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Date : 20070706

Dossier : IMM-7789-05

Référence : 2007 CF 718

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O'KEEFE

 

 

ENTRE :

MARAT MOUMAEV

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O'KEEFE

 

[1]               Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), visant une décision d'un agent d'exécution, rendue le 21 décembre 2005, qui rejetait la demande de report de l'exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur.

 

[2]               Le demandeur demande à la Cour d'annuler la décision refusant le report du renvoi.

Le contexte

 

[3]               Le demandeur, Marat Moumaev, et son fils, Rouslan Moumaev, sont citoyens de la Russie et soutiennent qu'ils sont d'origine tchétchène. Dans son affidavit, le demandeur a décrit son origine ethnique et a expliqué le fondement de sa crainte de retourner en Russie. La famille du demandeur a été expulsée de la Tchétchénie en 1944 et, par conséquent, le demandeur est né au Kazakhstan. Sa famille est retournée en Tchétchénie en 1957 et le demandeur y a habité jusqu'à ce qu'il déménage à Moscou en 1974. Pendant la guerre de Tchétchénie de 1994 à 1995, les citoyens russes d'origine tchétchène se faisaient arrêter et étaient persécutés. Le demandeur a commencé à recevoir des appels de menaces et il a appris que beaucoup de ses amis tchétchènes à Moscou avaient été battus, torturés et arrêtés par les policiers.

 

[4]               En juin 1995, le demandeur a été arrêté par des policiers qui effectuaient une vérification de routine des papiers d'identités. Il leur a présenté son passeport, qui faisait mention de son origine tchétchène, et il a immédiatement été mis en état d'arrestation. On lui a demandé de signer des documents dans lequel on accusait d'autres tchétchènes incarcérés d'avoir été en possession d'armes à feu illégales. Il a refusé de signer les documents et les policiers l'ont battu. On l'a averti de ne pas porter plainte au sujet de cet incident. Le demandeur et sa famille ont ensuite obtenu des visas temporaires et ont déménagé à Chypre où ils ont habité pendant quatre ans. Le demandeur est retourné en Russie quelques fois pendant cette période. Il y est retourné en 1998 pour renouveler son passeport international, et à nouveau en 1999 pour présenter une demande de visa canadien.

 

[5]               Après avoir obtenu le visa, il s'est enfui avec son fils. Ils sont venus au Canada à titre de visiteurs le 13 octobre 1999. Leur demande d'asile a été rejetée le 7 août 2003, parce qu'ils n'avaient pas prouvé leur origine tchétchène. Le demandeur avait présenté son passeport interne et son livret militaire comme preuve de son origine ethnique; cependant, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a perdu les documents originaux lorsqu'elle les a envoyés pour analyse judiciaire. La demande d'autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la Commission a été rejetée le 17 décembre 2003. Le demandeur a présenté une première demande d'ERAR en mars 2004. La demande d'ERAR a été rejetée le 3 novembre 2004 en raison de l'absence de preuve établissant l'origine ethnique du demandeur. La demande d'autorisation de contrôle judiciaire de la première décision d'ERAR a été rejetée le 13 avril 2005.

 

[6]               Le renvoi du demandeur du Canada en Russie devait avoir lieu le 5 janvier 2005. Il ne s'est pas présenté pour son renvoi le 5 janvier 2005 et un mandat ordonnant son arrestation a été émis le 6 janvier 2005. Le demandeur a été arrêté le 29 novembre 2005 conformément à un mandat de renvoi de l'immigration et son renvoi a été prévu pour le 4 janvier 2006.

 

[7]               Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d'ordre humanitaire (demande CH) en mai 2005 et une deuxième demande d'ERAR en décembre 2005. Le demandeur a aussi demandé le report de son renvoi en Russie en attendant l'issue de ces demandes. L'agent d'exécution a rejeté la demande de report le 21 décembre 2005. Le demandeur a alors présenté à la Cour une requête en sursis à l'exécution de la mesure de renvoi, qui a été accueillie le 10 janvier 2006 en attendant qu'une décision soit rendue au sujet de la deuxième demande d'ERAR. Celle-ci a été rejetée le 18 janvier 2006 et le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi a été annulé.

