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Date : 20070705

Dossier : P-1-07

Référence : 2007 CF 703

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2007

En présence de Monsieur le juge Martineau, évaluateur adjoint

 

ENTRE :

MJ FARM LTD.

appelante

et

 

LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE

ET DE L’AGROALIMENTAIRE DU CANADA

intimé

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande par laquelle l’intimé sollicite une ordonnance rejetant sommairement le présent appel, interjeté en vertu de l’article 56 de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21 (la Loi) le 21 décembre 2006, parce qu’il a été interjeté longtemps après le délai prévu, qui est de trois mois, et qu’il n’y a pas de « raisons spéciales » de proroger ce dernier.

 

[2]               L’appelante fait l’élevage de poulets nègre-soie (volaille de chair et de reproduction) à Abbotsford (C.-B.). C’est M. John Giesbrecht qui dirige et exploite l’entreprise. Le 11 mars 2004, après que l’on eut décelé la présence d’influenza aviaire dans des exploitations avicoles de la vallée du Fraser, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire du Canada (le Ministre) a décrété l’établissement d’une région contrôlée. C’est ainsi que le 4 mai 2004 le Ministre a exigé la destruction du troupeau de l’appelante, en application du paragraphe 48(1) de la Loi. Peu de temps après, tout le troupeau de reproduction de l’appelante était euthanasié.

 

[3]               Le 11 mai 2004 ou aux environs de cette date, l’appelante a demandé une indemnité en vertu de l’alinéa 51(1)a) de la Loi. Elle a présenté une évaluation d’un montant total de 116 929,55 $, dont la somme de 70 072,26 $ pour les poulets de reproduction. Cette évaluation était fondée sur le coût de production du troupeau et elle présumait qu’il y aurait conservation de certains des œufs de poulet de reproduction, non encore éclos, et un taux d’éclosion de 60 à 70 p. 100 (une présomption qui s’est plus tard révélée être erronée). La somme de 48 813,42 $ a été accordée à l’appelante pour les poulets de reproduction nègre-soie, mais au total elle a obtenu une indemnité de 114 218,48 $ le 21 juillet 2004.

 

[4]               Le 21 décembre 2006 ou aux environs de cette date, M. Giesbrecht a envoyé une lettre d’appel au sujet de l’indemnité versée. Le 11 janvier 2007, M. le juge en chef Allan Lutfy, évaluateur, a ordonné que la lettre soit déposée en tant qu’avis d’appel, au sens de l’article 56 de la Loi. Le 14 mars 2007, l’intimé a présenté une demande pour que l’évaluateur rende une ordonnance annulant l’appel de l’appelante au motif que l’appel avait été interjeté en dehors du délai de prescription de trois mois prévu par le paragraphe 56(2) de la Loi.

 

[5]               Aux termes de l’article 56 de la Loi, une personne qui est insatisfaite de la façon dont le Ministre tranche sa demande en vertu de la Loi peut porter sa cause en appel devant l’évaluateur. Les seuls motifs d’appel sont les suivants : le refus d’accorder une indemnité est injustifié ou l’indemnité accordée est insuffisante. Le paragraphe 56(2) indique quel est le délai à respecter pour interjeter appel :

(2) L’appel doit être interjeté dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé de la décision ministérielle contestée ou dans le délai plus long que l’évaluateur peut exceptionnellement accorder.

(2) An appeal shall be brought within three months after the claimant receives notification of the Minister’s disposition of the claim, or within such longer period as the Assessor may in any case for special reasons allow.

 

[6]               Dans la présente affaire, les deux parties conviennent que l’appelante a nettement excédé le délai de trois mois prévu à l’article 56 de la Loi. L’appelante soutient toutefois qu’il y a des raisons spéciales pour autoriser l’appel à ce stade-ci. Plus précisément, elle se fonde sur la décision Donaldson c. Canada (Le Ministre d’Agriculture et Agricoalimentaire Canada), 2006 CF 842, qui a été rendue le 30 juin 2006, et où l’évaluateur (le juge Michael Kelen) a fait droit à un appel de M. Donaldson qui, au dire de l’appelante en l’espèce, est le seul autre éleveur de nègre-soie dans la vallée du Fraser. M. Donaldson contestait l’indemnité accordée pour ses poulets de reproduction nègre-soie, que l’on avait détruits en 2004. Plus précisément, il soutenait que le montant accordé était inférieur à la valeur marchande du troupeau. Comme il n’existe pas de marché commercial permettant d’établir la valeur de cette volaille au moyen de transactions comparables (il ne se vend pas de nègre-soie de reproduction sur le marché libre), l’évaluateur a noté que la juste façon de déterminer la valeur marchande des poulets nègre-soie de ce type était le coût de remplacement ou le coût de production. Se fondant sur les éléments de preuve que les parties avaient fournis, l’évaluateur a conclu dans sa décision que l’intimé avait omis de faire la distinction entre les nègre-soie de chair et les nègre-soie de reproduction. Il a donc fait droit à l’appel et conclu que le montant de l’indemnité versée avait « été fixé sur la base d’une erreur fondamentale de [l’intimé] touchant la valeur marchande des volailles de cette catégorie » (paragraphe 22).

