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Date : 20070427

Dossier : T‑887‑06

Référence : 2007 CF 453

Vancouver (Colombie-Britannique), le 27 avril 2007

En présence de madame la juge Snider

 

ENTRE :

ARON YUSUFOV

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défenderesse

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               Le 23 mai 2005, le demandeur, M. Aron Yusufov, a débarqué à l'aéroport international de Vancouver d'un avion en provenance de New York, en transit vers Beijing. Il transportait une somme de 9 800 $US (soit environ 12 348 $CAN) en petites coupures dans un sac de plastique transparent (les espèces saisies). Il devait passer à la douane canadienne. Au moment de l'inspection de douane, le demandeur s'est abstenu de déclarer ces espèces, même après que deux agents des douanes l'eurent avisé de l'obligation de déclarer toute somme en espèces supérieure à 10 000 $CAN. Selon le rapport écrit (le rapport narratif) du deuxième de ces agents, Mme Monika Curkovic, qui a découvert les espèces qu'il transportait, le demandeur lui a avoué qu'il avait volé cette somme à son employeur, GEB Enterprises Inc. (GEB).

 

[2]               L'agente Curkovic a saisi les espèces en question en tant que [traduction] « produits présumés de la criminalité », en vertu de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17 (la Loi). Le demandeur a sollicité une révision ministérielle de cette décision de l'agente Curkovic, en vertu de l'article 25 de la Loi. Par décision en date du 15 décembre 2005 (la décision ministérielle ou la décision du délégué du ministre), le délégué du ministre a confirmé qu'il y avait eu contravention au paragraphe 12(1) de la Loi, c'est‑à‑dire que le demandeur n'avait pas déclaré les espèces saisies comme il y était tenu, et que, en vertu de l'alinéa 29(1)c) de la Loi, lesdites espèces seraient confisquées.

 

[3]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre portant confiscation des espèces saisies.

 

I.   Les questions en litige

[4]               Le demandeur soutient en substance qu'il n'y a pas de motifs raisonnables de soupçonner que les espèces saisies soient des produits de la criminalité. Selon lui, le délégué du ministre a commis une erreur en retenant la preuve de l'agente Curkovic de préférence à la sienne. Si l'on pousse plus loin l'analyse, il me semble qu'on obtient deux questions complémentaires :

 

1.   Le délégué du ministre a‑t‑il omis de tenir compte de l'existence d'un manquement à la justice naturelle du fait que l'agente Curkovic a interrogé le demandeur en anglais et n'a pas retenu les services d'un interprète?

2.   Le délégué du ministre a‑t‑il commis une erreur en rendant sa décision sans disposer d'éléments de preuve objectifs et crédibles étayant les soupçons de l'agente Curkovic et sans tenir compte de la preuve du demandeur concernant l'origine des espèces saisies?

 

[5]               Le demandeur a mis en litige à l'audience de sa demande une question qu'il n'avait pas soulevée auparavant. Il s'agit du point de savoir si, étant donné que le demandeur était en transit des États-Unis vers Beijing et n'est jamais sorti de la zone internationale de l'aéroport de Vancouver, l'agente Curkovic était habilitée à saisir les espèces en question. Le demandeur n'a pas fait mention de cette question dans son exposé des faits et du droit. Cette question est complexe et met en jeu le pouvoir de l'Agence des services frontaliers du Canada (l'ASFC) de saisir en vertu de la Loi des espèces et des effets transportés par une personne en transit. Le défendeur aurait subi un préjudice grave si j'avais autorisé la mise en litige tardive de cette nouvelle question, aussi ai‑je refusé qu'on la débatte devant moi.

 

II.   Le dispositif législatif applicable

[6]               Le régime de la saisie et de la confiscation d'espèces est relativement nouveau, n'étant en vigueur que depuis 2000. Je vais maintenant exposer mon interprétation de ce dispositif législatif et de la façon dont il a été appliqué dans la présente affaire.

 

[7]               L'objet de la Loi (énoncé à son article 3) est centré sur la mise en œuvre de mesures visant à détecter et décourager le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. L'importation au Canada et l'exportation à partir du Canada de fortes sommes en espèces ne sont pas interdites, mais la déclaration de ces sommes est obligatoire. Le paragraphe 12(1) et l'alinéa 3a) de la Loi, ainsi que le paragraphe 2(1) du Règlement sur la déclaration des mouvements transfrontaliers d'espèces et d'effets, DORS/2002‑412 (le Règlement), prescrivent à quiconque entre au Canada ou en sort de déclarer les espèces et les effets qu'il transporte sur lui ou dans ses bagages si leur valeur totale atteint ou dépasse 10 000 $CAN.