 

[8]               Le renvoi du demandeur a été prévu pour le 24 mai 2006; cependant, il a demandé un deuxième sursis à l'exécution de la mesure de renvoi en attendant qu'une décision soit rendue au sujet de ses demandes d'autorisation de contrôle judiciaire : 1) de la deuxième décision d'ERAR, rendue le 18 janvier 2006 et 2) du refus de l'agent d'exécution de reporter le renvoi, prononcé le 21 décembre 2005. Le 19 mai 2006, la Cour a accordé le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi en attendant qu'une décision soit rendue pour les deux demandes, ainsi que pour le contrôle judiciaire des deux décisions en question. Il s'agit en l'espèce du contrôle judiciaire de la décision de l'agent d'exécution, qui a rejeté la demande de report du renvoi.

 

Les motifs de l'agent

 

[9]               L'agent n'a pas rendu de motifs officiels au sujet de sa décision. Cependant, l'agent a envoyé un fax à l'avocat du demandeur dans lequel il écrivait :

[traduction]

Quant à votre demande, il m'est malheureusement impossible de reporter le renvoi de votre client. Comme vous le savez, j'ai l'obligation d'exécuter une mesure de renvoi prise contre une personne dès que les circonstances le permettent. Aussi, comme vous l'avez noté, une décision défavorable d'ERAR a été signifiée à votre client et il avait pour instruction de se présenter pour son renvoi le 5 janvier 2005. Il a décidé de ne pas se conformer aux instructions de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

 

Les questions en litige

 

[10]           Le demandeur a présenté les questions suivantes :

            1. L'agent a-t-il commis une erreur lorsqu'il a refusé de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi du Canada prise contre le demandeur?

            2. L'agent a-t-il commis une erreur en ne donnant pas des motifs suffisants à l'appui de sa décision?

 

[11]           Le défendeur a présenté les questions additionnelles suivantes :

            1. L'affaire est-elle rendue théorique?

            2. Existe-t-il un recours discrétionnaire dans le cas où le demandeur qui se présente à la Cour n'a pas eu une attitude irréprochable?

            3. L'agent aurait-il dû entreprendre un examen approfondi de la preuve du demandeur au sujet des risques pour rendre sa décision?

 

Les observations du demandeur

 

[12]           Le demandeur note qu'il a demandé le report de son renvoi du Canada au motif qu'il attendait une décision au sujet de sa demande d'ERAR, pour laquelle il avait présenté d'importants nouveaux éléments de preuve portant sur sa crainte d'être persécuté à son retour en Russie du fait de son origine ethnique tchétchène.

 

[13]           Le demandeur soutient que le pouvoir de reporter un renvoi en application du paragraphe 48(2) de la LIPR est un pouvoir discrétionnaire et que l'agent doit tenir compte des facteurs pertinents particuliers à chaque affaire (voir Poyanipur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 116 F.T.R. 4 (C.F. 1re inst.). Le demandeur soutient que l'agent a entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et qu'il n'a pas tenu compte de certaines preuves portant sur l'existence d'un risque lorsqu'il a refusé de reporter le renvoi. Le demandeur fait valoir que les agents d'exécution peuvent examiner s'il est raisonnable de reporter le renvoi en attendant qu'il y ait examen des risques avant renvoi et si le refus de reporter le renvoi exposerait le demandeur à un préjudice grave (voir Saini c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 4 C.F. 325, (1998), 150 F.T.R. 148).

 

[14]           Le demandeur soutient qu'il a présenté sa deuxième demande d'ERAR le 9 décembre 2005, avant que des dispositions en vue de son renvoi n'aient été prises. Il fait valoir que ses déclarations quant à la menace à sa vie faisaient partie d'une demande présentée de bonne foi et que l'agent aurait dû en tenir compte. Selon le demandeur, l'agent a commis une erreur en n'examinant pas correctement le risque auquel il serait exposé (voir Sklarzyk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 336 (C.F. 1re inst.). Il soutient que l'agent n'a pas tenu compte de la question du risque auquel il serait exposé s'il était renvoyé en Russie, parce que la question n'a pas été abordée dans la décision, qui ne comportait aucun motif. La Cour a statué que les décisions de type passe-partout peuvent donner naissance à des allégations que le décideur n'a pas examiné les faits précis de la revendication (voir Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 4 C.F. 771, 2003 CFPI 429).

