

 

[12]           Il décrit la deuxième grande raison d'être de la politique qui régit l’exercice du pouvoir discrétionnaire comme étant « […] l'économie des ressources judiciaires ». Il mentionne qu’il faut mettre en balance la dépense de ressources judiciaires et les circonstances entourant un cas  « […] où se pose une question d'importance publique qu'il est dans l'intérêt public de trancher ».

 

[13]           La troisième raison d'être de cette politique, exposée par le juge Sopinka, tient « […] à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique ».

 

[14]           Le juge Sopinka conclut son analyse des critères applicables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le bref paragraphe qui suit :

En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l'égard d'un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune des trois raisons d'être de la doctrine du caractère théorique. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion. L'absence d'un facteur peut prévaloir malgré la présence de l'un ou des deux autres, ou inversement.

 

La présente demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

[15]           Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, sauf pour ce qui est de la question de la norme de contrôle applicable, le demandeur a soulevé les questions suivantes dans ses documents écrits :

-         L’agent a-t-il omis de tenir compte de manière appropriée de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par le renvoi du demandeur?

-         La décision de l’agent de ne pas différer la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement à la demande de parrainage de son épouse était-elle manifestement déraisonnable?

 

[16]           À l’audience, l’avocat du demandeur a retiré la deuxième question compte tenu du fait que, comme mentionné plus tôt, la demande d’établissement du demandeur fondée sur le parrainage de son épouse a été rejetée depuis que la décision faisant l’objet de contrôle judiciaire a été rendue.

 

[17]           L’avocat du demandeur a fait valoir avec insistance que la première question se pose toujours, c’est-à-dire celle de savoir s’il convient de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant de l’épouse, âgé de neuf ou dix ans, qui présenterait des troubles comportementaux et sociaux et à qui le demandeur fournit un grand soutien. Il fait aussi valoir avec insistance que le réexamen de cette question fondé sur la preuve dont disposait l’agent ou, mieux encore, fondé sur la preuve maintenant disponible, combiné à toute directive que la Cour peut juger appropriée pour guider le réexamen, serait d’une grande importance pour les parties au présent contrôle judiciaire.

 

ANALYSE

[18]           Premièrement, il ne fait aucun doute que les dispositions prises par le défendeur en vue du renvoi du demandeur ne sont plus pertinentes. Deuxièmement, aucune disposition en vue du renvoi du demandeur n’est actuellement en place. Enfin, il existe désormais beaucoup plus d’éléments de preuve relativement aux troubles dont le fils de l’épouse du demandeur, âgé de 9 ou 10 ans, pourrait souffrir, à ses besoins liés à ces troubles et au rôle que le demandeur joue et qu’il est en mesure de continuer à jouer dans la vie de ce fils. De plus, une demande d’établissement présentée au Canada par le demandeur aux autorités de l’immigration et fondée sur des motifs d’ordre humanitaire offre une instance beaucoup plus appropriée dans laquelle déterminer l’intérêt supérieur du garçon que ne l’offre une demande en vue de différer un renvoi où la question qui se pose est celle de savoir si le renvoi à une date fixe est appliqué « dès que les circonstances le permettent »[3]. En outre, il ne fait aucun doute que si le défendeur demeure résolu à renvoyer le demandeur avant qu’il ne soit statué sur sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ce dernier aurait le droit de demander que la mesure de renvoi soit de nouveau différée, compte tenu de toutes les présentes circonstances et de la preuve. Si cette demande devait être rejetée, le demandeur pourrait présenter une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et une autre requête auprès de la présente Cour en vue de demander un sursis à la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue relativement à la nouvelle demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

 

[19]           La question du caractère théorique a été largement examinée par la Cour dans de nombreuses décisions antérieures en matière d’immigration[4]. Dans au moins une de ces décisions, la question du caractère théorique a été appliquée de façon à empêcher que les arguments sur le bien-fondé d’une demande de contrôle judiciaire ne soient entendus.

 

[20]           Compte tenu de ce qui précède et des principes du caractère théorique susmentionnés, la Cour est convaincue que l’examen sur le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire ne résoudrait pas toute la controverse entourant les droits des parties à la présente affaire. La question du moment opportun ou inopportun de la prise de dispositions dans l’avenir en vue de renvoyer le demandeur du Canada continuerait de se poser entre les parties. Toutefois, elle ne se pose tout simplement pas entre les parties à l’heure actuelle et dans le cadre du présent contexte.

 

[21]           La présente demande de contrôle judiciaire est théorique.

 

[22]           De plus, en ce qui a trait au critère applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire nonobstant le fait qu’elle soit théorique, la Cour ne trouve aucun fondement, quel qu’il soit, lui permettant d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la présente affaire.

 

[23]           L’avocat du défendeur a accepté les conclusions précédentes devant la Cour.

 

CONCLUSION

[24]           Sur le fondement de la brève analyse qui précède et des faits particuliers à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire, je suis d’avis que la demande est théorique et refuse d'exercer mon pouvoir discrétionnaire d’en examiner quand même le bien-fondé. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée en raison de son caractère théorique.

 

 

CERTIFICATION D’UNE QUESTION

[25]           À l’issue de l’audience, les avocats ont été consultés au sujet de la certification d'une question. L’avocat du demandeur a demandé d’avoir l’occasion d’examiner si la certification d’une question s’impose et, le cas échéant, de proposer une question par écrit. La Cour a accepté sa demande. Un échéancier pour les observations a été préparé. Peu importe que cet échéancier soit échu ou non avant que les présents motifs soient prononcés, ces derniers seront néanmoins prononcés à la première occasion. Une ordonnance donnant effet aux présents motifs ne sera rendue que lorsque la Cour aura eu l’occasion d’examiner les observations et de déterminer si une question devrait être certifiée.

 

 

 

« Frederick E. Gibson »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 12 avril 2007

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B, trad.


 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                               IMM-3375-06

 

INTITULÉ :                                                                              SHAUNE DWANE HIGGINS

                                                                                                   c.

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                       TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                      LE 5 AVRIL 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                                         LE JUGE GIBSON

 

DATE DES MOTIFS :                                                            LE 12 AVRIL 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Hilary Evans Cameron

 

POUR LE DEMANDEUR

Leena Jakkimainen

 

                               POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Vandervennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 



[1] [2001] 3 C.F. 682.

[2] [1989] 1 R.C.S. 342.

[3] Paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.

[4] Voir, par exemple, Khalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1727, 16 novembre 2001 (QL); Chakra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 136, 8 janvier 2002 (QL); Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 970, 17 juin 2003 (QL); Figurado c. Canada (Solliciteur général) [2005] A.C.F. no 458, 10 mars 2005 (QL); et Tran c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 C.F. 1240, 18 octobre 2006 (décision non citée devant la Cour).  

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.