 

[8]               Je crois comprendre que les renseignements ainsi communiqués sont transmis au Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada, organisme autonome constitué par l'article 41 de la Loi. Cet organisme « recueille, analyse, évalue et communique des renseignements utiles pour la détection, la prévention et la dissuasion en matière de recyclage des produits de la criminalité ou de financement des activités terroristes » (article 40 de la Loi).

 

[9]               C'est l'ASFC qui est chargée de saisir et de confisquer les espèces et effets non déclarés sous le régime de la Loi. En général, s'ils sont déclarés conformément à la Loi et au Règlement, l'agent compétent des douanes restitue les espèces et effets à leur porteur sans pénalité ni confiscation. Mais s'il a des motifs raisonnables de croire qu'il y a eu contravention au paragraphe 12(1) [qui prescrit la déclaration], l'agent des douanes peut « saisir à titre de confiscation les espèces ou effets » [paragraphe 18(1) de la Loi]. Selon le paragraphe 18(2) de la Loi, l'agent des douanes doit restituer les espèces ou effets saisis « sauf s'il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu'il s'agit de produits de la criminalité ». Les recours ultérieurs – droits de révision et d'appel – sont prévus aux articles 25 et 30 de la Loi.

 

[10]           L'expression « produits de la criminalité » est définie comme suit au paragraphe 462.3(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 :

« produits de la criminalité » Bien, bénéfice ou avantage qui est obtenu ou qui provient, au Canada ou à l'extérieur du Canada, directement ou indirectement :

 

a) soit de la perpétration d'une infraction désignée;

 

b) soit d'un acte ou d'une omission qui, au Canada, aurait constitué une infraction désignée.

 

 

"proceeds of crime" means any property, benefit or advantage, within or outside Canada, obtained or derived directly or indirectly as a result of

 

 

(a) the commission in Canada of a designated offence, or

 

(b) an act or omission anywhere that, if it had occurred in Canada, would have constituted a designated offence.

 

 

 

Une « infraction désignée » est essentiellement un acte criminel.

 

[11]           Il est important de noter que la Loi prévoit la possibilité de saisir et de confisquer les espèces ou effets en cause qu'ils soient ou non liés au recyclage des produits de la criminalité ou au terrorisme. La condition que prévoit la Loi est seulement qu'il y ait des motifs raisonnables de soupçonner que ces espèces ou effets sont des produits de la criminalité.

 

[12]           Selon l'article 25 de la Loi, la personne entre les mains de qui ont été saisis les espèces ou effets ou leur propriétaire légitime peut, dans les 90 jours suivant la saisie, demander au ministre de décider s'il y a eu contravention au paragraphe 12(1).

 

[13]           Une fois que le saisi ou le propriétaire a demandé une décision ministérielle, son dossier entre dans le ressort de la Direction des recours à l'ASFC. Là, un arbitre établit un document désigné « Avis des motifs de la mesure d'exécution », qu'il signifie au demandeur sous le régime du paragraphe 26(1) de la Loi. Le paragraphe 26(2) prévoit que le demandeur dispose ensuite de 30 jours pour produire ses moyens de preuve. L'agent des douanes présente aussi ses prétentions et moyens à l'arbitre.

 

[14]           Se fondant sur l'ensemble de la preuve, l'arbitre établit un document intitulé « Résumé de l'affaire et motifs de la décision » (le résumé et les motifs). Le résumé et les motifs font fonction de recommandation et sont communiqués au délégué du ministre. Le délégué du ministre – en l'occurrence un gestionnaire de la Direction des recours – est chargé de rendre au nom du ministre les décisions prévues aux articles 25 et 29 de la Loi.

 

[15]           La décision ministérielle se divise en deux parties. Le délégué du ministre décide d'abord s'il y a eu contravention au paragraphe 12(1), c'est‑à‑dire si l'on a omis de déclarer les espèces ou effets. Deuxièmement, dans l'affirmative, le ministre décide sous le régime de l'article 29 s'il y a lieu de confirmer la confiscation, de restituer les espèces ou effets sur paiement d'une pénalité, ou de restituer la pénalité déjà payée.