 

[15]           Le demandeur allègue que l'agent a entravé son pouvoir discrétionnaire parce qu'il a souligné le fait que le demandeur ne s'était pas conformé aux instructions de renvoi de l'ASFC, mais qu'il n'a pas mentionné les autres faits à l'appui de la demande de report. Le demandeur reconnaît que les agents d'exécution n'ont pas l'obligation de présenter des motifs officiels; cependant, il remarque qu'il n'y avait aucune note au dossier en l'espèce. Le demandeur soutient que l’agent n’a présenté aucun motif à l’appui de ses conclusions et que la décision démontrait qu’il a mal compris les faits (voir Shawesh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. n1757 (C.F. 1re inst.).

 

Les observations du défendeur

 

[16]           Le défendeur note que le demandeur a demandé le report de son renvoi en attendant qu'une décision soit rendue au sujet de sa deuxième demande d'ERAR. Comme une décision défavorable a été rendue le 18 janvier 2006 au sujet du deuxième ERAR, le défendeur soutient que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique (voir Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3, (2003) 232 D.L.R. (4th) 577). Le défendeur fait valoir que les faits en l'espèce étaient uniques et n'étaient pas d’une nature répétitive qui aurait exigé que la Cour entende l'affaire malgré l'absence d'une question réelle entre les parties.

 

[17]           Le défendeur soutient que les réparations demandées dans le cadre d'un contrôle judiciaire sont de nature discrétionnaire et que la Cour peut refuser de les accorder à un demandeur en raison du comportement de celui-ci. Il fait valoir qu'en matière d'immigration, les personnes comme le demandeur qui décident d'échapper aux agents d'immigration ne se présentent pas devant la Cour avec une conduite irréprochable et ne devraient donc pas avoir droit à l'exercice par la Cour de sa compétence d'équité (voir Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1464).

 

[18]           Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable aux décisions concernant un report est la décision manifestement déraisonnable (voir Zenunaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1715). Il ajoute que l'agent de renvoi n'avait pas l'obligation d'effectuer un examen des risques ou de tenir compte des motifs d'ordre humanitaire avant de rendre sa décision. Le défendeur fait valoir que la tâche de l'agent est de prendre des dispositions en vue du renvoi dès que les circonstances le permettent et que le pouvoir discrétionnaire en matière de report d'un renvoi est généralement restreint aux cas où il y a des problèmes physiques à l'encontre du voyage (voir Adviento c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 242 F.T.R. 295, 2003 CF 1430).

 

[19]           Le défendeur soutient que les agents ne commettent pas d'erreur lorsqu'ils accordent peu d'importance à de nouveaux risques soulevés à la dernière minute. Un agent ne peut examiner une demande de report que lorsque le risque allégué est évident et très grave ou qu'il était impossible de l'invoquer précédemment (voir Jamal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 494). Le défendeur fait valoir que le demandeur tentait de plaider à nouveau l'affaire que la Commission avait rejetée et qu'il n'était pas manifestement déraisonnable que l'agent accorde peu de poids à la demande d'ERAR, qui a été présentée à la dernière minute et qui n'était pas accompagnée de preuve à l'appui de l'allégation de risque exceptionnel. Il note qu'aux termes de l'article 165 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), les demandes ultérieures d'ERAR n'opèrent pas sursis de la mesure de renvoi. Par conséquent, il existe peu de situations pour lesquelles il serait justifié qu'un agent ne tienne pas compte de l'obligation positive d'exécuter une mesure de renvoi prise contre une personne dès que les circonstances le permettent. Le défendeur soutient qu'en l'absence d'allégations de risque découlant d'un changement dans la situation du pays, l'agent n’a pas à reporter un renvoi au motif qu’il existe un risque.