 

[7]               La Loi ne définit pas l’expression « special reasons » (raisons spéciales) qui est employée au paragraphe 56(2) de la Loi (dans la version anglaise uniquement; la version française dit plutôt : « exceptionnellement »), relativement au pouvoir donné à l’évaluateur de proroger le délai prévu pour interjeter appel lorsqu’une demande d’appel n’est pas présentée dans le délai prévu de trois mois. L’évaluateur n’a pas non plus trouvé d’éléments jurisprudentiels qui définissent cette expression dans le contexte de la Loi. La Loi sur l’indemnisation du dommage causé par des pesticides, L.R.C. 1985, ch. P-10 (paragraphe 15(2)), et le paragraphe 40(2) de la Loi sur la protection des végétaux, L.C. 1990, ch. 22, contiennent aussi des dispositions qui sont quasi identiques et qui emploient, dans la version anglaise, les mots « special reasons ». Cependant, ni l’une ni l’autre de ces deux lois ne définit ces mots. Par ailleurs, l’évaluateur n’a pas trouvé – et les parties n’ont pas produit - d’éléments jurisprudentiels quelconques qui interprètent ces mots dans le contexte de ces deux lois.

 

[8]               Cela dit, procédant par analogie, les parties ont renvoyé l’évaluateur à des décisions que la Cour fédérale a rendues au sujet des critères relatifs à la prorogation du délai prescrit pour présenter une demande de contrôle judiciaire aux termes du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. Dans l’arrêt Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 C.F. 263 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a énoncé les principes qui s’appliquent aux causes de cette nature. Les facteurs applicables peuvent inclure l’un ou l’ensemble des facteurs suivants : a) le bien-fondé de la demande; b) l’intention constante de poursuivre la demande; c) l’existence d’une explication raisonnable justifiant le délai; d) le fait que l’intimé n’a pas subi de préjudice en raison du délai. À ce sujet, il n’est pas nécessaire qu’un demandeur qui sollicite une prorogation de délai fasse la preuve qu’il existe des « raisons spéciales » (Maple Lodge Farm Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), [1997] A.C.F. no 288, au paragraphe 9 (1re inst.)(QL)).

 

[9]               Les avocats ont aussi renvoyé l’évaluateur à des causes que des juges de la Cour fédérale, siégeant à titre d’arbitres en vertu de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, ont tranchées. Plus précisément, aux termes du paragraphe 114(1) de cette loi, le prestataire ou une autre personne qui fait l’objet d’une décision de la Commission, ou l’employeur du prestataire, peut, dans les trente jours suivant la date où il en reçoit communication, ou dans le délai supplémentaire que la Commission peut accorder pour des « raisons spéciales » dans un cas particulier, interjeter appel de la manière prévue par règlement devant le conseil arbitral. Selon la jurisprudence, ces « raisons spéciales » comprennent des raisons ou des circonstances de compassion qui sont indépendantes de la volonté du prestataire. Cependant, l’ignorance du processus d’appel, l’oubli ou la simple négligence ne constitue pas des « raisons spéciales » (Sharon J. Collins, CUB 61940A). Par ailleurs, dans la décision William L. Roulston, CUB 19019, le juge Cullen passe en revue une série d’éléments jurisprudentiels portant qu’un changement dans la jurisprudence ne constitue pas des « raisons spéciales ». À l’appui de cette thèse, voir aussi les CUB 17581 et CUB 17741.

 

[10]           L’appelante soutient que la décision rendue en juin 2006 dans l’affaire Donaldson constitue une « raison spéciale » qui justifie que l’on fasse aujourd’hui droit à un appel. Comme l’intimé a rectifié la méthode d’évaluation pour l’exploitation de M. Donaldson, mais pas pour celle de l’appelante, cela crée une injustice à laquelle il convient de remédier en autorisant l’appelante à poursuivre le présent appel. Cette dernière soutient également qu’à l’époque où on lui a offert une indemnité, elle n’était pas représentée par un avocat et l’intimé garantissait qu’il avait fixé le montant approprié avec diligence raisonnable. Elle croyait aussi à l’époque qu’elle pourrait sauver certains des œufs, et donc des volailles reproductrices de remplacement. En fin de compte, toutefois, il lui a été impossible de sauver la majeure partie de ses œufs. Dans son affidavit, M. Giesbrecht déclare avoir pris connaissance de la décision Donaldson le 21 septembre 2006. Aussitôt après, avec le concours d’un consultant, il a recalculé son indemnité au moyen de la méthode de calcul décrite dans l’affaire Donaldson, et il a écrit une lettre d’appel le 21 décembre 2006.