 

[16]           Il est possible d'en appeler par voie d'action à la Cour fédérale d'une décision portant qu'il y a eu manquement à l'obligation de déclaration que prévoit l'article 12 (article 30 de la Loi). J'invite le lecteur à se reporter à cet égard aux décisions suivantes de mes collègues : Dokaj c. Canada (Ministre du Revenu national), 2005 CF 1437, 282 F.T.R. 121, [2005] A.C.F. no 1783 (C.F.) (QL); et Tourki c. Canada (Ministre du Revenu national), 2006 CF 50, 285 F.T.R. 291, [2006] A.C.F. no 52 (C.F.) (QL). Cependant, comme il a été établi dans Dokaj, le demandeur n'a pas de droit d'appel contre une décision ministérielle rendue sous le régime de l'article 29 de la Loi. Le contrôle judiciaire est la seule voie dont il dispose pour faire réviser une décision ministérielle portant confiscation d'espèces ou d'effets.

 

III.   Le cadre d'analyse

[17]           J'examinerai maintenant le cadre d'analyse qui devait être appliqué à la décision attaquée. La présente espèce concerne l'examen administratif d'une saisie. La question fondamentale est de savoir s'il y a des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces mêmes sont des produits de la criminalité, et non pas si la personne qui a omis de les déclarer a commis un crime (Tourki, précitée, aux paragraphes 40 à 45 et 54 à 55).

 

[18]           Dans Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 208, la juge Simpson faisait remarquer que la législation est muette touchant les principes que doit appliquer le délégué du ministre pour décider s'il y a lieu ou non de confirmer la confiscation des espèces. Elle conclut cependant que le critère adéquat consisterait pour le délégué du ministre à établir s'il restait des motifs raisonnables de soupçonner, après examen de l'ensemble de la preuve, que les espèces soient des produits de la criminalité.

[19]           Après avoir passé en revue les principes juridiques et la jurisprudence applicables, la juge Simpson conclut au paragraphe 71 que « [l]a preuve qui appuie un soupçon ne doit pas nécessairement être concluante, elle doit simplement être objective et digne de foi ». Je souscris à cette façon de voir.

 

[20]           Touchant la charge de la preuve pesant sur le demandeur, je reprends à mon compte les observations formulées par la juge Simpson aux paragraphes 72 et 73 de Sellathurai, précitée :

En ce qui concerne la charge de preuve qui incombe à un demandeur qui souhaite dissiper un soupçon fondé sur l'existence de motifs raisonnables, je suis d'avis que ce demandeur doit produire une preuve qui établit hors de tout doute raisonnable qu'il n'existe aucun motif raisonnable de soupçonner. Ce n'est que dans de telles circonstances que la preuve pourra faire disparaître un soupçon raisonnable.

 

Je suis arrivée à cette conclusion parce que, si un représentant du ministre était convaincu selon la prépondérance des probabilités seulement qu'il n'y a aucun motif raisonnable de soupçonner, il pourrait quand même soupçonner que les espèces confisquées sont des produits de la criminalité. La norme de preuve civile n'efface pas tout doute raisonnable de l'esprit et, si un doute raisonnable existe, le soupçon subsiste.

 

[21]           C'est en m'appuyant sur ce cadre d'analyse que j'examinerai maintenant les décisions en litige dans la présente espèce et les moyens de preuve produits par le demandeur sous le régime du paragraphe 26(2) de la Loi.

 

IV.   La décision de l'agent des douanes

[22]           La décision de saisir les espèces en cause a été prise par l'agente Curkovic après qu'elle eut interrogé le demandeur à l'aéroport international de Vancouver. L'agente Curkovic a établi un rapport narratif sur ses échanges avec le demandeur dès le 25 mai 2005, soit presque immédiatement après la saisie. Selon ce rapport, le demandeur a déclaré qu'il avait été employé deux ans comme représentant en chaussures par Gyulnara Shaulova, de GEB. Durant cette période, il a prélevé, à l'insu de son employeur, environ 10 % du produit de chacune de ses ventes réglées en espèces. Le demandeur a communiqué à l'agente Curkovic les détails suivants sur le vol des espèces saisies :

[traduction]

 

[…] Quand je lui ai demandé s'il était rémunéré à la commission ou salarié, il a répondu qu'il touchait un salaire hebdomadaire stable de 230 $US. Il a expliqué que la seule raison pour laquelle il prenait de l'argent à l'entreprise était qu'il espérait posséder un jour sa propre affaire et voulait assurer un avenir meilleur à sa famille. Quand je lui ai fait remarquer que ses actions constituaient un délit, il a répondu : « Oui, je sais. » Il m'a ensuite demandé si j'informerais son employeur de ses actions. Je lui ai dit que son affaire était confidentielle et que je n'étais pas autorisée à appeler son employeur. Il m'a remerciée. Je lui ai ensuite demandé s'il comprenait pourquoi il n'était pas bien de prendre de l'argent à son employeur sans son consentement, et il a répondu qu'il comprenait que c'était là du vol.

