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Date : 20070831

Dossier : IMM-494-07

Référence : 2007 CF 864

Ottawa (Ontario), le 31 août 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

 

ENTRE :

JORGE VICTOR HUERTAS TORRES ET

GLIRIA JUANA LEON FLORES DE HUERTAS

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire, présentée en application de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de personnes à protéger au motif qu’ils n’avaient pas réussi à établir qu'ils ne pouvaient pas se réclamer de la protection de l'État au Pérou.

 

 

 

QUESTION EN LITIGE

[2]               La Commission a-t-elle commis une erreur de fait ou de droit en concluant que les demandeurs pouvaient se réclamer de la protection de l’État?

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, la réponse à cette question est négative. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

CONTEXTE

[4]               Jorge Victor Huertas Torres (le demandeur principal) et son épouse, Gliria Juana Leon Flores de Huertas (la demanderesse), sont tous deux âgés de soixante ans et citoyens du Pérou. Ils ont mené une vie confortable dans ce pays avec leurs trois enfants, en tant que propriétaires‑exploitants de deux établissements de commerce au détail à Lima.

 

[5]               Le 16 janvier 2005, le demandeur principal a été interpellé par deux agents de la Police nationale du Pérou (la PNP) qui ont exigé qu'il leur paye un pot-de-vin de 600 $US tous les mois.  Lorsque le demandeur a protesté, les agents de police l’ont brutalisé et l’ont avisé qu’ils avaient le droit d’arrondir leurs revenus.

 

[6]               Le lendemain du premier incident, le demandeur principal a reçu un appel à la maison de la part de l’un des agents de police qui lui a rappelé le montant qu’il devait payer. L’agent l’a prévenu que s’il refusait de verser ce montant, il le regretterait. Le jour suivant, le 18 janvier 2005, le demandeur principal a été enlevé par trois agents de la PNP au moment où il sortait de son commerce. Les trois agents se sont montrés physiquement et verbalement violents envers le demandeur et ils ont exigé qu’il leur paye le pot-de-vin en question, le menaçant de le tuer s'il ne collaborait pas

 

[7]               À titre de preuve documentaire, le demandeur principal a notamment produit un rapport médical, daté du 31 janvier 2005, qui confirmait qu’il avait été traité le 18 janvier 2005 pour les blessures que les trois agents de la PNP lui avaient infligées.

 

[8]               C’est le 24 janvier 2006 que deux hommes habillés en civil, dont l’un des agents de police qui avaient interpellé le demandeur le 16 janvier 2005, ont exigé que ce dernier leur paye le pot‑au‑vin, ce qu’il a fait en versant la somme de 600 $US. Au moment de quitter le demandeur, les deux extorqueurs l’ont menacé de s’en prendre à ses enfants s’il les dénonçait.

 

[9]               Selon le demandeur, la police a utilisé le même modus operandi et lui a extorqué la somme de 600 $US chaque mois jusqu’en juin 2005 inclusivement. Cependant, la situation a empiré lorsque le demandeur a été interpellé le 25 juillet 2005 par un policier de patrouille qui lui a dit que, parce qu’il était propriétaire de deux commerces, il devait payer un montant mensuel deux fois plus élevé, à savoir 1 200 $, montant que la police a perçu le 26 juillet 2005. Après le deuxième paiement en août, les demandeurs, craignant pour leur sécurité financière et personnelle, ont décidé de quitter le pays.

 

[10]           Les demandeurs ont alors communiqué avec des membres de leur famille vivant à Montréal qui les ont formellement invités à venir les visiter au Canada. Le 18 octobre 2005, ils ont obtenu des visas de visiteurs. Vers la fin de décembre, ils ont versé aux agents de la PNP un dernier paiement s’élevant à 1 200 $. Le 26 décembre 2005, ils ont porté plainte contre la police qu’ils ont accusée d’extorsion et de voies de fait. Cinq jours plus tard, le 31 décembre 2005, ils ont quitté le Pérou pour venir au Canada munis de leurs visas de visiteurs, tandis que leurs trois enfants se sont réfugiés chez des membres de la famille et des amis. Les demandeurs sont arrivés au Canada au jour de l’An 2006 et y ont demandé l’asile le 10 janvier 2006.