 

[11]           À mon avis, il n’y a pas en l’espèce de « raisons spéciales » qui justifient la prorogation du délai prévu pour déposer l’avis d’appel. Les « raisons spéciales » qu’il peut y avoir pour tarder à interjeter appel en vertu du paragraphe 56(2) de la Loi comportent à coup sûr des raisons ou des circonstances de compassion qui sont indépendantes de la volonté de l’intéressé. Cependant, la simple négligence ou l’ignorance de la loi ne peut pas être acceptée comme une « raison spéciale ». Je suis d’accord avec l’intimé qu’un changement dans la jurisprudence ou dans la loi ne constitue pas en soi une « raison spéciale » qui justifierait l’interjection tardive d’un appel. Le fait que l’appelante aurait eu en 2006 une cause plus avantageuse, à en juger par la décision Donaldson, n’est simplement pas suffisant pour surmonter le temps déraisonnable qu’elle a pris pour interjeter appel.

 

[12]           Cela dit, je doute que la décision Donaldson ait introduit un changement fondamental dans la loi, ainsi que le prétend l’avocat de l’appelante. Comme l’a signalé dans cette affaire mon collègue, le juge Kelen, au paragraphe 19 :

Comme d’autres évaluateurs l’ont décidé sous le régime de la Loi sur la santé des animaux, lorsqu’il n’existe pas de marché libre pour établir la valeur marchande d’un animal détruit au moyen de transactions comparables, la méthode de la valeur comptable nette de remplacement est un moyen acceptable d’estimer ladite valeur marchande. Voir Ferme Avicole Héva Inc. c. Canada (Ministre de l’Agriculture) (1998), 203 F.T.R. 218, la juge Tremblay-Lamer, évaluatrice, aux paragraphes 31 et 32.

 

[13]           Il ressort d’une lecture attentive de l’analyse que fait l’évaluateur dans la décision Donaldson que les motifs pour autoriser une indemnité supérieure à celle que l’intimé a accordée dépendent des faits en cause. Dans cette décision, l’évaluateur signale que « [l]es témoins de l’appelant étaient crédibles et expérimentés ». Par contre, il a conclu ce qui suit : « [l]es témoins de l’intimé n’ont pas produit d’éléments de preuve crédibles touchant la valeur marchande qu’il convient d’attribuer aux nègre-soie reproducteurs » (paragraphe 22).

 

[14]           En l’espèce, l’appelante réclamait déjà en 2004 une indemnité basée sur le coût de production ou la valeur de remplacement du troupeau perdu (qu’elle évaluait à 70 072,26 $, un chiffre qui a été révisé en 2006 pour 108 836,31 $). L’appelante n’a pas convaincu l’évaluateur qu’il lui avait été impossible de produire un avis d’appel dans le délai de trois mois prévu par la Loi. C’est ce que M. Donaldson, propriétaire de Bradner Farms, avait fait en 2004. D’après la preuve, l’appelante était au courant de son droit d’appel en date du 15 avril 2004, et elle a attendu jusqu’au 21 décembre 2006 pour agir (soit trois mois environ après avoir censément pris connaissance de la décision Donaldson le 21 septembre 2006).

 

[15]           M. Giesbrecht n’a pas fait état dans son affidavit de maladie ou de motifs de compassion, pas plus que d’une impossibilité quelconque d’agir ou de circonstances indépendantes de sa volonté. Le fait que l’appelante n’avait aucune raison de soupçonner en 2004 que ce que lui avaient dit les représentants de l’intimé était inexact n’est pas une « raison spéciale ». En outre, l’appelante n’a pas fait preuve de diligence et n’a certes pas montré qu’elle avait l’intention continue de poursuivre son appel, et je conclus que le fait qu’elle n’était pas représentée par un avocat en 2004 n’explique pas de manière raisonnable le délai de près de deux ans et demi qui s’est écoulé après qu’elle a été avisée de la décision du Ministre concernant sa demande.

 

[16]           La présente demande d’annulation sera accueillie. Il convient donc de rejeter sommairement l’appel. Les dépens seront en faveur de l’intimé.

 

ORDONNANCE

L’ÉVALUATEUR ORDONNE QUE la demande d’annulation présentée par l’intimé soit accueillie. L’appel est donc rejeté sommairement. Les dépens sont en faveur de l’intimé.

 

 

 

« Luc Martineau »

Évaluateur adjoint

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

D. Laberge, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        P-1-07

 

INTITULÉ :                                       MJ FARM LTD. c. LE MINISTRE D’AGRICULTURE ET AGROALIMENTAIRE CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 18 JUIN 2007

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE   

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 JUILLET 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Delwen Stander

 

POUR L’APPELANTE

Mélanie Chartier

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stander & Company

Chilliwack (Colombie-Britannique)

 

POUR L’APPELANTE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

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