 

Yusufov a expliqué de manière claire et détaillée comment il avait volé peu à peu l'argent en question. Il a expliqué que, au cours des six ou sept derniers mois, il avait prélevé le dixième du produit de chacune de ses ventes réglées en espèces (soit environ 100 à 200 $US). Je lui ai demandé pourquoi les espèces en question se présentaient en coupures de 20 $. Il a expliqué qu'il était plus facile de prendre de l'argent en petites coupures et qu'il prenait surtout des billets de 20 $. Il a admis qu'il n'avait pas déclaré les espèces à la douane parce qu'il savait que cela lui causerait des ennuis […]

 

[23]           Selon le rapport narratif, le demandeur est venu voir l'agente Curkovic le lendemain (soit le 24 mai 2005) pour l'informer qu'il avait [traduction] « tout avoué à son employeur et à sa femme la veille au soir » et demander la restitution des espèces saisies. Cette demande a été rejetée, et il a été informé encore une fois de la procédure d'appel à suivre.

 

[24]           Le rapport narratif évoque aussi les relations entre le demandeur et M. Roman Shaulov, qui voyageait avec lui et a aussi omis de déclarer qu'il transportait une somme en espèces excédant 10 000 $. L'agente Curkovic note que le demandeur a répondu à ses questions touchant M. Shaulov en niant que ce dernier fût lié à GEB.

[25]           Enfin, rien n'indique dans le rapport de l'agente Curkovic que le demandeur ait eu du mal à communiquer en anglais à quelque moment que ce soit de l'interrogatoire du 23 mai 2005. Ce n'est qu'après la fin de l'interrogatoire et lorsque M. Shaulov l'eut rejoint que le demandeur a déclaré avoir besoin d'un interprète. L'entretien du 24 mai 2005 avec le demandeur s'est aussi déroulé en anglais.

 

[26]           L'agente Curkovic conclut son rapport dans les termes suivants :

[traduction] Après consultation du surintendant Boulet, et vu le fait que Yusufov avait omis de déclarer les espèces en cause aussi bien à l'importation qu'à l'exportation et son aveu que cet argent était le fruit d'un délit d'entreprise (vol), nous avons saisi au niveau 4 la totalité desdites espèces, soit 12 348 $CAN, en tant que produits présumés de la criminalité, sans prévoir de conditions de mainlevée.

 

 

V.   La contre-preuve

 

[27]           Par lettre en date du 1er août 2005, l'avocate du demandeur a communiqué des explications et documents supplémentaires et a demandé la restitution des espèces saisies, sous réserve du paiement de [traduction] « toute pénalité nécessaire ». L'ASFC a interprété cette communication comme une demande de révision de la saisie et de la confiscation des espèces en cause. Le demandeur sollicitait donc : a) une révision de la décision de l'agente Curkovic comme quoi il y avait eu défaut de déclaration sous le régime du paragraphe 12(1), et b) la restitution sous le régime de l'article 29 des espèces saisies, au motif des circonstances de la saisie. L'avocate du demandeur a présenté plus tard d'autres observations, dont la lettre d'accompagnement est datée du 2 octobre 2005.

 

[28]           Ces conclusions écrites présentées au nom du demandeur reposaient sur la thèse que ce dernier n'avait pas volé les espèces saisies à son employeur. Les explications formulées par l'avocate américaine du demandeur étaient étayées par un affidavit de ce dernier (joint à la communication du 1er août 2005) et une lettre de Mme Julia Shaulov, qui se présentait comme la présidente de GEB. Cette lettre de Mme Shaulov ne revêtait pas la forme d'un affidavit et n'était pas assermentée. Les points principaux des ces prétentions et moyens de preuve étaient les suivants :

•     Le demandeur, qui ne parlait pas anglais, avait demandé les services d'un interprète russe au moment de la saisie des espèces, services qu'on lui avait refusés. Il y avait donc eu simplement [traduction] « un malentendu attribuable à l'insuffisance de sa connaissance de l'anglais ».

