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Date : 20070417

Dossier : IMM-1470-07

Référence : 2007 CF 398

Toronto (Ontario), le 17 avril 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

 

ENTRE :

DORIS PAUL

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE CONTEXTE

[1]               La demanderesse demande un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi à la Grenade prononcée contre elle et prévue pour le 20 avril 2007. La demande principale en l’espèce porte sur une décision défavorable d'examen des risques avant renvoi (ERAR) rendue le 21 février 2007. La décision défavorable ainsi qu'une convocation ont été signifiées à la demanderesse le 27 mars 2007. (Convocation, dossier de la demanderesse à la page 57; décision d'ERAR, dossier de la demanderesse aux pages 47 à 56.)

 

[2]               La demanderesse est venue au Canada le 19 septembre 2001. Elle a présenté une demande d'asile qui a été rejetée en mars 2004. La Cour a rejeté la demande de la demanderesse d'autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision en août 2004 (IMM-4509-04). (Décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR), dossier de la demanderesse aux pages 14 à 19.)

 

[3]               La demanderesse a présenté une demande d'ERAR fondée sur sa crainte de subir de la violence conjugale de la part de son ex-conjoint. Il s'agit de la même allégation qui avait été présentée à la SPR. Une décision défavorable a été rendue quant à l’ERAR le 21 février 2007. L'agent d'ERAR a conclu que la demanderesse n'avait présenté aucune nouvelle preuve qui permettait de tirer une conclusion différente de celle de la SPR. (Décision d'ERAR, dossier de la demanderesse aux pages 47 à 56; demande d'ERAR et observations, dossier de la demanderesse aux pages 20 à 30.)

 

[4]               L'agent d'ERAR a reconnu que des éléments de preuve démontraient que la violence conjugale est toujours un problème à la Grenade; cependant, la preuve documentaire qui a été présentée à l'agent démontrait aussi que la Grenade déployait des efforts sérieux pour régler ce problème. Entre autres :

·        La Grenade dispose de divers services gouvernementaux et non gouvernementaux de protection pour les femmes et les enfants victimes de violence conjugale;

·        Il existe une loi sur la violence conjugale qui prévoit des sanctions, des peines d'emprisonnement et des ordonnances d'interdiction de communiquer;

·        Une campagne de sensibilisation du public a été mise en place pour les policiers et les travailleurs sociaux;

·        Le ministère de l'égalité des sexes et des affaires de la famille a commencé à instituer une unité de la violence conjugale, qui offrira du counselling et des services juridiques sur place;

·        Un policier par poste de police obtiendra de la formation au sujet de la violence conjugale et travaillera avec l'unité;

·        La Grenade est une démocratie parlementaire qui respecte les droits constitutionnels.

(Décision d'ERAR, dossier de la demanderesse à la page 54.)

 

[5]               En se fondant sur la preuve qui lui avait été présentée, l'agent a conclu que [traduction] « bien qu'aucun État ne soit en mesure de garantir la sécurité de tous les citoyens en tout temps, je suis d'avis qu'il existe suffisamment de mesures de protection à la Grenade pour que la demanderesse soit adéquatement protégée, en cas de besoin ». (Décision d'ERAR, dossier de la demanderesse à la page 55.)

 

[6]               La demanderesse a présenté une demande fondée sur motifs d'ordre humanitaire (demande CH). Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a reçu la demande CH le 5 février 2007 et a commencé à la traiter le 20 février 2007. (Renseignements de CIC, dossier de la demanderesse à la page 45.)

 

[7]               La demanderesse a sept enfants, dont les âges varient de 17 à 31 ans. Le plus jeune fils, Barry, qui a 17 ans, habite aux États-Unis avec son père et sa grand-mère. Ses quatre filles (Glenda, Denise, Allison et Nicole), qui sont toutes adultes, habitent à la Grenade et ont elles-mêmes des enfants, et la demanderesse n'est plus en contact avec ses deux autres fils qui sont aussi adultes (Rondell et Vondell). (Affidavit de la demanderesse, dossier de la demanderesse aux pages 8 et 9, paragraphes 14 à 16.)

