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Date : 20070518


Dossier : DES‑2‑06


Référence : 2007 CF 533

 

Ottawa (Ontario), le 18 mai 2007

 

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

 

 

ENTRE :

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

                                                                                                                             demandeur

 

et

 

 

MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

 

                                                                                                                              défendeur

 

 

 

 

Que la transcription révisée ci‑jointe des motifs du jugement que j’ai prononcés à l’audience, tenue à Ottawa (Ontario), le 30 mars 2007, soit déposée conformément à l’article 51 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

        « Richard G. Mosley »          

                                                                                                                        Juge


 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

                                                                                                                                              


Dossier : DES‑2‑06

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                            demandeur

et

MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

                                                                                                                              défendeur

 

 

Transcription de l’audience tenue à Ottawa (Ontario), le vendredi 30 mars 2007,

à partir de 10 h 3, en présence du juge Mosley

MOTIFS

 

 

COMPARUTIONS :

 

L. Wall

D. Rasmussen                           pour le demandeur

 

L. Greenspon

E. Granger                                pour le défendeur

 

 

 

 

 

 

Greffier de la Cour :                                          A. Therrien

Sténographe judiciaire :                         Marc Bolduc


 

 

TABLE DES MATIÈRES

 

 

                                                                                                            Page

 

 

‑‑Motifs de la Cour                                                                              2

 

 

 


‑‑‑ L’audience tenue à Ottawa (Ontario), le vendredi 30 mars 2007, a commencé à 10 heures.

            LE GREFFIER DE LA COUR : Cette séance spéciale de la Cour fédérale tenue à Ottawa est ouverte sous la présidence de monsieur le juge Mosley.

            Dossier DES‑2‑06; le procureur général du Canada, demandeur; Mohammad Momin Khawaja, défendeur.

            Le demandeur est représenté par Mme Linda Wall et M. Derek Rasmussen.

            Le défendeur est représenté par M. Lawrence Greenspon et M. Granger.

‑‑‑ Sous la présidence du juge Mosley :

            LE JUGE MOSLEY : Je me propose de traiter d’emblée de la lettre me demandant de me récuser que m’a transmise l’avocat du défendeur le mercredi le 28 mars 2007 en fin de journée.

            La Cour est saisie d’une demande présentée par le procureur général du Canada en vue d’obtenir la protection de renseignements figurant dans des documents que la poursuite a divulgués ou entend divulguer au défendeur dans le cadre d’accusations portées contre lui devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

            Le procès relativement à ces accusations devait commencer le 2 janvier 2007, mais il a été ajourné au 2 avril, puis au 30 avril 2007.

            Le 25 octobre 2006, l’avocat de la Couronne a donné avis au procureur général, conformément au paragraphe 38.01(1) de la Loi sur la preuve au Canada, qu’il était tenu de divulguer ou prévoyait de divulguer des renseignements potentiellement préjudiciables aux relations internationales ou à la sécurité nationale, ou aux deux, dans le cadre d’une procédure criminelle.

            Le procureur général a introduit la présente demande le 1er novembre 2006 en vue d’obtenir une ordonnance interdisant la divulgation des renseignements prétendument préjudiciables.

            La gestion de l’instance a ensuite été assumée par le juge en chef de la Cour fédérale, qui a fixé les dates pour le dépôt des affidavits et la tenue des contre‑interrogatoires portant sur ceux‑ci.

            Vingt‑trois volumes de documents expurgés ont été remis au défendeur.

            Les contre‑interrogatoires des six personnes ayant souscrit un affidavit à l’appui de la demande ont eu lieu les 25 et 29 janvier de l’année en cours. Le 7 février 2007, le demandeur a signifié et déposé une demande modifiée.

Le 28 février 2007, le demandeur a remis au défendeur un nouvel affidavit ainsi qu’une version révisée des 23 volumes de documents expurgés.

            À la mi‑février, j’ai été saisi du dossier en tant que juge désigné. Le greffe de la Cour l’a fait savoir aux avocats des parties le 15 février 2007.

            Par ordonnance du juge en chef en date du 19 février 2007, les dates de signification et de dépôt des mémoires des faits et du droit des parties ont été fixées ainsi que la date de l’audience d’aujourd’hui afin d’entendre les plaidoiries concernant le bien‑fondé de la demande.

