Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20070608

Dossier : T-1003-07

Référence : 2007 CF 614

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2007

En présence de monsieur le juge Simon Noël

 

ENTRE :

GORDON MICHAEL PAWLIW

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               Le demandeur, qui est détenu à l’Établissement de Mission, en Colombie-Britannique, cherche à obtenir une injonction afin d’empêcher le défendeur d’appliquer une peine disciplinaire qui lui a été imposée en vertu de sa condamnation pour possession d’un objet interdit, en violation de l’alinéa 40j) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la « Loi »). En résumé, le demandeur demande à la Cour de surseoir à l’exécution de la peine ayant pour effet de le placer en isolement pendant 15 jours sans tabac.

 

I.          Les faits

 

[2]               En vertu de la politique de Service correctionnel Canada (SCC) sur l’exposition à la fumée secondaire, il est interdit de fumer à l’intérieur des établissements correctionnels fédéraux. L’Établissement de Mission a également mis en œuvre sa propre politique sur l’utilisation du tabac, qui interdit de fumer à l’intérieur. Les détenus sont toutefois autorisés à fumer à l’extérieur, dans des zones désignées.

 

[3]               La preuve révèle que tous les détenus de l’Établissement de Mission ont été avisés des sanctions disciplinaires auxquelles ils s’exposaient en ne respectant pas l’interdiction de fumer à l’intérieur. Pendant la majeure partie de la journée, les détenus ont la possibilité d’aller à l’extérieur pour fumer dans l’une des zones désignées sur le terrain de l’établissement. Les seules périodes pendant lesquelles les détenus ne sont pas autorisés à fumer sont les périodes d’isolement quotidiennes, qui ont lieu aux heures suivantes :

a)                  de 22 h à 7 h 10;

b)                  de 10 h 45 à 12 h; et

c)                  de 15 h 45 à 16 h 15.

Les détenus ne peuvent fumer pendant les périodes d’isolement puisqu’ils doivent se trouver à l’intérieur en tout temps et qu’il est interdit de fumer à l’intérieur.

 

[4]               Le 11 avril 2007, M. Pawliw a été accusé de 14 infractions disciplinaires pour avoir enfreint la politique de l’Établissement de Mission sur l’interdiction de fumer à l’intérieur. Ce jour-là, vers 14 h 5, un agent du SCC l’a surpris en train de fumer dans sa cellule. Par conséquent, M. Pawliw a été accusé d’avoir contrevenu délibérément à une règle écrite régissant la conduite des détenus, en violation de l’alinéa 40r) de la Loi (le « chef d’accusation initial »).

 

[5]               Le 26 avril 2007, M. Pawliw a plaidé coupable au chef d’accusation initial et a été condamné à 20 jours d’isolement, de 19 h à 7 h 30. En outre, M. Pawliw n’était pas autorisé à avoir du tabac en sa possession entre 19 h et 7 h 30 pendant les 20 jours de sa peine disciplinaire (la « peine initiale »).

 

[6]               Le 4 mai 2007, alors que M. Pawliw purgeait encore sa peine initiale, on a trouvé du tabac dans sa cellule après 19 h. M. Pawliw a de nouveau été accusé d’une infraction disciplinaire, à savoir la possession d’un objet interdit, en violation de l’alinéa 40j) de la Loi (le « chef d’accusation subséquent »).

 

[7]               Le 24 mai 2007, M. Pawliw a été reconnu coupable du chef d’accusation subséquent par un président indépendant et a été condamné à 15 jours à purger en isolement sans tabac (la « peine subséquente »).

 

[8]               Le 28 mai 2007, M. Pawliw a été placé en isolement en vertu de la peine subséquente.

 

[9]               Entre le jour où la peine subséquente a été imposée (24 mai 2007) et le jour où il a été placé en isolement (28 mai 2007), M. Pawliw n’a pas demandé à être examiné par le personnel médical de l’Établissement de Mission.

 

[10]           Tous les détenus en isolement passent toute la journée dans leur cellule, sauf pendant une heure, où ils sont autorisés à accéder à la cour de la zone d’isolement pour faire de l’exercice. Les détenus en isolement, comme tous les détenus de l’Établissement de Mission, ne sont pas autorisés à fumer dans leur cellule.

 

[11]           M. Pawliw, comme tous les détenus en isolement, est visité quotidiennement par une infirmière employée par l’Établissement de Mission. Depuis qu’il a été placé en isolement, M. Pawliw n’a pas demandé d’aide à l’abandon du tabac auprès de l’infirmière et n’a pas signalé de problème de santé lié au fait qu’il a cessé de fumer.