•     Dans son affidavit joint à la communication du 1er août 2005, le demandeur explique que les employés de GEB doivent transporter [traduction] « des espèces dans leurs voyages d'affaires afin de pouvoir verser des arrhes en vue de marchés lucratifs avec les nouvelles usines ».

•     Dans son affidavit fait le 22 juillet 2005, Gyulnara Shaulova, présidente de GEB, confirme que le demandeur avait été envoyé en Chine pour acheter une nouvelle collection de chaussures et qu'il [traduction] « transportait des espèces par nécessité professionnelle ».

•     Le contenu de l'affidavit de Gyulnara Shaulova en date du 22 juillet 2005 est en contradiction directe avec la lettre portant la signature de « Julia Shaulov » (que je suppose être la même personne que la signataire de l'affidavit du 22 juillet 2005), jointe à la communication du 2 octobre 2005. Dans cette lettre, Julia Shaulov déclare que GEB [traduction] « n'a pas de différend pécuniaire avec M. Aron Yusufov » et explique que le demandeur garde pour lui 10 % du produit de ses ventes conformément à la politique de l'entreprise, qui rémunère ses employés par un salaire de base et une commission de 10 %.

 

VI.   La décision ministérielle

[29]           Après avoir reçu les conclusions et moyens de preuve du demandeur, ainsi que des notes supplémentaires de l'agente Curkovic et de son collègue qui avait effectué les premières formalités d'examen, l'arbitre a établi son résumé et ses motifs. Les parties sont d'accord pour dire que ce résumé et ces motifs font partie de l'exposé des motifs de la décision ministérielle. Il apparaît clairement à la lecture de ce document que l'arbitre a pris connaissance et tenu compte de l'ensemble des moyens de preuve qui lui ont été communiqués. Par exemple, il note l'aveu fait par le demandeur à l'agente Curkovic, ainsi que les versions apparemment contradictoires données par l'employeur de la nature des espèces saisies. L'arbitre note aussi l'opinion de l'agente Curkovic selon laquelle il ne s'est posé aucun problème de communication pendant l'interrogatoire du demandeur, d'une durée de deux heures, ainsi que la déclaration de ce dernier comme quoi il y aurait eu malentendu du fait de problèmes de langue. L'arbitre parle aussi des trois versions différentes que le demandeur a proposées des faits : celle qu'il a donnée à l'agente Curkovic, celle qu'il formule dans la communication du 1er août 2005 et celle que contient la communication du 2 octobre 2005.

 

[30]           L'arbitre, dans la recommandation fondée sur son examen qui a été adoptée comme décision ministérielle, a confirmé la constatation du défaut de déclaration et la confiscation des espèces saisies.

 

VII.   La norme de contrôle

[31]           Comme l'exige le contrôle judiciaire des décisions de cette nature, je dois me demander quelle est la norme de contrôle applicable à la décision ministérielle. Deux de mes collègues ont examiné la question de la norme de contrôle pertinente dans le contexte d'affaires portant sur des décisions ministérielles rendues sous le régime de la Loi : Thérancé c. Canada (Ministre de la Sécurité publique), 2007 CF 136; et Sellathurai, précitée. Le juge Beaudry, à la suite d'une analyse pragmatique et fonctionnelle, conclut au paragraphe 20 de Thérancé que la décision ministérielle doit être contrôlée suivant la norme de la décision manifestement déraisonnable. Au terme d'une analyse de même nature, la juge Simpson conclut au paragraphe 60 de Sellathurai qu'il convient d'appliquer la norme de la décision raisonnable, sauf pour ce qui concerne la charge de la preuve pesant sur le demandeur qui souhaite dissiper des « motifs raisonnables de soupçonner », à propos de laquelle c'est la norme de la décision correcte qu'il faut appliquer.

 

[32]           La Cour suprême du Canada dit explicitement que le juge de révision doit appliquer la méthode pragmatique et fonctionnelle « [c]haque fois que la loi délègue un pouvoir à une instance administrative décisionnelle » (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, au paragraphe 21, [2003] 1 R.C.S. 226). De plus, l’analyse doit être effectuée de nouveau pour chaque décision et non seulement pour chaque type de décision d’un décideur en particulier en vertu d’une disposition législative précise : Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, 263 D.L.R. (4th) 113, [2005] A.C.F. no 2056, au paragraphe 50 (C.A.F.) (QL). C'est des caractéristiques particulières de la décision en litige dans une affaire déterminée que dépend la norme de contrôle que devra appliquer la cour de révision.