            Dans le cadre d’une conférence tenue le 6 mars 2007, j’ai rencontré les avocats des parties pour confirmer les dispositions prises en vue du dépôt des documents et de l’audition de l’affaire. Ni l’une ni l’autre des parties ne s’est opposée à cette occasion à ce que je préside l’audience.

            Le 15 mars 2007, l’avocat du défendeur a signifié et déposé un avis de question constitutionnelle indiquant que le défendeur entendait contester la constitutionnalité du paragraphe 38.11(2) de la Loi sur la preuve au Canada, modifiée par la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, connue avant son adoption sous le nom de projet de loi C‑36.

L’avocat a en même temps signifié et déposé un avis de requête dans lequel il a demandé que le délai de signification et de dépôt du mémoire des faits et du droit du défendeur relatif à la question constitutionnelle soit fixé au 22 mars 2007 ainsi qu’une requête en vue d’obtenir une ordonnance prorogeant jusqu’au 27 mars 2007 le délai de signification et de dépôt du mémoire des faits et du droit du défendeur en ce qui a trait au bien‑fondé de la demande.

            Encore une fois, aucune objection n’a été soulevée à ce moment‑là quant à ma saisine. Les requêtes en prorogation des délais de dépôt ont été accueillies dans une ordonnance que j’ai rendue le 20 mars 2007.

            Je viens d’apprendre, cette semaine même, que le rôle que je suis appelé à remplir dans la présente procédure a fait l’objet d’un article publié le 23 mars 2007 dans l’édition en ligne de la revue MacLean’s, sur le site macleans.ca.

            Cet article fait suite à un autre article de cette revue faisant état du rôle que j’ai joué dans l’élaboration du projet de loi C‑36, la Loi antiterroriste de 2001, ainsi que celui que je suis appelé à jouer dans la présente procédure.

            Le deuxième article cite des commentaires de personnes n’ayant rien à voir avec l’affaire se demandant pourquoi l’avocat du défendeur, M. Greenspon, n’a pas présenté une requête en récusation compte tenu du rôle que j’ai joué dans l’élaboration du projet de loi C‑36.

            Dans l’article du 23 mars, on cite M. Greenspon qui dit, entre autres choses, concernant mon rôle de juge dans la présente affaire :

[Traduction] « J’ai la conviction qu’il agira de manière impartiale et indépendante, quel que soit le rôle qu’il a joué dans la rédaction du texte. »

            ‑‑ faisant allusion au rôle que j’ai joué dans l’élaboration du projet de loi C‑36.

            Je remercie M. Greenspon de son opinion, présumant qu’elle est bien énoncée, mais cela ne l’empêche pas de soulever la question au nom de son client, même à cette date tardive.

            Même si l’avocat du défendeur consentait à ce que je demeure saisi de ce dossier, j’ai la responsabilité de décider s’il existe des raisons de me récuser et de renoncer à entendre la présente demande ou à me prononcer sur la question constitutionnelle.

            Le 26 mars, invoquant par analogie une règle de la Cour suprême exigeant que les avocats des parties soulèvent à la première occasion de telles questions, l’avocat du procureur général a demandé par écrit à la Cour de décider si je devrais me prononcer sur la question constitutionnelle compte tenu du rôle que j’ai joué dans l’élaboration du projet de loi C‑36.

            Dans sa lettre du 28 mars, M. Greenspon affirme qu’il avoir maintenant eu la possibilité d’examiner les travaux du Comité spécial du Sénat au sujet du projet de loi C‑36, les témoignages devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes concernant le projet de loi C‑36ainsi que le mémoire de la Couronne rédigé en réponse à la demande contestant la constitutionnalité des définitions de « terrorisme » et d’« activité terroriste », déposée par son client l’année dernière devant le juge Rutherford de la Cour supérieure de l’Ontario.

            Dans sa lettre, M. Greenspon cite le président du Comité spécial du Sénat qui aurait décrit mon rôle relativement au projet de loi C‑36 comme étant un rôle clé dans la « rédaction du projet de loi ». Après avoir passé en revue ces documents, M. Greenspon déclare dans sa lettre que,

[Traduction] compte tenu de ce qui précède, de la question constitutionnelle portée devant la Cour, des circonstances de la présente affaire et de l’attention qu’elle attire,

            il lui faut me demander de me récuser et de renoncer à entendre la présente demande.