 

[12]           Les éléments de preuve démontrent que le demandeur a été autorisé à fumer une cigarette le 31 mai 2007. Depuis, il a été autorisé à rouler quelques cigarettes une fois par jour. La peine subséquente a donc été adaptée pour répondre aux besoins du demandeur.

 

[13]           M. Pawliw quittera l’isolement le 11 juin 2007.

 

II.        Les questions en litige

 

[14]           La question en litige dans le cadre de la présente requête consiste à déterminer si le demandeur a satisfait aux conditions du critère à trois volets explicité par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général) et al., [1995] 3 R.C.S. 199 [RJR MacDonald] : qu’il y a une question sérieuse à trancher, que le demandeur subirait un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur.

 

III.       Analyse - Critère à trois volets

 

[15]           Après avoir examiné les observations écrites des parties et avoir entendu leurs représentations, je conclus que même si le demandeur a soulevé une question importante (le tabac comme objet interdit), il n’a pas démontré qu’il subit un préjudice irréparable. En outre, la prépondérance des inconvénients milite en faveur du défendeur. Puisque chacun des éléments du critère à trois volets doit être satisfait, par conséquent, la requête pour surseoir à la peine subséquente est rejetée.

 

[16]           Dans l’arrêt RJR Macdonald, la Cour suprême a expliqué que le préjudice irréparable est un critère très exigeant. Les juges Sopinka et Cory ont écrit ceci :

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue.  C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre.

 

Il convient également de noter que le juge Shore, dans Radji c. Canada (M.C.I.), 2007 CF 100, citant German Suels c. Procureur général du Canada (IMM-6418-04; non indiqué), a écrit ceci au sujet du seuil de préjudice irréparable :

Aux fins du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, le critère du préjudice irréparable est un critère très rigoureux. Un préjudice irréparable est très grave. La preuve de l’existence d’un préjudice irréparable doit être claire et dépasser les conjectures; la Cour doit être persuadée que, si le redressement n’est pas accordé, il en résultera un préjudice irréparable.

 

[17]           Ceci dit, le demandeur soutient qu’un préjudice irréparable existe, puisque si le sursis n’est pas accordé, la question aura un caractère théorique lorsque la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera entendue. En d’autres termes, le demandeur soutient qu’il n’est en isolement que pour quatre jours encore, et qu’une conclusion venant invalider l’interdiction de fumer dans le futur n’aura aucune valeur pratique. Pour répondre à cet argument, je souligne que le terme « préjudice irréparable » doit avoir un sens. Être convaincu de l’argument du demandeur équivaudrait à restreindre l’application du critère à trois volets établi dans RJR Macdonald. Ce point de vue est conforme à la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale. Dans El Ouardi c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 42, le juge Rothstein (comme on l’appelait à cette époque), a écrit ceci :

L’appelante fait valoir que son appel deviendra inopérant si le sursis n’est pas accordé, lui occasionnant ainsi un préjudice irréparable. Le problème avec l’argument selon lequel un appel rendu inopérant équivaut à un préjudice irréparable est que, s’il était adopté en tant que principe, il s’appliquerait à presque tous les cas de renvoi dans lesquels on sollicite un sursis et il priverait essentiellement la Cour du pouvoir discrétionnaire de trancher les questions de préjudice irréparable en se basant sur les faits de chaque espèce. Dans certains cas, le fait qu’un appel devienne inopérant équivaudra à un préjudice irréparable. Dans d’autres, ce ne sera pas le cas. Les documents indiquent que le mari de l’appelante peut présenter une demande pour parrainer son retour au Canada. Le renvoi entraînera sans doute des difficultés, mais il n’est pas évident que le fait de rendre l’appel inopérant occasionnera un préjudice irréparable.

 

 

[18]           Je souligne également que les preuves médicales présentées par le demandeur n’établissent pas de préjudice irréparable. L’opinion du Dr Frederic Bass est transmise à la Cour par le biais de l’affidavit de Mme Lisa Weich, et repose sur une preuve par ouï-dire. En outre, le Dr Bass n’a pas examiné le demandeur.

 

[19]           Dans son propre affidavit, le demandeur décrit certains des effets de l’arrêt de la consommation de tabac et mentionne qu’il est un gros fumeur. Toutefois, lorsqu’il décrit les effets, le demandeur se limite à indiquer que les conséquences de l’arrêt de la consommation de tabac sont désagréables et difficiles à supporter. Il ne fait aucun doute qu’un gros fumeur qui cesse de fournir de la nicotine à son organisme aura des réactions physiques négatives. Toutefois, ces réactions physiques ont été vécues par des millions, voire des milliards de personnes à l’échelle de la planète. Il ne fait aucun doute que les réactions physiques négatives causées par l’arrêt du tabac sont nécessaires pour atteindre des résultats positifs et maîtriser la dépendance au tabac et à la nicotine. Par conséquent, je ne vois aucun préjudice irréparable dans les éléments de preuve présentés par le demandeur.