 

LA QUESTION EN LITIGE

[8]               La demanderesse a-t-elle satisfait aux trois volets du critère applicable à l'octroi d'un sursis d'exécution à une mesure de renvoi?

 

ANALYSE

            question sérieuse

[9]               La déclaration de la demanderesse selon laquelle le défaut de l'agent de mentionner une Réponse à la demande d'information (RDI) plus récente – c.-à-d. une RDI de 2005 plutôt que celle de 2003 – ne soulève pas de question sérieuse. Premièrement, la demanderesse n'a pas présenté la RDI de 2005 à l'agent. (Preuve de l'ERAR, dossier de la demanderesse à la page 30.)

 

[10]           Deuxièmement, l'agent a bien mentionné la RDI de 2003, qui décrivait les divers efforts que la Grenade a entrepris pour régler la violence conjugale, notamment la création de l'unité de la violence conjugale, d’une ligne téléphonique d'urgence pour les femmes en détresse et d’un refuge pour femmes. Contrairement à l'allégation de la demanderesse, ce document attestait déjà que les problèmes existaient toujours et que la protection n'était pas parfaite. (RDI de 2003, dossier de la demanderesse aux pages 58 à 61.)

 

[11]           De plus, la RDI de 2005 n'offre pas de renseignements fondamentalement nouveaux par rapport à la RDI de 2003. La demanderesse soutient que le document de 2005 établit que la violence conjugale est un problème à la Grenade; cependant, le document de 2003 le mentionnait déjà, et l'agent d'ERAR a reconnu ce fait. Le document de 2005 mentionne aussi l'existence d'une loi qui interdit la violence conjugale et qui prévoit des sanctions et [traduction] « en pratique, la cour veille au respect de la loi ». Bien que le document de 2005 mentionne des problèmes d'application de la loi, il y a cependant été conclu que :

[traduction]

Il y a d'importants problèmes à régler en ce qui a trait à la violence conjugale à la Grenade. Cependant, les femmes qui sont victimes d'abus ne se trouvent pas sans ressources. Une femme peut demander de la protection à sa famille, à son réseau d'amis, à la police, à un organisme non gouvernemental tel que le LACC, à des services offerts par le gouvernement comme le refuge Cedars, ou elle peut disposer de recours judiciaires, soit intenter des poursuites judiciaires ou obtenir une ordonnance de protection à la cour.

 

(RDI de 2005, dossier de la demanderesse aux pages 64 à 67.)

 

[12]           La Cour a déjà examiné des arguments semblables portant sur la conclusion d'un agent d'ERAR au sujet de la protection de l'État et de la violence conjugale, qu'elle a rejetés :

[14]      La demanderesse allègue ensuite que la décision était abusive et que l’agente d’ERAR l’a rendue sans tenir compte de la preuve produite. Plus précisément, la demanderesse fait valoir le défaut de l’agente d’ERAR de faire explicitement référence à la preuve documentaire qui indique un certain nombre de problèmes sérieux quant à la protection offerte par l’État aux victimes de violence conjugale.

 

[15]      Les conclusions de l’agente d’ERAR relatives aux conditions dans le pays constituent des conclusions et la norme de contrôle est celle de la décision manifestement déraisonnable (voir par exemple, Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437, au paragraphe 19, 272 F.T.R. 62). Il faut faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de la conclusion de fait de l’agente d’ERAR relativement aux conditions du pays de Saint-Vincent. La Cour ne doit intervenir que si la décision était abusive ou arbitraire, ou si elle a été rendue sans qu’il ait été tenu compte de la preuve présentée.