            Aucune distinction n’est faite entre une décision sur une question d’ordre constitutionnel et une décision quant au bien‑fondé de la demande présentée par le procureur général en vertu de l’article 38.04 de la Loi.

            Ainsi que la Cour suprême du Canada l’a affirmé au paragraphe 59 de l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, l’impartialité est la clé de notre processus judiciaire et son existence doit être présumée.

            Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a en outre précisé que c’est à la partie qui demande la récusation d’un juge qu’il incombe d’établir les circonstances justifiant sa demande. Dans pareils cas, il est rare qu’on soutienne qu’il existe véritablement de la partialité. Le critère normalement retenu est celui de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité

            Si je ne m’abuse, c’est en ces termes que la question est posée en l’espèce.

            Pour reprendre les termes de la Cour suprême au paragraphe 60 de l’arrêt Wewaykum, une norme s’est maintenant imposée comme critère de récusation.

            Comme l’a dit le juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, il s’agit de se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ».

            La demande du défendeur laisse entendre implicitement qu’une personne bien renseignée estimerait que je ne pourrais vraisemblablement pas, consciemment ou inconsciemment, me prononcer en l’espèce de manière équitable à cause des fonctions que j’ai antérieurement exercées.

            Quant j’ai accepté d’être saisi de la présente affaire, je me suis demandé, comme je le fais toujours depuis que j’ai été nommé juge, si j’avais une raison de me retirer de cette cause et je me suis entretenu avec le juge en chef des questions soulevées dans le cadre de la demande et du rapport qu’elles pourraient avoir avec le rôle que j’ai joué lors de la préparation du texte législatif en cause.

            Le juge en chef m’a autorisé à dire qu’il m’a confié ce dossier en sachant très bien le rôle que j’ai joué dans la préparation du projet de loi C‑36 et de celui que je joue depuis longtemps relativement à des questions criminelles.

            Je tiens toutefois à préciser que je n’ai jamais eu, en tant que haut fonctionnaire du ministère de la Justice, à « rédiger des textes de loi ».

            À l’époque où j’occupais les fonctions en question, ce travail était, et est certainement toujours, celui des conseillers législatifs qui ont non seulement un diplôme en droit, mais également une spécialisation universitaire dans ce domaine de spécialisation.

            Les conseillers législatifs rédigent les projets de loi conformément aux instructions du cabinet, sous réserve du devoir du premier conseiller législatif de certifier, en vertu d’un pouvoir qui lui est délégué par le ministre conformément à la Loi sur le ministère de la Justice, que tout projet de loi d’intérêt public est conforme à la Charte des droits et libertés.

            Pour s’acquitter de cette responsabilité, le conseiller législatif est secondé par des avocats du ministère spécialisés en droits de la personne. Lorsque je travaillais au ministère de la Justice, je n’étais directement responsable ni de la Direction de la législation ni la Direction des droits de la personne.

            En ce qui concerne les nombreux projets de loi dont j’ai eu à m’occuper pendant plus de 20 ans, quand je travaillais à la Section de la politique pénale en matière de droit, mon rôle consistait à conseiller le ministre sur les options de la politique législative pouvant être proposées au cabinet.

            À partir du moment où il était décidé de présenter un projet de loi, mon rôle consistait à aider le ministre à présenter la politique en cause devant le Parlement et, si le projet de loi était adopté, à participer à sa mise en oeuvre.

            Ce faisant, je prenais part aux réunions du cabinet et des comités parlementaires, où je répondais aux questions concernant le texte proposé, servais de porte‑parole auprès des médias et prenais la parole lors de conférences afin d’expliquer la teneur du projet de loi en cause.

            Il en a été de même pour le projet de loi C‑36, la seule différence ayant été l’ampleur et l’intensité des travaux.

            Les modifications apportées à la Loi sur la preuve au Canada par le projet de loi C‑36 ont été décidées par les ministres et adoptées par le Parlement. Ces modifications ont été rédigées par une équipe de conseillers législatifs travaillant en collaboration avec des conseillers en politiques, sous ma supervision générale.

            Mon rôle a consisté à gérer le processus global et non les détails de la rédaction. On a parfois dit de moi que j’étais « l’architecte » ou « l’auteur » du texte de loi, mais cela n’est pas exact. C’est au mieux une exagération qui ne correspond certainement pas à la manière dont j’aurais moi‑même décrit mon rôle. Je reconnais toutefois avoir assumé des fonctions hautement visibles et notoires.