 

[33]           La première étape consiste à définir la ou les questions en litige. Comme nous l'avons vu plus haut, le délégué du ministre devait répondre aux questions suivantes :

1.   Y a‑t‑il eu manquement à la justice naturelle du fait que l'agente Curkovic a interrogé le demandeur en anglais et n'a pas retenu les services d'un interprète?

2.   Les soupçons de l'agente Curkovic étaient-ils étayés par des éléments de preuve objectifs et crédibles, et le demandeur a‑t‑il produit insuffisamment d'éléments de preuve objectifs et crédibles pour dissiper ces soupçons?

 

[34]           J'appliquerai maintenant à la lumière de ces questions les quatre éléments de l'analyse pragmatique et fonctionnelle.

A.   L'existence d'une clause privative

 

[35]           Comme on l'a fait observer aussi bien dans Thérancé que dans Sellathurai, la Loi contient une clause privative rigoureuse. Son article 24 porte en effet ce qui suit :

La confiscation d'espèces ou d'effets saisis en vertu de la présente partie est définitive et n'est susceptible de révision, de rejet ou de toute autre forme d'intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues aux articles 24.1 et 25.

 

The forfeiture of currency or monetary instruments seized under this Part is final and is not subject to review or to be set aside or otherwise dealt with except to the extent and in the manner provided by sections 24.1 and 25.

 

[36]           Il n'est pas prévu aux articles 25 à 30 de la Loi de procédure d'appel des décisions confirmant la confiscation qui sont rendues sous le régime de son article 29. Le seul recours possible contre ces décisions est le contrôle judiciaire. Voir à ce sujet : Tourki, précitée, et Ha c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 594, 150 A.C.W.S. (3d) 333, [2006] A.C.F. no 1123, au paragraphe 7, (C.F.) (QL).

 

[37]           Cet élément indique la nécessité d'un degré élevé de retenue.

 

B.   L'expertise relative

[38]           La décision attaquée a été rendue par un délégué du ministre occupant le poste de « gestionnaire » à la Division de l'arbitrage, service de la Direction des recours à l'ASFC. On ne m'a pas proposé dans la présente espèce d'éléments de preuve touchant la formation reçue par les titulaires de ce poste, mais la juge Simpson a noté au paragraphe 49 de Sellathurai que les gestionnaires et les arbitres sont formés par des spécialistes de la GRC et du ministère de la Justice et qu'ils sont guidés dans leur travail par un document de la GRC intitulé « Liste d'indicateurs à l'intention des enquêteurs pour le contrôle des produits de la criminalité ». Je ne pense pas que le demandeur contesterait ces faits. Il me paraît donc que, s'agissant d'une question qui exige certaines connaissances et compétences touchant la nature des éléments de preuve qui ont induit un agent des douanes à soupçonner qu'il avait affaire à des produits de la criminalité, l'expertise du délégué du ministre est supérieure à celle de notre Cour. Cependant, si la question exige que le délégué du ministre définisse la charge de la preuve ou établisse si le demandeur a bénéficié des garanties nécessaires d'équité procédurale, la Cour est tout autant en mesure de la trancher que ledit délégué et n'a pas à exercer une aussi grande retenue.

 

[39]           Dans la présente espèce, on pourrait soutenir que la première question en litige, soit celle de savoir s'il y a eu manquement à l'obligation d'équité, n'exige pas de connaissances spéciales du délégué du ministre. Il est vrai que, pour décider cette question, ce dernier devait effectuer une évaluation comparative de déclarations contradictoires touchant la connaissance de l'anglais du demandeur, mais il n'avait pas à examiner la nature contextuelle des soupçons de délit invoqués. Je ne pense pas que, sur cette question, le délégué du ministre ait plus d'expertise que la Cour. La retenue nécessaire est donc moindre à cet égard.

 

[40]           Cependant, il n'en va pas de même pour la question de savoir si les soupçons étaient étayés d'éléments de preuve objectifs et crédibles et si le demandeur a produit des éléments de preuve objectifs et crédibles pour dissiper ces soupçons. La réponse à cette question exigeait plus du délégué du ministre. Il lui fallait évaluer la solidité ou la crédibilité de la preuve des deux parties concernant la perpétration supposée d'un délit et les pratiques courantes en matière de contrebande et autres illégalités transfrontalières. L'examen et l'évaluation de la preuve touchant cette question relèvent des compétences professionnelles du délégué du ministre et commandent un degré élevé de retenue judiciaire.