 

[16]      Encore une fois, je dois examiner la question sous l’angle du rôle de l’agente d’ERAR et du fardeau qui incombe à la demanderesse. L’agente d’ERAR doit se prononcer sur la question de savoir si la demanderesse a établi que la situation a changé depuis que la SPR a rendu sa décision. D’abord, je constate que bien que la preuve documentaire porte une date ultérieure à celle de la décision de la SPR, elle ne mentionne aucunement que la situation s’est détériorée depuis. De plus, dans les observations que l’avocate de la demanderesse a présentées à l’agente d’ERAR, nul changement n’est évoqué. Elle semble plutôt avoir fait valoir des arguments sur les motifs pour lesquels la SPR a tiré une conclusion entachée d’erreurs. À toutes fins pratiques, il a été demandé à l’agente d’ERAR d’annuler la décision de la SPR sur la protection offerte par l’État. La preuve et les observations ne portaient pas sur la question des conditions modifiées. Bref, la demanderesse n’a pas prouvé que bien qu’elle n’a pas été jugée en danger à la date de la décision de la SPR, c’est le cas à l’heure actuelle.

 

[17]      De plus, la preuve mentionnée par la demanderesse est constituée d’extraits de documents qui comprennent également des preuves montrant qu’il y a des progrès et que l’État persiste (avec une certaine efficacité) à lutter contre les problèmes de la violence familiale. Dans ses motifs, l’agente d’ERAR a reconnu que la violence faite aux femmes demeure un problème d’actualité. Je conclus donc qu’elle a compris et apprécié les éléments de preuve favorables et défavorables dont elle a été saisie. Comme cette preuve n’était pas propre à la demanderesse, l’agente d’ERAR n’a pas commis d’erreur en ne faisait pas explicitement référence à tous les commentaires négatifs se trouvant dans les documents sur la situation du pays.

 

(Cupid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 176, [2007] A.C.F. n244 (QL).)

 

[13]           Contrairement à l'argument de la demanderesse, l'agent d'ERAR a appliqué la norme appropriée au sujet de la protection de l'État. La demanderesse soutient que la décision Kadenko, sur laquelle l'agent s'est fondé, est « désuète »; cependant, il s'agit d'une décision de la Cour d'appel fédérale qui a force exécutoire et qui fait autorité. L'agent pouvait faire référence à cette décision et aux principes qui y sont énoncés. La Cour continue d'invoquer cette décision. (Kadenko c. Canada (Procureur général) (1996), 143 DLR (4th) 532 (C.A.F.), autorisation à la CSC refusée, [1996] A.C.S.C. no 612;. il en est également fait mention dans la décision Cupid, précitée, au paragraphe 22.)

 

[14]           En ce qui a trait à la décision Mitchell sur laquelle la demanderesse s'est fondée, la Cour a déclaré :

[15]      La demanderesse a invoqué les décisions de la Cour dans les affaires Mitchell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 133; [2006] A.C.F. no 185 (QL), et Simpson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 970; [2006] A.C.F. no 1224 (QL). On peut facilement faire une distinction d’avec ces affaires, parce que dans les deux cas, il y avait un élément de preuve selon lequel un représentant du gouvernement jamaïcain, responsable des questions préoccupant les femmes, affirmait qu’en Jamaïque, on ne pouvait pas protéger les femmes face à la violence familiale. Dans les deux cas, on n’avait tenu aucun compte de cet élément de preuve.

[16]      En l’espèce, il n’y a aucune admission de la sorte à l’égard de Trinité‑et‑Tobago. En outre, il n’y a aucune preuve ni aucun fondement donnant à penser que la Commission n’a pas tenu compte du fait qu’il y existait des éléments de preuve en faveur et d’autres à l’encontre de la protection de l’État.

[17]      Dans ces circonstances, il n’y a aucune raison d’infirmer les conclusions de la Commission concernant la protection de l’État.

 

(Ramkissoon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1071, [2006] A.C.F. no 1346 (QL).)

 

[15]           De même, en l'espèce, il n'y avait aucun élément de preuve selon lequel un représentant du gouvernement de la Grenade, responsable des questions préoccupant les femmes, affirmait qu'à la Grenade, on ne pouvait pas protéger les femmes contre la violence conjugale.