            En examinant la présente affaire, j’ai revu les déclarations que j’ai faites devant les comités parlementaires ainsi que mes commentaires qui ont été publiés au sujet du projet de loi C‑36, et plus particulièrement au sujet des modifications apportées à la Loi sur la preuve au Canada.

            Comme le précise le mémoire des faits et du droit du défendeur concernant l’avis de question constitutionnelle, la procédure intentée par le défendeur reproche essentiellement aux audiences en l’absence d’autres parties prévues au paragraphe 38.11(2) de l’empêcher de se défendre de manière satisfaisante dans le cadre d’une procédure criminelle.

            Rappelons que le recours à une procédure ex parte dans le contexte de l’article 38 était déjà possible avant l’adoption du projet de loi C‑36. En fait, comme le montre l’historique de cette procédure présenté dans le mémoire du demandeur, cette procédure existait même avant que j’entre au ministère de la Justice en 1982.

            Le projet de loi C‑36 a donné plus de détails sur la procédure à suivre, mais il n’a pas établi le principe que les audiences visant l’examen de renseignements prétendument préjudiciables devraient avoir lieu en l’absence de la partie adverse et à huis clos.

            Je relève en outre que parmi les modifications apportées en 2001, le projet de loi C‑36 a permis à toute personne admise à intervenir devant la Cour dans le cadre d’une demande de solliciter une audience ex parte. En l’espèce, cela comprendrait bien sûr le défendeur.

            Lorsqu’il a examiné le projet de loi, le Parlement a prêté peu attention au fait que la procédure prévue à l’article 38 pouvait se dérouler ex parte et à huis clos, peut‑être parce que cela ne changeait rien au principe que de telles audiences pouvaient effectivement avoir lieu en privé.

Quoi qu’il en soit, après avoir revu ce que j’avais dit à l’époque devant les comités ou dans diverses tribunes publiques, j’estime que mes déclarations étaient essentiellement de nature informative et descriptive et visaient à aider les parlementaires et autres intéressés à comprendre la portée et l’effet des modifications.

            Il va peut‑être sans dire que les commentaires que j’ai faits à l’époque ne rendent évidemment pas compte de la manière dont le droit a évolué depuis lors.

            En examinant la question de savoir si je devrais me récuser en l’espèce, j’ai également consulté l’ouvrage Principes de déontologie judiciaire, publié en 1998 par le Conseil canadien de la magistrature, ainsi que les commentaires et la jurisprudence y afférents. Dans l’énoncé des principes de déontologie, je ne trouve rien qui concerne directement la question soulevée en l’espèce, mais la discussion qu’on y trouve est utile notamment quant aux lignes directrices relatives à la question de savoir si un juge devrait entendre une cause dans laquelle sont impliqués des anciens clients, des membres du cabinet d’avocats dont il a déjà fait partie ou des avocats attachés à un ministère où il a déjà travaillé avant d’être nommé juge.

            Dans ce contexte, il y a trois facteurs à examiner : d’abord, il faut se demander s’il existe un conflit d’intérêts; ensuite, si le critère de la crainte raisonnable de partialité serait respecté; enfin, il faut examiner l’affirmation selon laquelle un juge ne devrait se retirer d’un dossier que si cela est nécessaire, car son retrait alourdit la tâche des autres membres de la Cour et contribue aux délais d’attente devant les cours.

            Selon les principes applicables, on ne saurait appliquer à la lettre aux juges qui ont déjà travaillé dans la fonction publique les directives relatives aux juges qui ont antérieurement travaillé dans des cabinets d’avocats. On recommande plutôt que le juge évite d’entendre une cause engagée par le bureau de l’institution gouvernementale où il travaillait avant sa nomination comme juge. Cette situation n’est pas soulevée en l’espèce car l’action contre M. Khawaja a été engagée en 2004, c’est‑à‑dire après ma nomination à la Cour.

            Je relève que la question s’est posée dans l’affaire Wewaykum, que j’ai citée plus tôt, où le juge Binnie s’était déjà occupé du litige qui s’est retrouvé en appel devant la Cour, quoique bien des années plus tôt et dans un simple rôle de supervision.

            Il ne semble pas qu’on me reproche d’avoir un intérêt personnel susceptible de constituer un conflit d’intérêts dans l’issue de la demande ou de la procédure criminelle.