 

C.   L'objet de la Loi et de son article 29

[41]           L'objet général de cette partie de la Loi est de détecter et décourager le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes en établissant un régime de déclaration obligatoire des mouvements transfrontaliers d'espèces (voir l'article 3 de la Loi). La partie 2 de la Loi (qui se compose des articles 12 à 39) établit ce régime de déclaration. Le Parlement a prévu des sanctions sévères pour le défaut de déclaration, y compris la confiscation complète des espèces ou effets non déclarés dans les cas où il y a des motifs raisonnables de soupçonner qu'ils sont des produits de la criminalité. L'article 29 prévoit la dernière étape de la saisie; il autorise le délégué du ministre à décider si, vu les faits, il y a lieu de confirmer ladite saisie. Si la Loi a un objet d'intérêt général, la décision du délégué du ministre se limite aux faits qui lui sont présentés et ne s'applique qu'aux espèces ou effets saisis dans un cas particulier. Par conséquent, pour ce qui concerne l'article 29, la décision n'est pas polycentrique. Cet élément ne milite donc pas en faveur d'un degré élevé de retenue.

 

D.   La nature de la question : de droit ou de fait

 

[42]           La question est de savoir si le dossier des faits dont le délégué du ministre est saisi révèle des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces saisies sont des produits de la criminalité est une question mixte de droit et de fait. Cependant, une fois que le délégué du ministre a défini correctement la charge de la preuve applicable, la décision est entièrement déterminée par les faits. Cet élément commande ainsi un degré plutôt élevé de retenue.

 

[43]           Vu l'ensemble des facteurs à prendre en considération, je conclus que la décision du ministre sur le point de savoir si la preuve établit qu'il y a eu manquement à la justice naturelle doit être contrôlée suivant la norme de la décision raisonnable simpliciter. Cette décision doit pouvoir résister à un examen assez poussé; voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c.  Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, 144 D.L.R. (4th) 1, à la page 19, 209 N.R. 20. Quant à la question de savoir s'il y avait des éléments de preuve objectifs et crédibles, elle relève de la norme de la décision manifestement déraisonnable. Selon cette norme, la décision ne doit être annulée que si elle est clairement irrationnelle ou de toute évidence non conforme à la raison; voir Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52.

 

VIII.   Application de la norme de contrôle aux questions en litige et à la décision ministérielle

 

[44]           J'examinerai maintenant les questions en litige dans la présente espèce.

 

A.   Le manquement supposé à la justice naturelle

[45]           Pour ce qui concerne la question de savoir s'il y a eu manquement à la justice naturelle, j'estime établi que le délégué du ministre a agi raisonnablement en retenant la preuve de l'agente Curkovic plutôt que celle du saisi et en concluant qu'il n'y avait pas eu de problèmes de langue.

 

[46]           L'agente Curkovic, contrairement à tous ceux qui ont déposé en faveur du demandeur, a communiqué son rapport immédiatement après la saisie et n'avait pas d'intérêt dans les espèces saisies. Elle a étoffé son rapport narratif de nombreux détails, tels que communiqués par le demandeur, concernant le vol supposé de l'argent en question. Elle a eu avec le demandeur un deuxième entretien – non officiel cette fois – le lendemain de la saisie, apparemment sans que se posent de problèmes de langue. Si l'on retenait la version du demandeur comme quoi il ne comprend pas l'anglais, il faudrait en conclure que l'agente Curkovic a inventé la quasi-totalité du contenu de son rapport narratif, ce qui n'est tout simplement pas plausible.

 

[47]           La décision du délégué du ministre selon laquelle il n'y a pas eu de problèmes de langue peut résister à un examen assez poussé.

 

B.   Le soupçon que les espèces saisies étaient des produits de la criminalité

[48]           Vu la preuve dont il disposait, le délégué du ministre a conclu qu'il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait volé les espèces saisies. Bien que le délégué du ministre ne se soit pas exprimé exactement en ces termes, j'interprète sa décision comme signifiant qu'il n'était pas d'avis que le demandeur avait produit des éléments prouvant hors de tout doute raisonnable l'absence de motifs raisonnables de soupçon.