 

[11]           La Commission a rejeté les demandes d’asile des demandeurs au motif qu’ils ne s’étaient pas réclamés de la protection de l’État au Pérou, ce qui a donné lieu à la présente demande conjointe de contrôle judiciaire.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DE CONTRÔLE

[12]           La Commission a convenu que le récit du demandeur principal au sujet de l’extorsion était plausible, puisque la preuve documentaire indique bien que la police péruvienne est connue pour les actes de corruption commis par ses membres. Cependant, la Commission a également reconnu que, contrairement à ce que le demandeur principal a dit dans son témoignage, le gouvernement du Pérou, à la suite du départ du président Fujimori et de l’arrivée du président Toledo, a entrepris une campagne rigoureuse de nettoyage des corps de police et visant à mettre un terme aux problèmes d’extorsion, d’intimidation et de corruption que la PNP a connus par le passé.

 

[13]           En effet, d’après la preuve documentaire, la Commission a conclu que plusieurs institutions avaient été mises sur pied pour encourager les victimes à porter plainte contre la police sans crainte de représailles. La Commission a aussi conclu que, dans les conditions actuelles, le demandeur principal pouvait se réclamer de la protection de l’État, quoiqu’elle fût imparfaite, mais qu’il avait choisi de ne pas le faire.

 

[14]           De plus, bien que les incidents d’extorsion et de violence allégués aient commencé en janvier 2005, presque douze mois avant le départ du couple, le demandeur principal n’a porté plainte que cinq jours avant la date à laquelle lui et son épouse ont quitté le Pérou pour venir au Canada munis de visas de visiteurs qu’ils avaient obtenus deux mois plus tôt. La Commission a conclu que cette manière d’agir démontrait que les demandeurs n’avaient pas fait des efforts notables pour obtenir une protection, et elle a donc rejeté les demandes d’asile. Pour parvenir à cette conclusion, la Commission s’est fondée sur des arrêts de la Cour d’appel fédérale, notamment Kadenko et autres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1376, et Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189, selon lesquels le demandeur doit avoir cherché à obtenir la protection de l’État dans son pays d’origine avant de demander l’asile dans un autre pays.

 

ANALYSE

La norme de contrôle

[15]           Tout d’abord, il convient de préciser de la norme de contrôle indiquée en l’espèce, à savoir la norme qui porte exclusivement sur la conclusion relative à la possibilité d'obtenir la protection de l'État. En se fondant sur la décision de la Cour dans l’affaire Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 232, 2005 CF 193, les demandeurs font valoir que la question de la protection de l’État est une question mixte de fait et de droit à laquelle s'applique la norme de la décision raisonnable simpliciter

 

[16]           Je souscris à l’observation des demandeurs en me fondant sur une abondante jurisprudence confirmant que la norme de contrôle indiquée en matière de décisions relatives à la protection de l’État est celle de la décision raisonnable (voir p. ex. Chaves, précitée; Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 772, 2005 CF 634, au paragraphe 16; B.R. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. n337, 2006 CF 269, au paragraphe 17).

 

La décision de la Commission était-elle raisonnable?

[17]           Les demandeurs soutiennent que la décision de la Commission n’était pas raisonnable parce que les auteurs des actes d’extorsion et de voies de fait, ainsi que des menaces ayant été proférées contre eux, sont des agents de police. En outre, la preuve documentaire indique clairement que les services de police, ainsi que l’appareil judiciaire et les autres services de sécurité au Pérou, sont corrompus et inefficaces en dépit des efforts faits pour assainir le système. Enfin, les demandeurs allèguent que la Commission a commis une erreur en leur imposant un fardeau déraisonnable du fait qu’elle ait énuméré plusieurs institutions auprès desquelles ils auraient pu obtenir réparation.

 

[18]           Il convient de citer les propos de la Commission tirés de la version originale de ses motifs :

 [. . .] D’ailleurs, plusieurs institutions ont été mises en place pour permettre aux personnes lésées de déposer des plaintes.

 

En effet, bien que le tribunal reconnaisse que le système n’est pas parfait, le demandeur principal avait la possibilité de se présenter non pas à son commissariat local dont les supposés policiers véreux dépendaient, s’il ne lui faisait pas confiance, mais à plusieurs autres endroits tous avec des bureaux à Lima, le siège du gouvernement.

 

Entre autre, à n’importe quel commissariat de police ou au bureau du procureur général, au bureau de l’inspection générale de la police nationale ou au bureau du Ministère public, chez le Protecteur du citoyen, au bureau de l’Ombudsman et enfin, au bureau du procureur chargé d’éliminer la corruption.