            Lorsqu’un juge envisage de se récuser, il tient toujours compte de l’incidence que cela pourrait avoir sur la charge de travail de ses collègues, cependant, lorsque la récusation s’avère nécessaire, des dispositions peuvent être prises pour que le dossier soit confié à un autre juge.

            Il y a également lieu de tenir compte des retards que ma récusation pourrait entraîner pour l’issue de la présente demande et de la procédure criminelle.

            Je ne peux citer aucune affaire dont les circonstances soient semblables à celles de l’espèce, mais j’en ai relevé plusieurs qui peuvent toutefois nous être utiles.

            Dans l’arrêt Morgentaler c. La Reine, qui portait sur une requête présentée en Cour suprême du Canada le 2 octobre 1974, décision inédite mais reproduite à la page 68 des Propos sur la conduite des juges du Conseil de la magistrature, le juge en chef Laskin a rejeté une demande en récusation du juge de Grandpré, à qui on reprochait des commentaires sur l’avortement avant d’être nommé à la Cour.

            Selon le juge en chef Laskin, tous les membres de la Cour se sont, à divers degrés, exprimés sur des questions ayant des connotations juridiques avant d’être nommés à la Cour et cela n’avait jamais constitué un motif de récusation.

            Dans une ordonnance en date du 4 novembre 1999, Arsenault‑Cameron c. Île‑du‑Prince‑Édouard, [1999] 3 R.C.S. 851, dans une affaire relative aux droits linguistiques garantis par la Charte, le juge Bastarache de la Cour suprême a rejeté une requête visant sa récusation. Le requérant avait fait valoir une crainte de partialité en raison des déclarations que le juge avait faites en tant qu’avocat dans des affaires similaires avant d’être nommé à la Cour.

            Au paragraphe 3 de son ordonnance, le juge Bastarache a cité les propos du juge Cory dans l’arrêt R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au sujet du critère applicable à la crainte raisonnable de partialité.

            Selon le juge Cory, la nécessaire neutralité du juge n’exige pas qu’il fasse abstraction de toute l’expérience de la vie à laquelle il doit peut‑être son aptitude à arbitrer les litiges.

            Au paragraphe 4 de l’ordonnance Arsenault‑Cameron, le juge Bastarache a cité un arrêt de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud rendu le 4 juin 1999 (South Africa (President) c. South African Rugby Football Union, [1999] S.A.J. no 22 (QL)), dans lequel cette cour a statué qu’aucune demande de récusation ne pouvait être fondée sur le lien qui unit l’avocat à son client, à moins que l’avocat n’ait conseillé une partie au litige devant être tranché.

            Le juge Bastarache a conclu que, pour obtenir gain de cause, le requérant devrait prouver que des déclarations fautives ou inappropriées permettent d’établir l’existence d’un état d’esprit qui influe sur le jugement.

            Le juge Bastarache a pris part à l’audition du pourvoi et a même participé à la rédaction des motifs de la Cour sur la question constitutionnelle.

            Comme l’a déclaré le Pr Phillip Bryden dans l’article « Legal Principles Governing the Disqualification of Judges », dans le numéro de décembre 2003 de la Revue du Barreau canadien, à la page 54, en matière de déclarations extrajudiciaires, le principe à retenir est que nous ne nous attendons aucunement à ce que les juges n’aient pas d’opinion, mais simplement à ce qu’ils soient ouverts aux arguments contraires.

            Le Conseil privé a rendu une arrêt analogue, Panton c. the Minister of Finance of Jamaica, (2001), United Kingdom Privy Council Reports 33. Dans cette affaire, le juge Rattray, ancien procureur général de la Jamaïque, a participé à l’audition de l’appel mettant en cause la constitutionnalité d’une disposition législative dont il avait, cinq ans plus tôt, certifié la constitutionnalité en qualité de procureur général.

            C’est en outre lui qui, à l’époque, en tant que ministre de la Justice et député, avait fait adopter la disposition.

            Pour rejeter la prétention selon laquelle les appelants n’avaient pas été entendus par un tribunal indépendant et impartial, contrairement à la Constitution de la Jamaïque, lord Clyde, du Conseil privé, a examiné un certain nombre de précédents provenant de divers pays du Commonwealth portant sur la question de savoir si le rôle joué précédemment dans l’adoption de la disposition législative en cause créait une apparence ou un risque de partialité. Le Conseil privé a conclu que non.