 

[16]           De plus, la Cour a de nombreuses fois rejeté l'argument de la demanderesse selon lequel l'État doit donner réellement de la protection. Comme le juge W. P. McKeown a cité le juge Frederick Gibson dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Olah, 2002 CFPI 595, [2002] A.C.F. no 785 (QL) :

[9]        […] Le juge Gibson, dans Smirnov, affirme à la page 5 :

[…] C'est une réalité moderne que la protection offerte est parfois inefficace. Bien des incidents de harcèlement ou de discrimination ou à la fois de harcèlement et de discrimination peuvent survenir d'une manière qui rend très difficiles toute enquête et toute protection efficaces [...]. Dans de tels cas, même la police la plus efficace, la mieux équipée et la plus motivée aura de la difficulté à fournir une protection efficace. Notre Cour ne devrait pas imposer à d'autres pays une norme de protection « efficace » que malheureusement la police de notre propre pays ne peut parfois qu'ambitionner d'atteindre.

 [Non souligné dans l'original.]

 

(Il est également fait mention des décisions : Danquah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 832, [2003] A.C.F. no 1063 (QL); Syed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (2000) 195 F.T.R. 39, [2000] A.C.F. no 1556 (QL); Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 4 C.F. 3 (1re inst.), [2000] A.C.F. no 507 (QL).)

 

[17]           Ainsi, la jurisprudence de la Cour et de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, soutient la conclusion de l'agent d'ERAR selon laquelle il y a protection de l'État adéquate lorsque l'État déploie des efforts sérieux en vue d'offrir une protection. Dans la décision Adewumi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 258, [2002] A.C.F. no 337 (QL), la juge Eleanor Dawson a déclaré :

[10]      […]

            ii)         Lorsque l'État exerce une véritable autorité sur son territoire, qu'il a mis en place des instances militaires, policières et civiles et qu'il fait de réels efforts pour protéger ses citoyens, le simple fait qu'il n'y réussit pas toujours ne suffira pas à établir que les victimes ne peuvent bénéficier d'une protection de l'État.

 

[18]           Comme la Cour suprême l'a confirmé, l'État est présumé être en mesure de protéger ses citoyens et le demandeur doit « confirmer d'une façon claire et convaincante » l'incapacité ou la réticence de l'État d'assurer sa protection. La demanderesse ne l'a pas fait en l'espèce. De plus, la Cour a statué que s'il existe des éléments de preuve sur la foi desquels le tribunal pouvait conclure que le demandeur avait accès à la protection de l'État, la Cour ne devrait pas intervenir. En l'espèce, la preuve démontrait que la Grenade prenait des mesures pour combattre la violence conjugale. La décision de l'agent d'ERAR est étayée par la preuve et il n'y a donc pas d'erreur susceptible de révision. (Voir également la décision Jahan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 987 (C.F. 1 inst.) (QL); et l'arrêt Ward, précité.)

 

[19]           La Cour d'appel fédérale a précisé que « le revendicateur doit aller plus loin que de simplement démontrer qu'il s'est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. » (Kadenko, précitée.)

 

[20]           Comme la Cour d'appel fédérale a statué :

Lorsque l'État en cause est un état démocratique comme en l'espèce, le revendicateur doit aller plus loin que de simplement démontrer qu'il s'est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. Le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l'État en cause: plus les institutions de l'État seront démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s'offrent à lui. (Voir Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171, à la page 176 (C.A.F.), approuvé par Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 S.C.R. 689, à la page 725, 103 D.L.R. (4th) 1.)

 

(Kadenko, précitée.)

 

[21]           De plus, l'agent a noté avec justesse qu'il est impossible de garantir une protection de l'État parfaite en tout temps.

 

[22]           En effet, la conclusion de l'agent d'ERAR était raisonnable et était étayée par la preuve documentaire et les principes énoncés par la Cour au sujet de la protection de l'État.

 

Le préjudice irréparable

[23]           La Cour d'appel fédérale a déclaré, à plusieurs occasions, que la simple existence d'une question sérieuse n'est pas, en soi, déterminante quant à la question du préjudice irréparable. (Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1200 (C.A.F.)