 

[20]           Le défendeur fait valoir que les motifs de l'agent étaient adéquats. Il soutient que les agents d'exécution ne sont pas tenus de fournir des motifs officiels et qu'ils n'ont pas l'obligation de mentionner chaque aspect d'une demande de report de renvoi (voir Hailu c. Canada (Soliciteur général) (2005), 27 Admin. L.R. (4th) 222, 2005 CF 229). Contrairement à la décision Shawesh, précitée, l'agent a mentionné que comme le demandeur avait déjà obtenu un ERAR et qu'il ne s'était pas présenté pour son renvoi par le passé, le report du renvoi n'était pas justifié. Le défendeur fait valoir que le demandeur n'a pas relevé de nouveaux éléments dans la preuve qu'il a présentée pour son deuxième ERAR qui établissaient qu'il serait exposé à un nouveau risque ou à un risque exceptionnel s'il retournait en Russie (voir l'alinéa 113a) de la LIPR). Le défendeur soutient qu'il n'était donc pas manifestement déraisonnable que l'agent refuse d'entreprendre un examen approfondi de la demande d'ERAR que le demandeur a présentée à la dernière minute.

 

Réponse du demandeur

 

[21]           Le demandeur soutient que sa demande de contrôle judiciaire n'est pas théorique. Il explique que le fait qu'un sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi obtenu par voie d’une injonction provisoire revient à accueillir la demande de contrôle judiciaire est précisément la raison pour laquelle la Cour ne devrait pas simplement appliquer le critère de la question sérieuse à trancher, mais devrait examiner de près le fond de la demande (voir Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 3 C.F. 682, 2001 CFPI 148).

 

[22]           Le demandeur prétend que sa deuxième demande d'ERAR ne devrait pas être qualifiée de demande de « dernière minute » puisqu'il l'a présentée avant que des mesures n'aient été prises en vue de son renvoi. Il soutient que le principe de la « conduite irréprochable » ne s'applique pas en l'espèce, puisqu'il demande un recours prévu par la loi. Subsidiairement, il fait valoir que la Cour devrait lui accorder un redressement discrétionnaire. Le demandeur prétend que, comme cela a été formulé dans l'arrêt Thanabalasingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CAF 14, la Cour doit s'efforcer de mettre en balance la préservation de l'intégrité de la procédure judiciaire et la protection des droits fondamentaux de la personne.

 

[23]           Le demandeur soutient que bien que la décision raisonnable soit la norme applicable à une décision de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi (voir la décision Adviento, précitée), la décision manifestement déraisonnable, qui est une norme commandant la retenue, s'applique aussi à la décision de l'agent. Il fait valoir que les documents qu'il a présentés, qui prouvent qu'il est Tchétchène, constituent de nouveaux éléments de preuve aux termes de l'alinéa 113a) de la LIPR.

 

Analyse et décision

 

La norme de contrôle

 

[24]           La Cour a statué que les décisions des agents d'exécution de reporter le renvoi commandent une grande retenue, compte tenu de la nature du régime législatif et du pouvoir discrétionnaire restreint et axé sur les faits qu'ils exercent en vertu du paragraphe 48(2) de la LIPR. La décision manifestement déraisonnable est donc la norme de contrôle applicable à ces décisions (voir la décision Hailu, précitée).

 

Le caractère théorique

[25]           Le défendeur soutient que l'affaire est théorique. J'ai examiné l'ordonnance du juge Beaudry, prononcée le 19 mai 2006, qui accordait un sursis à la mesure de renvoi prise contre le demandeur. Le juge Beaudry a accordé le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi [traduction] « en attendant que la Cour fédérale rende une décision au sujet de la demande de contrôle judiciaire ». Par conséquent, je dois traiter la demande de contrôle judiciaire sinon l'ordonnance du juge Beaudry resterait en vigueur. La question n'est donc pas théorique.

 

 

[26]           La première question

            L'agent a-t-il commis une erreur lorsqu'il a refusé de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi du Canada prise contre le demandeur?