            Pour parvenir à cette conclusion, lord Clyde a cependant fait remarquer que le fait que M. Rattray n’avait pas joué un rôle important dans l’adoption de la disposition avait eu un certain poids. J’estime pour ma part qu’il y a lieu de distinguer entre le rôle exercé par le ministre, qui participe à la formulation de la politique et défend son adoption devant le Parlement, et celui de l’avocat du ministère, dont le travail consiste à seconder le ministre.

            Il convient en outre de tenir compte du laps de temps écoulé. Dans Wewaykum, dont j’ai parlé plus tôt, le rôle joué par le juge Binnie remontait à 15 ans. Dans Panton, ce n’était que cinq ans. Dans les deux cas, la décision se fondait sur l’arrêt Locabail (U.K.) Limited c. Bayfield Properties Limited (2000), Queen’s Bench 451, où la Cour d’appel d’Angleterre a écrit, à la page 480, au paragraphe 25 :

            [Traduction] [...] chaque demande doit être tranchée selon les faits et les circonstances propres à l’affaire. Plus il s’est écoulé de temps entre l’événement invoqué comme créant le risque de partialité et l’affaire dans laquelle cet argument est soulevé, plus faible (toutes choses étant par ailleurs égales) sera l’argument.

            Dans Wewaykum, le laps de temps écoulé a compté pour beaucoup dans la décision de la Cour, qui a conclu qu’il ne saurait y avoir une crainte raisonnable de partialité. Dans Panton, les cinq années ont affaibli la valeur de toute contestation de l’habilité du juge à connaître l’affaire.

            Dans la présente affaire, il s’est écoulé un peu plus de cinq ans.

            J’ai également tenu compte des décisions rendues par mes collègues de la Cour fédérale sur des requêtes en récusation.

            Dans Charkaoui (Re), 2004 CF 624, 2004 A.C.F. 757, le juge Simon Noël a rejeté une requête visant sa récusation au motif qu’il avait déjà tranché des questions identiques à celles qui étaient soulevées dans cette affaire.

            Pour parvenir à cette décision, le juge Noël s’est fondé sur des précédents appuyant la position que, en l’absence de preuve contraire convaincante, le simple fait qu’un juge ait pris part à une procédure antérieure n’affecte pas la présomption de l’intégrité et de l’impartialité judiciaire.

            Mes collègues les juges Gibson et de Montigny ont aussi déjà eu l’occasion de se prononcer sur des requêtes en récusation qui se fondaient sur leurs carrières antérieures dans la fonction publique, tout comme plusieurs autres membres actuels et passés de la Cour qui ont antérieurement exercé des fonctions ministérielles.

            Rejetant la requête en récusation dans Hijos c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1738, le juge Gibson a cité le juge Jean­‑Eudes Dubé, ancien ministre, dans la décision Fogal c. Canada, [1999] A.C.F. no 129 :

            Les juges ne procèdent pas du ciel. Ils proviennent de différentes sphères d’activité. Certains d’entre nous sont d’anciens professeurs, d’autres appartenaient à la fonction publique et d’autres ont exercé le droit dans de petites villes ou de grands cabinets d’avocats. Certains d’entre nous, encore, ont fait de la politique. La diversité des carrières personnelles de leurs membres constitue, pour les tribunaux, une source précieuse de connaissance et d’expérience. Quand nous avons prêté notre serment d’office, nous nous sommes coupés de notre passé et nous sommes consacrés à notre nouvelle vocation. Notre devoir est de rendre justice sans crainte et sans favoritisme.

À l’instar du juge Gibson, je fais miens ces propos.

            Compte tenu de l’ensemble de ces facteurs, je ne suis pas convaincu qu’une personne bien renseignée qui examinerait la question de manière réaliste et pratique estimerait, après réflexion, que le rôle que j’ai joué dans la préparation du projet de loi C‑36 crée effectivement une crainte raisonnable de partialité.

            Pour ce motif, j’estime qu’il n’y a pas lieu pour moi de me récuser en l’espèce et de renoncer à examiner la question constitutionnelle posée par le défendeur ou sur le bien‑fondé de la demande en raison du rôle que j’ai joué dans le processus législatif et l’adoption du projet de loi C‑36.

            Cela dit, j’ai pensé à un autre motif de récusation en examinant le mémoire des faits et du droit présenté par le défendeur sur la question constitutionnelle.