 

[24]           Dans le même ordre d'idées, certaines affaires présentées à la Cour soutenaient que si la demande principale d'ERAR est théorique, cela constitue un préjudice irréparable. Néanmoins, la Cour d'appel fédérale a plusieurs fois rejeté cet argument. (Selliah, précité, au paragraphe 20; El Ouardi, précité, au paragraphe 8.)

 

[25]           Comme le juge Marshall Rothstein l'a déclaré pour la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt El Ouardi, précité :

[8]        L'appelante fait valoir que son appel deviendra inopérant si le sursis n'est pas accordé, lui occasionnant ainsi un préjudice irréparable. Le problème avec l'argument selon lequel un appel rendu inopérant équivaut à un préjudice irréparable est que, s'il était adopté en tant que principe, il s'appliquerait à presque tous les cas de renvoi dans lesquels on sollicite un sursis et il priverait essentiellement la Cour du pouvoir discrétionnaire de trancher les questions de préjudice irréparable en se basant sur les faits de chaque espèce. Dans certains cas, le fait qu'un appel devienne inopérant équivaudra à un préjudice irréparable. Dans d'autres, ce ne sera pas le cas. Les documents indiquent que le mari de l'appelante peut présenter une demande pour parrainer son retour au Canada. Le renvoi entraînera sans doute des difficultés, mais il n'est pas évident que le fait de rendre l'appel inopérant occasionnera un préjudice irréparable.

 

[26]           La Cour a tiré des conclusions semblables dans de nombreuses affaires. Par exemple, dans Akyol c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 931, [2003] A.C.F. no 1182 (QL), le juge Luc Martineau (qui a aussi rendu la décision dans l'affaire Figurado c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 347, [2005] A.C.F. no 458 (QL)), a déclaré :

[11]      Sixièmement, l'expulsion de personnes alors qu'elles ont présenté des demandes d'autorisation ou engagé d'autres instances devant la Cour ne constitue ni une question sérieuse ni un préjudice irréparable : Ward c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] A.C.F. no 86 (1re inst.), au paragraphe 12; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1166 (1re inst.). Je note également que le traitement de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire continuera peu importe où les demandeurs se trouvent et qu'ils peuvent donner à leur avocat, à partir des États-Unis ou à partir de la Turquie, s'ils se retrouvaient là, les directives à suivre pour la poursuite de leur litige […]

 

(Il est également fait mention de : Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 321, [2003] A.C.F. no 452 (QL); Ryan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1413, [2001] A.C.F. no 1939 (QL), au paragraphe 8.)

 

[27]           De plus, la juge Judith Snider a examiné et rejeté un argument semblable à celui de la demanderesse et a conclu que la demande ne deviendrait pas théorique du fait de l'exécution de la mesure de renvoi. Dans la décision Nalliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 3 R.C.F. 210, [2004] A.C.F. no 2005 (QL), la juge Snider a déclaré :

[30]      Le deuxième volet de l'argument de M. Nalliah est que la perte du droit de poursuivre le litige constitue un préjudice irréparable. Contrairement à ces prétentions, si l'injonction est refusée, le droit à un recours efficace ne deviendra pas illusoire. Comme le juge O'Reilly l'a dit dans la décision Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 33 Imm. L.R. (3d) 95 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 9 : « rien dans la Loi ou dans le Règlement [ne fait] obstacle au droit d'un demandeur d'un ERAR qui a été renvoyé du Canada et dont la demande de contrôle judiciaire a été accueillie d'obtenir un nouvel examen de sa demande ».

[31]      Dans l'arrêt Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 261, au paragraphe 20, le juge Evans, de la Cour d'appel, a dit ce qui suit :

Puisque l'appel pourra être habilement plaidé par une avocate d'expérience, en l'absence des appelants, et puisque, si les appelants obtiennent gain de cause en appel, ils seront probablement autorisés à revenir au Canada aux frais de l'État, je ne puis souscrire à l'idée que leur renvoi rendra illusoire leur droit d'appel.