 

[20]           Je répète que les difficultés, en elles-mêmes, ne constituent pas des préjudices irréparables. À la lumière de ce que j’ai indiqué précédemment et des éléments de preuve présentés par le demandeur, rien ne permet de conclure à un préjudice irréparable, compte tenu du critère très exigeant qui doit être satisfait. Au pire, les éléments de preuve indiquent que l’interdiction de cigarettes imposée par le SCC a créé des difficultés pour le demandeur. Je souligne également qu’aucun élément de preuve n’indique que le demandeur, s’il obtenait gain de cause lors du contrôle judiciaire, ne pourrait obtenir une quelconque réparation.   

 

[21]           De même, les éléments de preuve démontrent que le demandeur est visité quotidiennement par une infirmière et qu’à aucun moment au cours des visites, il n’a demandé d’aides à l’arrêt du tabac ou avisé l’infirmière de problèmes de santé liés à l’arrêt du tabac. Il incombe au demandeur de tenter d’atténuer ces dommages, ce qu’il a choisi de ne pas faire, même s’il le pouvait.

 

[22]           Il est également révélateur que le demandeur ait eu la possibilité de rouler et de fumer quelques cigarettes par jour pendant l’heure où il pouvait aller à l’extérieur. Par conséquent, je juge que la peine subséquente a déjà été adaptée en fonction des besoins du demandeur.

 

IV.       La prépondérance des inconvénients favorise le défendeur

 

[23]           Les éléments de preuve ne favorisent pas le demandeur en ce qui concerne la prépondérance des inconvénients. Dans ses observations, le demandeur mentionne seulement, en termes généraux, les faits suivants :

1)                  il a subi des « inconvénients » en raison de la privation de tabac; et

2)                  il est dans l’intérêt public général de s’assurer que la Charte des droits des prisonniers est respectée.

 

[24]           En ce qui concerne le premier point, les « inconvénients » vécus par le demandeur ne constituent pas un exemple de préjudice considérable et favorisent le défendeur, compte tenu de la prépondérance des inconvénients.

 

[25]           En ce qui concerne le deuxième point, il est dans l’intérêt public général de s’assurer que la Charte des droits des prisonniers est respectée, mais dans ses observations écrites (paragraphes 34 et 35 du mémoire), le demandeur n’est pas parvenu à indiquer comment les articles 7 et 12 de la Charte sont gravement compromis (voir également Regina Correctional Centre v. Saskatchewan, Dept. of Justice [1995], aux paragraphes 9, 11, 10 et 13).

 

[26]           En ce qui concerne le SCC, il lui incombe, conformément à l’article 70 de la Loi, de prendre toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains et sécuritaires. Pour s’acquitter de cette obligation légale, le commissaire a mis en œuvre une politique sur la fumée secondaire, qui interdit de fumer à l’intérieur. De même, l’Établissement de Mission a mis en œuvre une politique qui interdit la consommation de tabac à l’intérieur. Ces deux interdictions ont pour but explicite de créer un environnement sain pour les personnes qui vivent ou travaillent dans les établissements correctionnels ou les visitent. Par conséquent, la prépondérance des inconvénients favorise l’application des règles et des politiques qui protègent les détenus et le personnel de l’exposition à la fumée secondaire (voir RJR MacDonald, précité, au paragraphe 71).

 

 

 

 

 

 

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

 

-                     La requête du demandeur visant à surseoir à une peine d’isolement d’une durée de 15 jours est rejetée.

 

« Simon Noël »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1003-07

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            GORDON PAWLIW et PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (par conférence téléphonique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 7 juin 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  Le juge Simon Noël

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 8 juin 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Donna M. Turko

TURKO & COMPANY

100-141, rue Water

Vancouver (C.-B.)

Téléphone : 604-801-6880

Télécopieur : 604-801-6883

Pour le demandeur

Liliane Bantourakis

Ministère de la Justice Canada

Téléphone : 604-666-4419

Télécopieur : 604-666-2639

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Donna M. Turko

TURKO & COMPANY

100-141, rue Water

Vancouver (C.-B.)

Téléphone : 604-801-6880

Télécopieur : 604-801-6883

Pour le demandeur

Liliane Bantourakis

Ministère de la Justice Canada

Téléphone : 604-666-4419

Télécopieur : 604-666-2639

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.