 

 

[19]            En l’espèce, la Commission pouvait légitimement conclure, compte tenu du présent contexte, que les demandeurs n’avaient pas épuisé tous les recours possibles offerts par l’État. De plus, la Commission pouvait raisonnablement considérer comme insuffisante l’explication du demandeur principal quant aux raisons pour lesquelles il avait attendu à la dernière minute pour porter plainte, sachant très bien que lui et son épouse quitteraient le pays pour venir au Canada quelques jours plus tard. Le demandeur n’a pas donné à l’État la possibilité d’assurer sa protection.

 

[20]           Bien qu’une distinction puisse être établie entre les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n 772, 2005 CF 634, je suis d’avis que les mêmes principes s’appliquent dans les deux cas. Dans l’affaire Mendoza, les demandeurs avaient été torturés par les autorités policières péruviennes, et leur demande d’asile au Canada avait été refusée au motif qu’ils ne s’étaient nullement réclamés de la protection de l’État. Dans la présente affaire, les demandeurs ont effectivement porté plainte mais, étant donné qu’ils l’ont fait si tardivement et quelques jours seulement avant leur départ, il est raisonnable de conclure qu’ils n’ont fait aucun véritable effort pour se réclamer de la protection de l’État.

 

[21]           C’est la raison pour laquelle j’ai suivi le raisonnement de mon collègue le juge Yves de Montigny qui s’est ainsi exprimé aux paragraphes 26 à 29 de la décision Mendoza, précitée: 

[26]     En l’espèce, le demandeur a déclaré qu’il n’avait pas demandé la protection des autorités. Dans ses motifs, la Commission a expliqué que le demandeur craignait de le faire parce qu’il avait été victime de vol par un policier corrompu. Cela correspond tout à fait à la transcription du témoignage du demandeur devant la Commission et cela montre, selon moi, que cette dernière a bel et bien pris en considération l’application possible de l’article 97 de la LIPR.

 

[27]     Cela signifie-t-il que la Commission a conclu à tort que le demandeur aurait dû faire davantage pour obtenir la protection de l’État, compte tenu des circonstances et du fait qu’un policier était peut-être bien impliqué dans l’extorsion? Étant donné que le Pérou est doté d’un gouvernement qui contrôle de manière effective son territoire et que la preuve documentaire qui montre qu’il règne un certain degré de corruption au sein des corps policiers mais que les auteurs d’actes illégaux sont traduits en justice et font face à de sévères sanctions, il n’était assurément pas déraisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur n’avait pas fait d’efforts raisonnables pour chercher protection auprès des autorités de l’État.

 

[28]     Le demandeur aurait pu parler à un policier d’un rang supérieur, il aurait pu se rendre à un autre poste de police, ou il aurait pu communiquer avec un avocat ou un groupe de défense des droits de la personne (Kadenko c. Canada (MCI), précité; Obi c. Canada (MCI), [2005] A.C.F. no 400; Barkai c. Canada (MEI), [1994] A.C.F. no 1417). Ce n’est pas comme si les corps policiers dans leur ensemble étaient impliqués dans un régime d’extorsion ou que des agents de haut rang avaient averti le demandeur de ne pas communiquer avec la police ou de ne pas parler de l’incident.

 

[29]     Compte tenu de la preuve, il était tout à fait raisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de la capacité de l’État de le protéger. Il lui incombait d’établir qu’on l’avait physiquement empêché de solliciter l’aide de son gouvernement ou que ce dernier, d’une certaine façon, ne voulait pas ou ne pouvait pas la lui assurer. Il a plutôt choisi de ne rien faire ou de ne rien dire.

 

[22]           Il est demandé à la Cour d’annuler la décision de la Commission, ce qu’elle aurait accepté de faire si cette décision n’avait pas été rendue sans fondement rationnel. Ce qui n’est manifestement pas le cas en l’espèce. L’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

 

[23]           Les parties n'ont pas proposé de question aux fins de certification.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

 

 

 « Michel Beaudry »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet,  LLB, BCL


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                            IMM-494-07

 

INTITULÉ :                                                                           JORGE VICTOR HUERTAS TORRES et

GLIRIA JUANA LEON FLORES DE HUERTAS

                                                                                                c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 28 août 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                                  Le juge Beaudry

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 31 août 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Giovanna Allegra                                                                      POUR LES DEMANDEURS

                                                                                               

 

Alexandre Tavadian                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Maguy Hachem (stagiaire)

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Allegra & Manglaviti                                                                 POUR LES DEMANDEURS Montréal (Québec)

 

John Sims, c.r.                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

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