            L’avocat du défendeur a fait remarquer que j’ai déjà recueilli dans la présente affaire les témoignages et les arguments du procureur général au sujet du bien‑fondé de la demande en l’absence de la partie adverse. En fait, la Cour a déjà consacré un temps considérable à l’audition des témoignages ex parte des souscripteurs des affidavits et à l’examen de copies non expurgées des documents en cause.

            L’avocat prétend que l’examen de la question constitutionnelle par la Cour risque d’être influencé par les témoignages recueillis jusqu’ici en l’absence de la partie adverse et à huis clos.

            Je ne suis pas convaincu que cela me rendrait incapable de me prononcer de manière impartiale et équitable sur la question constitutionnelle. Je ne voudrais pas non plus donner à penser que, dans toute autre affaire où l’objection d’inconstitutionnalité est soulevée tardivement, le juge présidant à l’instance ne devrait pas trancher la question.

            En fait, il est logique dans la plupart de cas que le juge saisi de l’affaire se prononce également sur les questions constitutionnelles soulevées au cours des procédures, même lorsqu’il a déjà recueilli des témoignages sur le fond en l’absence de la partie adverse.

            Si le problème se pose en l’espèce, c’est en partie à cause du moment choisi par le défendeur pour déposer son avis de question constitutionnelle. Si cet avis avait été déposé plus tôt, la question constitutionnelle aurait pu être tranchée avant que ne soit fixée la date d’audition des témoins. D’ailleurs, si la question avait été tranchée dans le sens voulu par le défendeur, il n’aurait peut‑être même pas été nécessaire de tenir ces auditions.

            Ce n’est cependant pas comme cela que les choses se sont passées et je dois traiter de la situation de la présente affaire.

            Il existe en l’espèce une solution pratique : la question en cause peut être séparée de la demande. Les mémoires ont été signifiés et déposés par les parties et les plaidoiries pourraient être entendues la semaine prochaine par un autre juge.

            Cela ne veut cependant pas dire que je vais me récuser et ne pas me prononcer sur le bien‑fondé de la demande présentée au titre de l’article 38. J’entendrai les arguments à cet égard, mais j’attendrai avant de rendre ma décision que la question constitutionnelle ait été tranchée par un autre juge.

            Dans mon ordonnance en date du 20 mars, j’ai précisé que l’audition des plaidoiries concernant la question constitutionnelle aurait lieu avant l’audition des plaidoiries sur le fond, mais que les deux auraient lieu aujourd’hui.

            La Cour a alors demandé aux avocats des parties quelles étaient leurs disponibilités s’il s’avérait nécessaire de poursuivre les auditions et ils ont répondu qu’ils étaient disponibles le 4 avril.

            Pour favoriser l’économie des ressources judiciaires, je vais maintenant entendre les plaidoiries sur le bien‑fondé de la demande. Les arguments oraux concernant la question constitutionnelle seront entendus par un autre juge de la Cour, à partir de 10 heures, le mercredi 4 avril.

            Je demande donc maintenant aux avocats du procureur général s’ils sont prêts à présenter leurs observations sur le bien‑fondé de la demande.

            Mme WALL : Oui, nous le sommes.

            LE JUGE MOSLEY : M. Greenspon?

            M. GREENSPON : Monsieur le juge, pourriez‑vous, avant que nous commencions, m’accorder quelques minutes afin que je puisse vous soumettre notre position à ce sujet.


            LE JUGE MOSLEY : Certainement. Nous reprendrons l’audience dans 10 minutes.

‑‑‑ L’audience est suspendue à 10 h 30.

 

Certifié exact :

 

                                               

Marc Bolduc, S.J.C.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


 

COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                            DES‑2‑06

 

INTITULÉ :                                           LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                c.

                                                                MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE OF DE L’AUDIENCE :            LE 30 MARS 2007

 

MOTIFS DE JUGEMENT:                 LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                         LE 7 MAI 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Linda J. Wall

POUR LE DEMANDEUR

Derek Rasmussen

 

Lawrence Greenspon

POUR LE DÉFENDEUR

Eric Granger

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

POUR LE DEMANDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

Ottawa (Ontario)

 

 

 

 

Lawrence Greenspon

POUR LE DÉFENDEUR

Greenspon, Brown & Associates

 

Ottawa (Ontario)

 

 

 

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