            Les agents d'immigration ont un pouvoir discrétionnaire très limité en matière de report d'un renvoi. La jurisprudence de la Cour fédérale a établi que les agents peuvent tenir compte de facteurs tels que : 1) l'existence d'une demande CH pendante qui a été déposée à temps, 2) l'existence de facteurs médicaux, 3) la préparation des documents de voyage et 4) l'existence d'une menace à la sécurité de la personne (voir Boniowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 44 Imm. L.R. (3d) 1, 2004 C.F. 1161), avant de décider s'il convient de reporter le renvoi. En ce qui a trait aux obligations des agents de renvoi, le juge Pelletier a affirmé aux paragraphes 47 et 48 de la décision Wang, précitée :

 […] Le ministre a l’obligation positive d’exécuter les mesures de renvoi, qui sont des mesures légales généralement adoptées par des personnes autres que le ministre, qui détiennent des postes où elles ont reçu le pouvoir particulier de prendre de telles mesures. Ces mesures ne sont pas des dispositions administratives que le ministre peut modifier à son gré. En fait, le ministre n’est pas autorisé à accorder un permis ministériel à une personne qui fait l’objet d’une mesure de renvoi, ce qui est une preuve évidente que la loi prévoit que le ministre exécute les mesures de renvoi plutôt qu’il ne les rende de nul effet.

 

Il est admis qu’il existe un pouvoir discrétionnaire de différer l’exécution du renvoi, bien que les limites de ce pouvoir discrétionnaire ne soient pas définies. L’octroi de ce pouvoir discrétionnaire se trouve dans le même article qui impose l’obligation d’exécuter les mesures de renvoi, une juxtaposition à laquelle il faut accorder tout son sens. Dans son sens le plus large, le pouvoir discrétionnaire de différer ne devrait en toute logique être exercé que dans des circonstances où la procédure à laquelle on défère peut avoir comme résultat que la mesure de renvoi devienne nulle ou de nul effet. Le report dont le seul objectif est de retarder l’échéance ne respecte pas les impératifs de la Loi. Un exemple de politique qui respecte le pouvoir discrétionnaire de différer tout en limitant son application aux cas qui respectent l’économie de la Loi est de réserver l’exercice de ce pouvoir aux affaires où il y a des demandes ou procédures pendantes et où le défaut de différer ferait que la vie du demandeur serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain, alors qu’un report pourrait faire que la mesure devienne de nul effet. Dans de telles circonstances, on ne pourrait annuler les conséquences d’un renvoi en réadmettant la personne au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était pendante. […]

 

[Non souligné dans l'original.]

 

[27]           Les dates suivantes sont pertinentes en l'espèce :

-         3 novembre 2004 : rejet de la première demande d'ERAR.

-         5 janvier 2005 : première date de renvoi, le demandeur ne s'est pas présenté.

-         6 janvier 2005 : émission d'un mandat d'arrestation contre le demandeur.

-         Mai 2005 : présentation de la demande CH.

-         29 novembre 2005 : arrestation du demandeur (deuxième date de renvoi prévue pour le 4 janvier 2006).

-         9 décembre 2005 : présentation de la deuxième demande d'ERAR.

-         21 décembre 2005 : présentation de la demande de report du renvoi, qui a été rejetée par la suite.

 

[28]           Le demandeur soutient que la décision de l'agent de ne pas accorder le report du renvoi devrait être annulée parce que rien ne donnait à penser que l'agent avait tenu compte des risques auxquels il serait exposé s'il retournait en Russie. Il est bien établi que le demandeur a le fardeau de présenter des éléments de preuve convaincants au soutien de sa demande de report (voir John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 420). À l'appui de sa demande de report, le demandeur a présenté tous les documents qu'il avait présentés avec sa deuxième demande d'ERAR, y compris :

-         trois affidavits attestant qu'il est Tchétchène;

-         une photocopie de son certificat de naissance redélivré;

-         une photocopie de son carnet de travail soviétique;

-         des documents portant sur la situation du pays à laquelle les Tchétchènes sont confrontés;

-         une lettre d'Amnistie Internationale.