 

[32]      Il est possible de faire une distinction d'avec les décisions Suresh et Resulaj, dont M. Nalliah a fait mention pour le motif que, dans les deux cas, bon nombre d'éléments de preuve étayaient l'existence d'un risque personnel. En me fondant sur un examen de la jurisprudence, je conclus que le préjudice irréparable ne peut pas uniquement être fondé sur le fait qu'il est difficile pour l'intéressé qui a été renvoyé du Canada de faire valoir ses droits de contestation.

 

 

[28]           En outre, il est clair que l'intention du législateur n'était pas de permettre à tous les demandeurs d'ERAR déboutés de rester au Canada en attendant le résultat de toute instance liée à la décision d'ERAR. Le législateur a décidé d'établir un sursis prévu par la loi aux mesures d'exécution d'un renvoi en attendant l'issue d'une demande d'autorisation de contrôle d'une décision défavorable de la SPR au sujet de la demande d'asile. Le législateur a de plus établi des sursis prévus par la loi pour certaines situations précises liées aux ERAR, comme l'énonce l'article 232 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), mais aucun de ces sursis ne comprend les demandes d'autorisation de contrôle d’une décision d'ERAR défavorable. (Règlement, articles 231 et 232.)

 

[29]           Le législateur avait clairement l'intention de permettre le renvoi de personnes pour qui une décision d'ERAR défavorable a été rendue. Cette interprétation est aussi conforme à l'article 48 de la LIPR, qui prévoit que le ministre a l'obligation d'appliquer une mesure de renvoi valide dès que les circonstances le permettent. Toute autre interprétation placerait les droits d'un demandeur d'ERAR devant les obligations légales du ministre, droits et obligations que le législateur a intentionnellement équilibrés dans les dispositions de la LIPR.

 

[30]           Par conséquent, l'approche persuasive et contraignante correcte est celle que la Cour d'appel fédérale a suivie, selon laquelle le renvoi d'un demandeur du Canada, pendant que son appel de la décision d'ERAR défavorable est en attente, ne rend pas ses droits illusoires. (Selliah, précité, au paragraphe 20, El Ouardi, précité.)

 

[31]           Même si la Cour accepte la prétention selon laquelle une demande de contrôle judiciaire d'une décision d'ERAR peut devenir théorique après le renvoi du demandeur, cela n'entraîne pas nécessairement un préjudice irréparable. La Cour et la Cour d'appel fédérale ont déclaré qu'il en fallait plus pour établir l'existence d'un préjudice irréparable – p. ex. la preuve qu'il existe un risque personnel. Dans la décision Ryan, précitée, la juge Dawson a déclaré : « […] il me semble qu'il faut établir davantage que le caractère théorique de la demande pour qu'il y ait un préjudice irréparable. Sinon, il y aura de toute évidence un préjudice irréparable chaque fois que la validité d'une décision de ne pas différer le renvoi sera en cause ».

 

[32]           La Cour d'appel fédérale a aussi confirmé que la possibilité qu'une demande devienne théorique ne peut pas toujours devenir un préjudice irréparable, sinon tout sursis pourrait alors entraîner un préjudice irréparable. Ce n'était certainement pas l'intention du législateur, qui a précisément décidé de ne pas compter les litiges en instance en matière d'ERAR comme fondement pour l'octroi d'un sursis prévu par la loi. (El Ouardi, précité.)

 

[33]           La demande CH de la demanderesse, présentée en janvier 2007, continuera d'être traitée en son absence. Il n'y a aucune preuve à l'appui de l'argument de la demanderesse selon lequel sa demande CH sera rejetée si elle est renvoyée.

 

[34]           La demanderesse soutient qu'elle n'a aucun endroit où habiter à la Grenade; cependant, quatre de ses enfants, qui sont adultes, et plusieurs de ses petits-enfants habitent à la Grenade. Elle y a un soutien collectif.