 

[49]           À mon sens, il n'était pas manifestement déraisonnable (ni même déraisonnable tout court) de la part du ministre d'arriver à cette conclusion et de confirmer la confiscation des espèces saisies. Le ministre disposait d'éléments de preuve objectifs et crédibles étayant l'existence de motifs raisonnables de soupçonner que les espèces saisies étaient des produits de la criminalité. Le rapport narratif détaillé de l'agente Curkovic me paraît relater de manière crédible comment le demandeur est entré en possession des espèces saisies. Cette version des événements est donnée par un tiers objectif – l'agente Curkovic – , qui n'aurait aucun intérêt à inventer une telle histoire avec tous ses détails. Comme je le disais plus haut, le rapport narratif porte que le demandeur n'a pas déclaré les espèces à son arrivée à l'aéroport international de Vancouver et qu'il n'allait pas les déclarer non plus à son départ. Ce rapport indique que le demandeur a expliqué franchement et spontanément à l'agente Curkovic qu'il avait accumulé le montant des espèces saisies en prélevant, à l'insu de son employeur, le dixième du produit de chacune de ses ventes de chaussures réglées en liquide. Le rapport narratif porte également que le demandeur a admis qu'il savait que ses actions constituaient un délit. Le même rapport nous apprend en outre que, le 24 mai 2005, le demandeur est venu dire à l'agente Curkovic qu'il avait [traduction] « tout avoué » à son employeur et à sa femme la veille au soir.

 

[50]           Le demandeur, quant à lui, a proposé des explications contradictoires pour étayer sa thèse que les espèces saisies n'étaient pas des produits de la criminalité. Dans sa communication du 1er août 2005, l'avocate américaine du demandeur affirme que les espèces que le demandeur transportait le 23 mai 2005 étaient destinées à des fins professionnelles. Il devait transporter ces espèces, explique‑t‑elle, parce qu'il fallait qu'il verse des arrhes au nom de son employeur pour garantir des commandes de chaussures. Gyulnara Shaulova, la présidente de GEB, a repris la même explication dans son affidavit. Le demandeur a affirmé dans son propre affidavit ne pas savoir qu'il était dans l'obligation de déclarer les espèces au Canada et qu'il avait répondu qu'il transportait 9 800 $ sans s'être rendu compte que le montant des espèces dépassait 10 000 $CAN. Il a aussi affirmé dans son affidavit qu'il transportait les espèces en question afin de pouvoir verser des arrhes en vue d'opérations lucratives avec des nouvelles usines de chaussures. Cette version des événements a changé cependant avec la communication du 2 octobre 2005, où l'avocate américaine et la présidente de GEB déclarent que les espèces saisies consistaient en commissions de 10 % sur des ventes de chaussures.

 

[51]           Une fois encore, je note que les déclarations de l'employeur ne proviennent pas d'un tiers désintéressé. Mais si les espèces saisies étaient effectivement le fruit d'un vol, l'employeur avait tout intérêt à en obtenir la restitution. On voit mal pourquoi l'employeur aurait proposé deux versions complètement différentes de la provenance du montant en question, à moins de vouloir cacher une vérité – le vol par exemple – qui ne correspond ni à l'une ni à l'autre. La crédibilité des prétentions du demandeur se trouve ainsi sérieusement compromise.

 

[52]           Vu le dossier, il n'était pas manifestement déraisonnable de la part du délégué du ministre de retenir de préférence la preuve de l'agente Curkovic. Cette preuve était cohérente et étayait la première version selon laquelle le demandeur avait volé les espèces saisies à son employeur. Grâce à sa connaissance des fonctions des agents des douanes et de la nature des histoires qu'on raconte pour expliquer la provenance d'espèces ou effets saisis, le délégué du ministre était très bien placé pour évaluer la crédibilité de la preuve.

 

[53]           Étant donné que le délégué du ministre n'a pas agi de façon manifestement déraisonnable en considérant la preuve de l'agente Curkovic comme plus crédible que celle du demandeur et n'a pas agi de manière déraisonnable en rejetant l'argument des « problèmes de langue », il ne convient pas que j'infirme la décision ministérielle faisant l'objet de la présente espèce.

 

[54]           Pour ces motifs, la demande sera rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑887‑06

 

INTITULÉ :                                                   ARON YUSUFOV

                                                                        c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE,

                                                                        REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE

                                                                        DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                                        ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 18 AVRIL 2007

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 27 AVRIL 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kenneth N. Floe

 

POUR LE DEMANDEUR

Jan Brongers

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Friesen & Epp

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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