 

[29]           L'agent savait que la première demande d'ERAR du demandeur avait été rejetée au motif qu'il n'avait pas établi qu'il était d'origine tchétchène, puisque le demandeur avait souligné ce fait dans ses observations. Parmi les documents présentés à l'agent se trouvait un certificat de naissance redélivré le 26 novembre 2004, qui faisait état de l'origine ethnique tchétchène du demandeur. Le demandeur a déclaré que son certificat de naissance original avait été détruit lors du bombardement de sa maison familiale. Vers la fin 2004, sa sœur lui a envoyé par la poste le certificat redélivré, après qu'une décision eut été rendue tant au sujet de sa demande d'asile que de sa première demande d'ERAR. Le demandeur a expliqué qu'il n'avait pas tenté d'obtenir son certificat de naissance plus tôt parce qu'il croyait que son carnet militaire et son passeport interne, qu'il avait présentés avec sa demande d'asile, auraient prouvé son origine ethnique. Cependant, la Commission a douté de l'authenticité de ces documents et a conclu que le demandeur n'avait pas établi son origine ethnique. Le demandeur allègue que la Commission a perdu son carnet militaire et son passeport interne lorsqu'elle les a envoyés pour analyse judiciaire.

 

[30]           Bien que le choix de la date de la présentation de la demande de report par rapport à la présentation de la deuxième demande d'ERAR semble suspect, à mon avis, il y avait des éléments de preuve établissant l'existence d'une menace sérieuse pour le demandeur qui justifiaient le report de la mesure de renvoi. En particulier, je note que le certificat de naissance redélivré du demandeur étayait son allégation qu'il était d'origine tchétchène. Des preuves documentaires ont aussi été présentées quant à la gravité des risques auxquels les Tchétchènes sont confrontés à leur retour en Russie. L'article 15.13 du guide des politiques de l'immigration (ENF 10 - Renvois) prévoit :

 

Demandes d'ERAR subséquentes

 

La personne qui reçoit une décision défavorable de l'ERAR et qui demeure au Canada après avoir reçu un avis en vertu du R160 peut présenter une autre demande. […] Conformément au R165, une demande subséquente n'opère pas sursis de la mesure de renvoi et les arrangements de renvoi peuvent se poursuivre. Dans un petit nombre de cas, des circonstances exceptionnelles peuvent justifier la suspension de la mesure de renvoi en attendant une décision subséquente de l'ERAR. […]

 

 

[31]           À mon avis, la décision de l'agent de ne pas reporter le renvoi du demandeur en attendant qu'une décision soit rendue au sujet du deuxième ERAR était manifestement déraisonnable. Il existe des circonstances exceptionnelles en l'espèce qui justifiaient le report du renvoi, y compris le fait que la Commission a mal géré les documents d'identité du demandeur et le fait que le demandeur a présenté un certificat de naissance, devenu disponible depuis sa première demande d'ERAR, qui n'avait pas été examiné auparavant. Le demandeur a fourni à l'agent tant des preuves personnelles que des preuves documentaires portant sur la gravité du risque auquel il serait exposé s'il était renvoyé du Canada.

 

[32]           La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et la décision de ne pas reporter le renvoi sera annulée.

 

[33]           Compte tenu de mes conclusions au sujet du caractère théorique de la demande et au sujet de la première question, il n'est pas nécessaire que j'aborde les autres questions.

 

[34]           Aucune des parties n'a proposé la certification d'une question grave de portée générale.

 

JUGEMENT

 

[35]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que la décision de ne pas reporter le renvoi soit annulée.

 

 

« John A. O'Keefe »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice

 


 

ANNEXE

 

Dispositions légales pertinentes

 

Les dispositions légales pertinentes sont les suivantes.

 

La Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :

 

48.(1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

 

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

 

 

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

 

48.(1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

 

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

 

           

Le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227:

 

165. La personne dont la demande de protection a été rejetée et qui est demeurée au Canada après la délivrance de l’avis visé à l’article 160 peut présenter une autre demande de protection. Les observations écrites, le cas échéant, doivent accompagner la demande. Il est entendu que la demande n’opère pas sursis de la mesure de renvoi.

165. A person whose application for protection was rejected and who has remained in Canada since being given notification under section 160 may make another application. Written submissions, if any, must accompany the application. For greater certainty, the application does not result in a stay of the removal order.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7789-05

 

INTITULÉ :                                       MARAT MOUMAEV

                                                                                                 

c.

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

                                                                                                 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 18 janvier 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 juillet 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Simone Dahan                                                               POUR LE DEMANDEUR

 

Lisa Hutt                                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Carole Simone Dahan

Toronto (Ontario)                                                                     POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

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