 

[35]           En fait, la demanderesse ne satisfait pas à l'élément du préjudice irréparable. La Cour a statué que « l'allégation d'un préjudice irréparable ne doit pas être une simple hypothèse ni être fondée sur une série de possibilités. La Cour doit être convaincue que ce préjudice surviendra si la réparation sollicitée n'est pas accordée ». (Akyol, précité, au paragraphe 7.)

 

[36]           Il n'y a aussi aucune preuve de fond qui permet d'établir que la demanderesse serait exposée à un risque si elle retournait à la Grenade. Il convient de noter que ses allégations de risque ont déjà été rejetées deux fois. Sa demande d'asile a été rejetée et la Cour lui a refusé l'autorisation de contrôle judiciaire. De plus, une décision négative a été rendue au sujet de son ERAR. À ce sujet, dans la décision Salman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 507, [2001] A.C.F. no 785 (QL), au paragraphe 6, la Cour a déclaré : « Le demandeur a eu à trois reprises l'occasion de montrer qu'il serait exposé à un risque personnel s'il était expulsé dans son pays d'origine et n'y est pas parvenu. Ces trois évaluations successives, qu'ont effectuées trois agents d'immigration différents, ne sont pas déraisonnables et on ne peut en faire abstraction […] ». (Il est également fait mention de cette décision dans Tudila‑Litvin c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 105, [2007] A.C.F. no 182 (QL).)

 

[37]           De plus, dans la décision Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 403, le juge Denis Pelletier a déclaré :

[21]      […] pour que l’expression « préjudice irréparable » conserve un peu de sens, elle doit correspondre à un préjudice au-delà de ce qui est inhérent à la notion même d’expulsion. Être expulsé veut dire perdre son emploi, être séparé des gens et des endroits connus. L’expulsion s’accompagne de séparations forcées et de cœurs brisés.

[Non souligné dans l'original.]

 

            La prépondérance des inconvénients

[38]           Finalement, contrairement à ce que soutient la demanderesse, la prépondérance des inconvénients milite en faveur du défendeur. L'article 48 de la LIPR prévoit qu'une mesure de renvoi exécutoire doit être appliquée dès que les circonstances le permettent.

 

[39]           La demande d'asile de la demanderesse a été rejetée, et une décision défavorable a été rendue au sujet de sa demande d'ERAR. À ce sujet, les propos du juge John Maxwell Evans dans l'arrêt Selliah, précité, pour la Cour d'appel fédérale, sont pertinents :

[21]      L’avocate des appelants dit que, puisque les appelants n’ont aucun casier judiciaire, qu’ils ne sont pas une menace pour la sécurité et qu’ils sont financièrement établis et socialement intégrés au Canada, l’équilibre [la prépondérance] des inconvénients milite en faveur du maintien du statu quo jusqu’à l’issue de leur appel.

 

[22]      Je ne partage pas ce point de vue. Ils ont reçu trois décisions administratives défavorables, qui ont toutes été confirmées par la Cour fédérale. Il y a bientôt quatre ans qu’ils sont arrivés ici. À mon avis, l’équilibre des inconvénients ne milite pas en faveur d’un nouveau report de l’accomplissement de leur obligation, en tant que personnes visées par une mesure de renvoi exécutoire, de quitter le Canada immédiatement, ni en faveur d’un nouveau report de l’accomplissement de l’obligation du ministre de les renvoyer dès que les circonstances le permettront : voir le paragraphe 48(2) de la LIPR. Il ne s’agit pas simplement d’une question de commodité administrative, il s’agit plutôt de l’intégrité et de l’équité du système canadien de contrôle de l’immigration, ainsi que de la confiance du public dans ce système.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente requête en sursis à l'exécution de la mesure de renvoi soit rejetée.

 

                                                                                                            « Michel M. J. Shore »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

Dossier :                                        IMM-1470-07

 

INTITULÉ :                                       DORIS PAUL c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 16 avril 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 17 avril 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Melinda Anne Gayda

 

POUR LA DEMANDERESSE

Angela Marinos

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MELINDA ANNE GAYDA

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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